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Un corpus d’épidémies fictives mais vraisemblables

Le roman est vite apparu comme le genre le plus adapté pour analyser le dialogue des imaginaires sociaux, littéraires et historiques. Si l’imaginaire de l’épidémie y acquiert une amplitude singulière, c’est d’abord parce que l’écriture romanesque permet l’oscillation entre l’individuel et le collectif, ainsi que la prise en compte de personnages variés qui sont autant de positions dans l’espace-temps et de regards sur le monde. Étudiant ce genre impur capable de se laisser contaminer par les discours du monde, Bakhtine a fait du roman l’espace privilé-gié du dialogisme, avant que Barthes, Kristeva ou Sollers n’en fassent un trait spécifique et définitoire du littéraire. À cela s’ajoute la possible insertion d’ « îlots référentiels »1 (Searle) au sein d’un univers fictionnel dont Thomas Pavel a montré qu’il est toujours un « monde possible »2, à la fois semblable et différent du nôtre, exigeant dans le même temps identifica-tion et mise à distance.

Si l’on considère la crise comme un moment décisif où la situation bascule3, le ro-man permet d’en rendre compte. D’une part, la spécificité de la temporalité roro-manesque, telle que l’a analysée Ricœur, permettrait au roman de refléter l’évolution de la crise – sa nais-sance, ses phases, sa disparition –, de dépeindre un présent oscillant entre urgence et attente, mais aussi de rendre compte d’un rapport nouveau au passé et à l’avenir. Il se pourrait que

« contrairement à la poésie qui croit n’avoir de comptes à rendre qu’à elle-même et toujours au présent, le roman [sache] avoir affaire à Autrui et au temps dans ses trois compo-santes :présent, passé, futur »4. D’autre part, si l’on en croit Lukács, « la problématique qui concerne la forme romanesque est le reflet d’un monde disloqué »5 : la prose libérée, éclatée, fragmentée du roman permettrait de retranscrire au mieux l’expérience d’une crise qui brouille les repères et nuit à la lecture du monde. C’est pourquoi la question se posera de sa-voir si l’écriture contemporaine de l’épidémie ne se trouve pas contaminée par son objet.

1John R. Searle, Sens et expression : Études de théorie des actes de langage [1979], Trad. de l’anglais par Joëlle Proust, Paris, Minuit, 1982, p. 62.

2 Thomas Pavel, L’Univers de la fiction [1986], Paris, Seuil, Coll. « Poétique », 1988.

3 Notons que la crise est un terme médical désignant le « changement subit, souvent décisif, favorable ou défavorable, du cours d’une maladie ». (Dictionnaire Larousse).

4 Jean-Claude Montel, La Littérature pour mémoire, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Perspectives », 2000, p. 17.

5 Georg Lukács, La Théorie du roman [1920], Trad. de l’allemand par Jean Clairevoye et suivi par « Introduction aux premiers écrits de Georg Lukács par Lucien Goldmann », Paris, Denoël, 1968, p. 12.

Quant au choix d’un corpus contemporain, il découle d’une fréquentation des œuvres, et non d’un découpage établi a priori. Alors que nous avions initialement envisagé un corpus de récits d’épidémie couvrant toute la seconde moitié du XXe siècle, la production de la période 1960-1980 nous a semblé relativement maigre. Si dans les décennies 1940-1950, on recense plusieurs romans consacrés à l’épidémie - Le Hussard sur le toit, La peste, I am Le-gend, Le Nain1 - les décennies 1960-1970, à notre connaissance, n’ont donné naissance qu’à deux récits d’épidémie : Le Sixième Jour d’Andrée Chédid (1960) et La Caverne des pestifé-rés (1978-1979) de Jean Carrière, ce dernier s’intéressant à l’épidémie de choléra qui frappa la France en 1835. Dans cette même décennie, deux romans paraissent sous le titre L’Épidémie : l’un d’eux du grec Andreas Frangias (1972), l’autre du québécois André Major (1975), roman sous-titré « Histoire de déserteurs ». Ces deux romans ne parlent pas d’épidémie au sens propre mais celui de Frangias n’est pas sans lien avec notre étude puisque le titre renvoie au nom donné à l’ensemble des structures concentrationnaires, cadre fictif qui fait écho aux camps situés sur les îles grecques où furent déportés les démocrates et autres opposants au régime des colonels.

Nous avons donc envisagé de fixer le seuil du corpus en 1980, date qui s’avère d’autant plus pertinente qu’elle coïncide avec l’un des événements marquants de la décennie : l’apparition de l’épidémie du sida2. Nous verrons par la suite que la littérature qui en découle ne s’inscrit pas dans notre corpus principal mais que tout récit d’épidémie – de ces épidémies qui semblent désormais d’un autre temps – prend nécessairement pour arrière-plan cette crise nosologique inédite. En outre, un tel découpage rejoint les théories littéraires qui fixent en 1980 la naissance d’une littérature dite « postmoderne », un terme qui, selon Philippe Merlo-Morat, englobe « toute expression culturelle qui traduit la crise des valeurs de la modernité »3. On comprendra aisément l’intérêt de cette définition pour notre étude qui interroge les rap-ports entre la crise épidémique fictive, les crises du passé et la possible crise du contemporain.

Afin que les œuvres du corpus rendent compte d’un imaginaire de l’épidémie à la fois social et littéraire, nous avons mis de côté les épidémies trop réalistes ou trop invraisem-blables pour nous focaliser sur les épidémies fictives et vraiseminvraisem-blables. Aussi avons-nous

1 Notons que Camus connaît et apprécie ce roman, comme il l’affirme lors de la conférence de presse à Stockholm en 1957 : « Je me pense assez près, non seulement des œuvres, mais de l’expérience de l’un de vos écrivains, je veux dire Lagerkvist » (Albert Camus, « Appendices au Discours de Suède », OC III, p. 277).

2À titre indicatif, rappelons avec A. Nouss et J. Lévy que le sida n’est pas une maladie, mais un syndrome. Or la désignation du sida comme maladie « concourt à la mise en récit et à l’intelligibilité du phénomène. La notion de maladie entre en effet plus aisément dans le champ du connu, du symbolisable et du communicable que celle de syndrome dont la signification et l’origine demeurent obscures ». (Sida-fiction, op.cit., p. 23).

3Philippe Merlo-Morat, La Littérature espagnole contemporaine, PUF, coll. « Licence Langues », 2009, p. 257.

écarté de notre corpus principal trois types d’ouvrages : les romans de science-fiction, les ro-mans traitant d’une épidémie historique et la littérature du sida.

À n’en pas douter, l’épidémie est un thème de prédilection pour la science-fiction et les romans qui mettent en scène ces virus inconnus capables de transformer les humains en zombies abondent. Néanmoins, nous avons pris le parti de ne pas les retenir et ce, pour di-verses raisons : tout d’abord, la trop grande quantité de titres aurait rendu complexe la gestion du corpus. En outre, il nous semblait important, pour des raisons que nous développerons ulté-rieurement, que les « éléments saillants » du récit apparaissent comme « une modélisation acceptable d’événements et d’individus qui pourraient trouver place dans un récit historique situé dans le même univers »1. Même si nous ne doutons pas que les univers virtuels puissent constituer une transposition de notre monde, notre corpus privilégiera les épidémies « natu-relles » qui se veulent soit réelles (scientifiquement reconnues), soit vraisemblables. Ces épi-démies d’origine naturelle s’opposent alors aux virus de la science-fiction cultivés en labora-toire ou créés dans des centrales nucléaires et dont la propagation relève soit d’une erreur hu-maine, soit d’une guerre chimique et biologique. Alors que la science-fiction nous plonge d’emblée dans la fiction, les récits d’épidémie du corpus prétendent immerger le lecteur dans un espace situé entre univers romanesque et ancrage référentiel. Ce souci de l’entre-deux jus-tifie la deuxième restriction du corpus : celle des romans historiques consacrés à une épidémie réelle.

Bien que les écrivains de fiction s’inspirent toujours, de près ou de loin, de faits his-toriques, nous n’intègrerons au corpus que les œuvres qui ne mentionnent aucune date ou dont le cadre ne renvoie à aucun épisode épidémique identifiable. Ceci explique la mise à l’écart d’ouvrages tels que La Caverne des Pestiférés (écrit en 1978-1979, il est proche du « seuil » du corpus) ou L’Été de l’Île de Grâce (1993) dans lequel Madeleine Ouellette-Michalska re-trace l’épidémie de typhus qui frappa en 1847 les migrants irlandais venus s’installer au Qué-bec. Parce que toute entreprise historiographique doit s’imposer le respect des faits établis, la fiction d’épidémie semble plus libre et donc plus pleinement signifiante pour notre propos. Un travail de comparaison entre ce roman historique et le récit fictif sera toutefois mené afin d’établir la spécificité de la stratégie allégorisante.

Enfin, nous avons décidé d’exclure la littérature du sida en raison de la valeur réfé-rentielle de récits qui relèvent bien souvent du témoignage ou de l’autofiction, comme chez Hervé Guibert. Il s’ensuit que le sida est plus souvent présenté comme une maladie

1 Jean-Pierre Esquenazi, La Vérité de la fiction : comment peut-on croire que les récits de fiction nous parlent sérieusement de la réalité ?, Paris, Hermès Science Lavoisier, 2009, p. 124.

duelle que comme une épreuve collective d’épidémie1. De plus, s’il est pertinent de mettre au jour l’imaginaire qu’a suscité le sida, n’est-il pas inconvenant, comme le souligne S. Sontag, de traiter le sida comme une maladie suffisamment abstraite pour qu'elle devienne le signe d'autre chose, l'image de quelque chose qui ne relève plus seulement du domaine patholo-gique ? Pourtant, notre corpus inclut un roman de Juan Goytisolo qui traite du sida tout en échappant aux limites que nous avons établies. Parce qu’en tant qu’homosexuel il fut perçu comme un membre des « groupes à risque », l’écrivain espagnol nous parle du sida comme d’une épreuve personnelle qui frappa des gens qui étaient de ses amis2. Mais dans Las vir-tudes del pájaro solitario, le sida apparaît véritablement comme une épreuve collective. En outre, la dimension référentielle de l’épidémie – jamais nommée – est mise à mal par la déme-sure et l’extravagance des symptômes qui ne coïncident pas avec la réalité de la maladie, autorisant une lecture figurale, métaphorique des faits.

Au fait que notre corpus principal ne puisse inclure que des romans consacrés en ma-jeure partie à une épidémie s’est ajoutée la contrainte de la compétence linguistique qui limite notre champ d’étude aux domaines francophones, hispanophones, anglophones et lusophones.

D’où un corpus principal composé des œuvres suivantes :

- El amor en los tiempos del cólera (1985) du colombien Gabriel García Márquez.

- Las virtudes del pájaro solitario (1988) de l'écrivain espagnol Juan Goytisolo3. - Ensaio sobre a cegueira (1995) du portugais José Saramago4.

- La Quarantaine (1995) de Jean-Marie Gustave Le Clézio5. - A Prayer for the Dying (1998) de l'américain Stewart O’Nan6.

1 Alexis Nouss et Joseph Lévy dégagent deux grandes tendances dans la littérature du sida, que les romans sacrifient à une inspiration intimiste ou à une préoccupation davantage socio-politique. Le corpus français coïncide avec la première catégorie quand la deuxième regroupe des romans américains tels que Plague d’Edwin Clark Johnson, Eighty-Sixed de David Feinberg, Gentle Warriors de Geoffrey Mains ou Afterlife de Paul Monette.

2 Le « pájaro » renvoie au terme cubain pour désigner les homosexuels qui, comme le rappelle le roman, subirent de violentes persécutions : « celui [cet oiseau] que le gouverneur de notre très fidèle île de Cuba a ordonné récemment d’arrêter et d’encager à La Havane »2 (103).

3 Particulièrement complexe, le roman ne se laisse pas aisément résumer. On pourrait toutefois y voir l'histoire d'hommes accusés d'être porteurs d'un virus (le sida est évoqué mais l’épidémie présente de multiples visages) et obligés par le gouvernement de se déguiser en oiseaux avant d'être mis en cage et soumis au regard moqueur de la foule.

4 Si le titre signifie Essai sur l'aveuglement, il a été traduit en français par L'Aveuglement. Le roman met en scène une ville affectée par une épidémie de cécité, à l'exception de la femme d'un ophtalmologiste.

5 Le roman retrace l'histoire de deux frères qui voguent en direction de leur terre natale, l'Ile Maurice. Mais des cas de variole se déclarent et les passagers du bateau, à savoir des Européens et des esclaves indiens, se retrouvent bloqués sur une île. Au cours de cette quarantaine, l'un des frères tombe amoureux d'une jeune Indienne.

6 Il s'agit d'un récit à la deuxième personne qui nous plonge dans la conscience d'un ancien soldat de la guerre de Sécession. Reconverti en pasteur, shérif et embaumeur d'une petite ville américaine, Jacob Hansen est un homme

L’épidémie y occupe une place variable : ce thème prédomine chez Le Clézio, Saramago et O’Nan, devenant l’événement autour duquel se déploient les autres thèmes tels que l’amour, la politique, le rapport à autrui. En revanche, l’épidémie est un motif secondaire chez Goytisolo et García Márquez où elle apparaît comme une menace sourde qui contamine l’intrigue.

Bien qu’ils ne répondent pas aux critères du corpus principal, trois romans feront l’objet d’une analyse détaillée tant ils éclairent le sens des œuvres du corpus. Parce que nous faisons l’hypothèse qu’il constitue un modèle esthétique et éthique pour les contemporains, nous ne pourrions nous dispenser d’une étude approfondie de La Peste (1947) de Camus.

Dans la première partie de ce travail, nous expliquerons notamment en quoi ce roman peut être considéré comme un intertexte privilégié pour des auteurs qui sont tous des lecteurs, voire des admirateurs, de Camus.

Même si le roman ne présente qu’un épisode de « peste del olvido » et de « peste del insomnio », Cien años de soledad (1967) de García Márquez permettra un éclairage sur El amor en los tiempos del cólera1 : l’épidémie hautement symbolique d’endormissement et de perte de mémoire ainsi que les nombreuses références historiques tendent à expliciter les enjeux d’une épidémie de choléra qui, bien qu’annoncée dans le titre, s’avère étrangement discrète. En outre, Cien años de soledad pourra apporter un éclairage sur Ensaio sobre a Cegueira, dans la mesure où l’épisode de « peste de l’oubli » s’inscrit dans le « réalisme magique »2 dont Saramago, inventeur de l’épidémie de cécité, se veut l’héritier.

très pieux qui se présente de prime abord comme un vétéran ayant réussi à se réintégrer dans la société.

Cependant, la ville est frappée par la diphtérie et la violence de l'épidémie fait renaître tous les souvenirs de guerre. Le lecteur découvre alors que cet homme a commis un acte de cannibalisme pendant la guerre. Le retour du refoulé finit par lui faire perdre la raison, le poussant même à avoir des relations sexuelles avec le cadavre de sa femme.

1 Caroline Lepage confirme cette filiation entre les deux romans. Faisant de Cien años de soledad la matrice de l’œuvre de García Márquez, elle estime qu’après 1967, les discours (souvenirs familiaux, légendes régionales, obsessions personnelles, fantaisies créatives) qui irriguaient Cien años de soledad « perdurent dans des motifs, des thèmes et des figures identiques, qu’il faudra lire comme des variantes à peine modifiées pour que Macondo survive, malgré l’apocalypse des dernières pages ». (Caroline Lepage et James Cortès Tique, Lire Cien años de soledad, voyage au pays macondien. Paris, PUF, coll. « CNED », 2008, p. 9)

2 Pour Angel Flores, le « realismo mágico » désigne un courant littéraire caractéristique de la nouvelle littérature hispano-américaine. Il correspond à un refus du réalisme au profit d’un amalgame entre la réalité et la

« fantasía » (terme que l’on peut traduire par « fantaisie » mais aussi par « imagination »). La notion pose encore problème en raison des liens étroits qu’elle entretient avec « lo real maravilloso » et le fantastique européen. Il faut toutefois reconnaître l’originalité de ce courant qui met en jeu l’identité hispano-américaine et interroge les liens du continent avec les États-Unis et l’Europe. En outre, Alicia Llarena insiste sur le socle mythique et sur l’auto-reflexivité à l’œuvre dans les textes. Enfin, contrairement au fantastique, la coexistence de la réalité et de la fantaisie se veut non-conflictuelle, les auteurs parvenant à rendre crédible l’invraisemblable (A. Llarena parle d’un « proceso sistemático de verosimilización »). Alicia Llarena, « Un balance crítico: la polémica del realismo mágico y lo real maravilloso americano (1955-1993)”, Anales de literatura hispanoamericana. 1997, Nº 26, 1, pp. 107-118. [en ligne]

URL– revistas.ucm.es/index.php/ALHI/article/viewFile/ALHI9797120107A/23089 [consulté le 15 mars 2014].

Enfin, l’analyse de The Wall of the Plague (1984) de l'auteur sud-africain André Brink1 s’avèrera pertinente pour notre étude puisque l’analogie présente une logique inverse à celle du corpus : intervertissant le comparé et le comparant, le récit se focalise principalement sur les événements de l’apartheid, mais le titre et les analogies créées entre la situation sud-africaine et la peste provençale de 1720 soulignent la valeur métaphorique de l’épidémie.

Notons que l’ouvrage a initialement été écrit en afrikaans, langue que nous ne parlons pas.

Néanmoins, en assurant lui-même la traduction anglaise de son roman, Brink offre une œuvre qui se veut plus qu’une simple transcription. Comme il l’explique dans son essai Sur un banc du Luxembourg, chaque langue impose sa logique, sa capacité à prendre en charge l’émotion de façon plus ou moins convaincante, si bien que l’exercice de l’auto-traduction exige de

« repenser [l’œuvre] dans le cadre d’une nouvelle langue ; et, ce qui est peut-être plus important, de l’éprouver à nouveau »2. Parce qu’elle implique des changements de formes, de structures et la modification de certains épisodes qui ne « marchent pas »3 en anglais, nous considérerons donc la version anglaise – qui nous est accessible – comme une œuvre à part entière.

Nous l’avons indiqué : nous souhaitions que le récit fictif apparaisse comme une

« modélisation acceptable d’événements et d’individus », ce qui revenait à privilégier la vrai-semblance, interne certes, mais aussi externe. Or, sur ce plan, toutes les fictions du corpus ne se valent pas, du moins de prime abord. Le corpus présente en effet des épidémies de natures variées que l’on pourrait classer en fonction de leur dimension réaliste ou fantaisiste. Les épi-démies réalistes correspondent à la peste (Camus, Brink), la variole (Le Clézio), la diphtérie (O’Nan), le choléra (García Márquez) et dans une certaine mesure, au sida (Goytisolo). Dans Ensaio sobre a Cegueira, Saramago met en scène une épidémie de cécité blanche tout aussi fantaisiste et signifiante que l’épidémie d’insomnie et d’oubli qui frappe Macondo dans Cien años de soledad. Néanmoins, l’opposition entre réalisme et fantastique tend à se dissiper puisque le réalisme des symptômes est contrebalancé par une esthétique singulière tandis que les maladies invraisemblables acquièrent consistance et crédibilité au fil du récit. L’analyse qui va suivre vise à justifier l’intégration des deux œuvres relevant du « réalisme magique ».

1 The Wall of the Plague met en scène une jeune femme noire à l'époque de l'apartheid. Multipliant les conquêtes, elle fréquente notamment un homme Blanc nommé Paul. Ce dernier prépare un reportage sur la peste qui frappa la Provence en 1720.

2 André Brink, Sur un banc du Luxembourg, Essais sur l'écrivain dans un pays en état de siège [1982], Paris, Stock, Trad. de l’anglais par Jean Guiloineau, 1983, p.115.

3 Ibid., p.116.

Le traitement de la peste chez Camus confirme cette hypothèse. Pour mettre en scène cette épidémie fictive de peste bubonique qui dégénère en peste pulmonaire, Camus affirme s’être « fait une documentation assez sérieuse, historique et médicale, pour qu’on y trouve des

“prétextes”»1. Bien que « certaines modifications spécifiques du microbe ne coïncident pas avec la description classique » (42), on note dans La Peste un souci du détail dans la description des diverses manifestations et des différentes formes de la maladie : « fièvres avec inflammations locales », « ganglions très enflammés », « bouche tapissée de fongosités »,

« verdâtres, les lèvres cireuses, les paupières plombées, le souffle saccadé et court » (21),

« vomissant avec de grands arrachements une bile rosâtre », « deux taches noirâtres s’élargissaient à son flanc » (19). En outre, l’écrivain s’est inspiré de l’épidémie de typhus qui fit rage en 1941-1942 en Algérie, mais aussi et surtout des travaux d’Adrien Proust sur

« vomissant avec de grands arrachements une bile rosâtre », « deux taches noirâtres s’élargissaient à son flanc » (19). En outre, l’écrivain s’est inspiré de l’épidémie de typhus qui fit rage en 1941-1942 en Algérie, mais aussi et surtout des travaux d’Adrien Proust sur