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Si le terme « occupation » n’est jamais employé dans le roman, on trouve quelques références à la guerre, intégré dans des jeux analogiques qui rapprochent ces deux réalités :

Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. (45)

Et si on leur annonçait un résultat, ils [les bénévoles des formations sanitaires] faisaient mine de s’y intéresser avec cette indifférence discrète qu’on imagine aux combattants des grandes guerres, épuisés de travaux, appliqués seulement à ne pas défaillir dans leur de-voir quotidien et n’espérant plus ni l’opération décisive, ni le jour de l’armistice. (194)

Quand le propos se voudrait général, le lecteur de 1947 n’a pas manqué de percevoir dans l’épidémie un écho aux S.S., aussi connus sous le nom de « peste brune ». Par ailleurs, le jeu d’équivalence et de substitution naît d’allusions parsemées dans le texte, certaines situations propres à la quarantaine pouvant être transposées dans un contexte de guerre. L’usage du télé-phone et l’échange épistolaire sont presque impossibles, comme c’était le cas pendant la guerre pour toute communication en direction de la zone libre. Dans la ville en quarantaine, le marché noir se développe, le couvre-feu est instauré, les tentatives d’évasion se multiplient.

Quant à la libération de la ville le 25 janvier, elle évoque la liesse populaire du 25 août 1944.

Enfin, l’attentisme des Oranais pourrait être à l’image de la naïveté des humanistes occiden-taux qui ont laissé la situation internationale se dégrader dans les années 30 : « Quand la guerre éclate, les gens disent : “Ça ne durera pas, c’est trop bête”. Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l’empêche pas de durer. » (45). Tout porte à croire que derrière la généralité des propos, c’est l’atmosphère de la « drôle de guerre » qui est dépeinte.

1 Emmanuel Bouju, La Transcription de l’histoire, Essai sur le roman européen de la fin du XXe siècle, op.cit., p. 15.

2Idem.

3Ibid., p. 17.

Cette première lecture de l’œuvre mérite une attention particulière, conformément aux théories de H.R. Jauss qui trouve dans l’étude de « l’horizon d’attente de son premier public »1 un moyen efficace de juger de la nouveauté, de l’importance et de l’impact d’une œuvre au moment de sa parution. D’après Camus lui-même, « le contenu évident de La Peste est la lutte de la résistance européenne contre le nazisme »2. Dès lors, les formations sanitaires volontaires créées par Tarrou seraient à l’image de la résistance : pour pallier l’inefficacité des autorités officielles, les bénévoles font le choix de combattre le fléau car à leurs yeux, « il faut être fou, aveugle ou lâche pour se résigner à la peste » (132). Si la « collaboration » active n’est pas vraiment présente dans le roman, on peut néanmoins voir en Cottard une figure du profiteur, lui qui, sous le coup d’une inculpation (Grand le soupçonne d’avoir quelque chose à se reprocher), se réjouit du surgissement du fléau. Son arrestation finale constitue un possible reflet de certains épisodes de l’épuration.

Insistant sur la responsabilité du gouvernement de Vichy dans l’Occupation, Jennifer Stafford Brown interprète le choix de la peste – maladie médiévale par excellence – comme une volonté de la part de Camus de dénoncer « l’esprit médiéval »3 promu par le régime pé-tainiste. Camus reprendrait l’imaginaire politique de cet « idéal d’une France néo-médiévale » pour le détourner et en dénoncer le caractère obscurantiste et archaïque, comme en témoi-gnent ces propos de 1942 :

L’intelligence moderne est en plein désarroi. La connaissance s’est distendue à ce point que le monde et l’esprit ont perdu tout point d’appui. C’est un fait que nous souffrons de nihilisme. Mais le plus admirable ce sont les prêches sur les “retours”. Retour au Moyen Âge, à la mentalité primitive, à la terre, à la religion, à l’arsenal des vieilles solutions.4

Aux discours promouvant un passé glorifié et des valeurs traditionnelles (Travail, Famille, Patrie), Camus répond par un inquiétant tableau du retour de ces valeurs désuètes. En ce sens,

« La Peste, en tant que dystopie médiévale, représente un prolongement ironique de la poli-tique de Vichy : Camus a exploré ce qui pourrait arriver si le retour prôné par Pétain se

1 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, trad. de l’allemand par Claude Maillard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1978, p. 49.

2 Albert Camus, « Lettre à Roland Barthes sur La Peste », 11 janvier 1955, dans « Appendices à La Peste », OC II, p. 286.

3 « Reasons behind Camus’s choice of this particular imagery for contemporary, war-torn France have to do with his reactions to the political realities he saw around him, but perhaps even more with his reactions to fascist and Vichy use of the medieval trope ». (nous traduisons). Jennifer Stafford Brown, « Prison, Plague, and Piety : Medieval Dystopia in Albert Camus's La Peste », Emmanuelle Anne Vanborre (dir.), The Complexity of Camus‘s Writing, Palgrave Macmillan (USA), 2012, p. 137.

4Albert Camus, Carnets 1935-1948, OC II, p. 948. Cité par Jennifer Stafford, art.cit., pp. 137-138.

crétisait, en dépeignant l’incursion du médiéval dans une cité moderne »1. En ce sens, le ser-mon de Paneloux fait écho aux discours de Pétain sur les raisons de la défaite française :

L’Église a rejoint Pétain dans l’idée que la défaite française contre les Allemands était une punition contre les péchés collectifs du pays. Cependant, les dirigeants de l’Église considéraient cette défaite moins comme la conséquence d’un refus du sacrifice, que comme une punition pour l’agnosticisme de la nation.2

Paneloux représenterait donc ces évêques qui en 1940 culpabilisaient la population et invi-taient à la pénitence. Confirmant l’idée d’une représentation du régime de Vichy, Jeanyves Guérin souligne que l’inertie administrative à Oran est à l’image de l’effondrement de la Troi-sième République puisque l’État bureaucratique, enclin à l’obéissance jusqu’à l’aberration et la bêtise, illustre bien ce « culte de la fonction publique », cette élévation de « la discipline au rang d’une véritable mystique »3. Parce que l’État prend des mesures pour empêcher que la population n’incrimine l’administration, Jeanyves Guérin associe La Peste à un roman qui, quelques années plus tard, poussera plus loin la mise en scène de la politique totalitaire : 1984 de George Orwell. En privilégiant le principe d’humanité, Joseph Grand apparaît alors comme ce fonctionnaire exemplaire, ce « héros » – pour reprendre les termes de Rieux – encore sou-cieux d’agir pour le bien commun. Par le jeu de l’analogie, il incarnerait alors « ceux qui, dans l’administration, enterrèrent des dossiers, fabriquèrent des faux papiers, prévinrent des Juifs ou des résistants menacés »4.

Finalement, la guerre s’inscrit non pas dans le « non-représentatif » mais dans le

« non-linguistique. Ou plus exactement, dans le non-énonçable quoique virtuellement énon-ciable »5. Reposant sur une figure in absentia qui émerge au gré des substitutions, La Peste porte en germe des énoncés virtuels dont l’actualisation requiert la coopération du lecteur. Le texte pourrait n’être que le récit d’une épidémie dans les années 1940 : seule la perception de ces indices par un lecteur avisé capable d’y reconnaître une réécriture codée de l’Histoire peut conférer à l’œuvre toute sa portée argumentative.

1 « La peste, as a medieval dystopia, represents an ironic extension of Vichy politics: Camus explored what might happen if the “return” preached by Pétain actually took place, and wrote his vision of a medieval incursion into a modern city » (nous traduisons). Ibid., p. 152.

2 « The church joined Pétain in the belief that France’s defeat by the Germans was a punishment for the coun-try’s collective sins. Church leaders saw the defeat less as a result of French repugnance for self-sacrifice, how-ever, and more as a punishment for French agnosticism as a nation. » (nous traduisons). Ibid., p. 144.

3Jeanyves Guérin, Albert Camus. Littérature et politique, op.cit., p. 173.

4Idem.

5Catherine Dana, Fictions pour mémoire. Camus, Perec et l’écriture de la Shoah, Paris, L’Harmattan, 1998, p.

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