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Comparant La Peste et le roman La Maladie Blanche (Bílá nemoc, 1937) de Karel Čapek, Susan Sontag met en exergue un renouveau dans l’écriture de la peste lorsqu’elle op-pose la « lourdeur » didactique du romancier tchécoslovaque à « l’utilisation beaucoup moins littérale de la peste » chez Camus :

Cette peste n’est pas vengeresse, Camus ne s’élève contre aucun mal, ni la corruption, ni la tyrannie, même pas le caractère mortel de l’être humain. Cette peste n’est ni plus ni moins qu’un événement exemplaire, l’irruption de la mort qui donne tout son sérieux à la vie. L’utilisation de la peste par Camus, davantage épitomé que métaphore, est détachée, stoïque, lucide – libre de tout jugement moral.1

Plus question d’incriminer Dieu ou d’estimer que la société a favorisé l’avènement du mal : l’épidémie n’est qu’un des visages de la mort, à laquelle tous les hommes sont voués. Et si l’explication religieuse et morale est déconstruite, S. Sontag laisse entendre qu’elle n’ouvre pas la voie à d’autres interprétations. La peste n’est pas un signe, elle ne dévoile rien d’autre que la finitude de l’homme, contre laquelle il serait vain de s’élever. Ces propos demanderaient à être nuancés dans la mesure où S. Sontag récuse la dimension métaphorique et argumentative de l’œuvre2. Mais son analyse permet de comprendre en quoi la mise en scène d’une épidémie convient parfaitement à l’illustration de la philosophie de l’Absurde.

Comme le soulignait notre premier chapitre, l’épidémie constitue une énigme et, à ce titre, elle active chez l’individu une quête herméneutique. Néanmoins, parce que rien ne vient justifier un tel déchaînement de violence et que la peste interdit toute emprise, l’épidémie fait surgir cette « confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde »3 que Camus nomme « sentiment de l’absurde ». L’homme qui demande raison au monde se heurte nécessairement à son non-sens radical éprouvant alors un sentiment d’« étrangeté ». Aussi n’est-il pas anodin que l’adjectif « grotesque » soit utilisé pour qualifier les deux victimes de l’épidémie : l’enfant du juge Othon et le chanteur d’opéra. Bien que les deux scènes d’agonie se distinguent par leur ton, le corps du pestiféré se trouve en quelque sorte privé de son humanité. D’après Wolfang Laiser,

1 Susan Sontag, Le Sida et ses métaphores [1978], trad. de l’anglais par Brice Matthieussent, Paris, Christian Bourgeois, 1988, pp. 76-77.

2Nous reviendrons sur la pensée de Susan Sontag dans la partie II.

3Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, OC I, p. 238.

Le monde du grotesque est - et n’est pas - notre propre monde. La façon ambiguë dont il nous atteint vient du fait que nous sommes conscients que le monde familier en apparence harmonieux est rendu étranger sous l’effet de forces abyssales qui le brisent et font voler en éclats sa cohérence.1

Qualifier le corps agonisant de « grotesque », c’est dévoiler son inquiétante étrangeté, révéler cet écart béant entre l’homme et le monde. Les deux corps frappés par la peste se figent dans une distorsion déconcertante, presque ridicule, suggérant que l’épidémie crée une expression unique par-delà la diversité des êtres et des circonstances. Loin d’être une victoire sur la peur cosmique comme l’était la carnavalisation étudiée par Bakhtine, l’aspect carnavalesque des corps fait éclater le caractère dérisoire de la condition humaine.

Dès lors, comment vivre « sans appel »2 ? L’absence de fondement risque de rendre les conduites équivalentes et les valeurs inutiles au point qu’il devienne indifférent de

« tisonner les crématoires ou de se dévouer à soigner les lépreux »3. Pouvant mener au repli sur soi et au nihilisme, ce divorce avec le monde risque également de générer des

« esquives »4 telles que le suicide, l’espoir ou la religion. Or, l’homme qui peut encore croire en Dieu après avoir été saisi par le silence du monde se berce dangereusement d’illusions :

« La pensée est toujours en avant. Elle voit trop loin, plus loin que le corps qui est dans le présent. Supprimer l’espérance, c’est ramener la pensée au corps »5. Puisque le monde n’offre pas de fondement, l’homme doit le trouver en lui-même et en lui seul. Loin d’une vision chrétienne transcendantale, la conception moderne immanentiste réinscrit l’existence humaine dans le monde terrestre. Dès lors, la thématique épidémique fait sens : faire de l’homme un pestiféré, c’est rendre au corps une place primordiale dans l’expérience existentielle.

Pourtant, l’absurde peut ne pas être perçu tant sa découverte implique que l’homme soit sensible à l’absence de réponse :

Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le“pourquoi”

s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement.6

Ces Oranais « sans soupçons » (12) sont-ils des individus qui n’ont pas encore entrepris une quête de sens ou des êtres qui, ayant été confrontés à l’obscurité du monde, font le choix du

1 Wolfang Laiser, The Grotesque in Art and Litterature, trad. de l’anglais par Ulrich Weistein, Gloucester, Mass: Pater Smith, 1968, p. 37. Cité dans Béatrice Bonhomme, La Mort grotesque chez Giono, Paris, Nizet, 1996, p. 37.

2 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, OC I, p. 255.

3Albert Camus, L’Homme révolté, OC III, p. 65.

4Albert Camus les expose dans le chapitre « L’Homme absurde » du Mythe de Sisyphe, OC I, pp. 265-282.

5 Albert Camus, Carnets 1935 – 1948, OC II, p. 863.

6 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, OC I, p. 227.

déni et de l’aveuglement, préférant se mentir pour ne pas envisager la révolte ? Une chose est sûre : l’épidémie est le visage que choisit l’absurde pour s’imposer à eux. Cette

« abstraction » génère une routine cyclique et morose qui exhibe la misère de la condition humaine : comme l’absurde, « la peste, ça consiste à recommencer » (167). Omniprésente et omnipotente, envahissante et incontrôlable, la peste soumet les hommes au châtiment de Sisyphe en qui Camus voit l’incarnation de l’homme pris dans les rouages du destin. De la répétition des habitudes naît la lassitude qui apparaît à la fois comme l’aboutissement d’une vie machinale et l’aube d’une lucidité nouvelle. Reconnaître la vanité de notre existence, c’est dans un même mouvement accéder à la conscience tragique et à la sagesse.

Face à la peste-absurde, l’humanité dépeinte dans La Peste est à la fois victime et responsable, à défaut d’être coupable. Relativisant le poids de la culpabilité qui pèse sur le monde chrétien, Camus ébauche l’image nuancée d’un homme à la fois faillible et perfectible, capable de lucidité comme d’aveuglement. À l’ancien régime du mal (homme fautif, Dieu vengeur, monde mauvais)1, Camus substitue donc un nouveau régime : homme responsable, Dieu silencieux, monde à construire. Permettant de penser la condition humaine, La Peste se présente également comme un regard sur les années d’Occupation. Si le XXe siècle a vu se multiplier les représentations cryptées d’une réalité socio-politique problématique, aucun romancier avant Camus (à notre connaissance du moins) n’avait mené un tel projet allégorique2.

2) La Peste, une « transcription de l’histoire » (E. Bouju)

Pour le lectorat de 1947, cette histoire de peste est vite apparue comme un prétexte pour évoquer autre chose, à savoir la période d’Occupation. Aussi peut-on parler à la suite d’Emmanuel Bouju d’une « transcription de l’Histoire », et non d’une écriture de l’Histoire, au sens où Camus passe par un autre événement pour tenter d’approcher l’événement histo-rique. Se référant au modèle d’« une musique de l’expérience transcrite dans l’instrumentalité de l’écriture romanesque », « le roman réplique à l’expérience dans son langage propre, par

1 Nous nous référons ici à l’analyse de Françoise Hildesheimer dans Fléaux et société : de la Grande Peste au choléra. XIVe – XIXe siècle, Paris, Hachette, 1993.

2 Dans notre introduction, nous évoquons quelques œuvres susceptibles d’évoquer leur contexte d’écriture mais toutes sont postérieures à 1942.

harmonie moins imitative que transfiguratrice »1. L’expression convient particulièrement pour définir ce travail de transfiguration de l’expérience historique auquel procède la fiction qui en accueille les traces : « déplacement » et « nouvelle coordination » caractérisent ce processus d’« adaptation d’une architecture à une autre »2 qui relève chez Camus d’une opération de cryptage des données historiques. Pour assurer cette transposition, le récit est sous-tendu par un jeu analogique qui associe fiction et réel par le biais d’un entrelacement de l’épidémie et des traces d’une histoire récente qui coïncide avec le temps de l’écriture. Dès lors, la lecture s’apparente à « une remontée, un retour sur les temps et le lieu de l’histoire, refigurés »3.