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2.4) Des textes qui programment leur relecture

Les textes du corpus mettent donc en question nos habitudes de lecture, qu’il s’agisse de la confiance généralement accordée à un narrateur unique ou de notre désir de saisir plei-nement le sens d’un texte qui offrirait une clé pour toutes les énigmes qu’il génère. Pour ren-forcer les effets de glissement, les récits associent à la complexité du jeu narratif les sinuosités de l’architecture romanesque. Le texte est alors jalonné de « blancs » (Iser) qui constituent autant d’espaces d’indétermination que l’imagination du lecteur peut investir. Mises en abymes déroutantes et béances non résorbées travaillent les récits d’épidémie, invitant le lec-teur à une seconde lecture et, par conséquent, à une coopération dont on a montré l’importance dans le processus allégorique.

a-Des textes énigmatiques : fins ouvertes, zones d’ombre et résistance des textes Obligeant le lecteur à s'interroger sur le sens de l'œuvre, les récits ménagent ce que V. Jouve appelle, à la suite de M. Otten, des « lieux d'incertitude »2. Par contraste avec les

« lieux de certitude » offrant au lecteur une vision explicite qui permet d'apercevoir le sens général de l'œuvre, ces « lieux d'incertitude » engendrent des zones d’ombre, des résistances, si bien que la lecture est à la fois balisée par le texte et livrée à l’appréhension du lecteur.

Comme l’a montré Iser, plus les « blancs » du texte sont nombreux, plus « l’activité de construction »3 est intense. Alors que le roman à thèse sollicite le moins possible le lecteur afin d’imposer le bien-fondé de la thèse défendue, la multiplication des blancs et le choix

1Vincent Jouve, La Lecture, op.cit., p. 99.

2M. Otten, « La lecture comme reconnaissance », Français 2000, n° 104, 1982. Cité par V. Jouve, La Lecture, op.cit., p. 46.

3 Wolfgang Iser, L’Acte de lecture : théorie de l'effet esthétique, trad. de l’anglais par Evelyne Sznycer, Paris, Editions Mardaga, 1997, p. 323.

d’une structure en boucle participent d’une stratégie de désorientation du lecteur susceptible de maintenir sa vigilance.

Cette stratégie de désorientation se vérifie dans l’œuvre de Camus dont Les Carnets soulignent l’influence du roman noir et du roman à énigmes. Camus y exprime son souci de semer des indices, à commencer par une odeur de cigarettes : « Montrer tout le long de l’ouvrage que le narrateur est Rieux par des moyens de détective. Au début, odeur de cigarette. Et Rieux est le seul personnage qui fume »1. Même s’il renonce dans la version finale de La Peste à cette image du détective fumeur, il entretiendra jusqu’au bout le mystère autour de l’identité du narrateur, mystère qui constituera « le secret du livre, son retentissement et c’est ce qui devrait obliger à le relire, si le livre est réussi »2. À bien y réfléchir, tous les personnages de La Peste ont leur petit secret, même si lumière est généralement faite sur ces mystères. Les activités vespérales de Grand restent longtemps mystérieuses : « J’ai d’autres soucis » (28), dit-il à Rieux sans s’expliquer davantage et sans que le lecteur comprenne de quels tracas il s’agit. Plus loin, le même embarras et le même

« air de petit mystère » (52) entourent les expressions « un travail personnel » (41) et « Mes soirées sont sacrées » (51). Mais l’énigme est finalement résolue, tout comme celle de Tarrou qui se confie à Rieux sur la terrasse. Seul le mystère entourant la personnalité et les activités de Cottard perdure au-delà du texte. Menant des affaires louches, ce personnage entre dans le roman par un suicide manqué. Son arrestation finale donne lieu à une poursuite digne des films de gangsters dont il est friand. Camus affirmait d’ailleurs qu’il souhaitait cultiver l’énigme en prenant le personnage « à l’envers » et en ne révélant qu’à la fin « qu’il avait peur d’être arrêté »3. Plus qu’un thème, l’énigme constitue un principe de l’écriture camusienne.

Également porteurs d’énigmes qui ouvrent des béances dans le texte, les récits de Goytisolo, Saramago et Le Clézio récupèrent le schéma de l’enquête. Le modèle du roman policier est clairement exploité par Goytisolo lorsque le narrateur décide d’enquêter sur la mystérieuse disparition d’un homme :

J’ai décidé, dis-je, d’enquêter sur sa disparition comment, auprès de qui, par quels moyens ? […]

laisse tomber, dit l’autre, dans la situation où nous sommes, mieux vaut ne pas chercher à savoir, et fermer notre bec comme les autres.4 (58)

1 Albert Camus, Carnets 1935-1948, OC II, p. 978.

2 Lettre de Camus à Louis Guilloux, 27 décembre 1946, citée Œuvres Complètes, Essais, introduction par R.

Quilliot, textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 1164.

3 Albert Camus, Carnets 1935-1948, OC II, p. 978.

4 VPS, p. 51 : « resolví, dije, investigar su desaparición / Cómo, ante quién, con qué medios ? […] / Olvídalo, dijo, en la situación en que nos encontramos, lo mejor es no menearlo y callar la boca como los demás ».

Chez Saramago, l’absence de causalité apparente pour expliquer le sort singulier de la femme ne laisse pas de troubler le lecteur. Si aucune hypothèse n’est formulée au sein du roman, cette question fait l’objet d’une enquête policière dans Ensaio sobre a Lucidez (enquête dont n’émerge aucune explication satisfaisante). Dans La Quarantaine, l’enquête est menée par Léon, le narrateur du récit-cadre qui s’interroge sur la disparition du frère de son grand-père, Léon dit « le Disparu ». Si le lecteur a l’impression d’entrer en contact avec cet individu sen-sible, rebelle et marginal par le biais de la première personne, il ne doit pas oublier que le récit enchâssé relève d’un pur artifice. L’histoire est en effet reconstruite par l’enquêteur que l’on soupçonne d’avoir en partie inventé l’histoire de son ancêtre : « Je ne suis plus très sûr des détails, il me semble que j’ai rêvé tout cela, que j’y ai ajouté mes propres souvenirs […] » (21). Finalement, le modèle du roman policier, tel qu’il est réinvesti dans les récits, participe de la construction d’une allégorie (post)moderne : qu’elles soient différées, interrompues, ou sans issue, les enquêtes ne conduisent jamais à une vérité établie1. À l’instar des enquêteurs fictionnels, le lecteur s’empare hardiment du mystère de l’œuvre avant de se rendre compte que la vérité est troublante, inaccessible, ou plus encore, qu’elle est avant tout ce que nous voulons bien voir dans le texte.

Pour Goytisolo, l’énigme s’apparente à une nécessité de l’écriture, comme le rappelle Emmanuel Le Vagueresse : « Dire de L’Oiseau solitaire que c’est un “roman” sibyllin, ésoté-rique, délirant dont les lectures répétées n’épuisent ni les troublantes beautés, ni le mystère, c’est souligner l’hérésie principale que proclame Goytisolo, sa rupture radicale avec les idéo-logies dominantes et opposées de la tradition et de la modernité »2. L’énigme est un principe d’écriture qui hante jusqu’au style du roman comme en témoigne ce narrateur malicieux qui use du mystère inhérent à la périphrase pour mettre son lecteur à l’épreuve. Il teste ainsi sa culture, évoquant Champollion comme ce « falsificateur de génie [qui] eut l’idée de faire un rapprochement injustifié entre ces signes hiéroglyphiques et les textes grecs et démotiques inscrits sur une pierre aujourd’hui célèbre »3 (140). Notons que la référence à Champollion dans un roman qui se veut allégorique n’est peut-être pas anodine : Walter Benjamin rappelle dans son Origine du drame baroque allemand le lien entre la pratique allégorique et

1 Sur les enjeux du roman policier et sur la reprise du genre dans la littérature contemporaine, on lira avec profit l’ouvrage de Daniel Bergez et Frank Evrard, Lire le roman policier, Paris, Dunod, 1996.

2Emmanuel Le Vagueresse, Juan Goytisolo, Écriture et marginalité, op.cit., p. 157.

3 VPS, p. 126 : « otro falsificador genial ideó un cotejo gratuito entre sus signos jeroglíficos y los textos griegos y demóticos de una piedra hoy célebre ».

l’interprétation des hiéroglyphes égyptiens1. Mais au milieu des références culturelles plus ou moins évidentes, le narrateur insère des allusions plus difficilement identifiables : « son as-pect, sa silhouette, membres disproportionnés, cape, tignasse, chapeau, étaient identiques à ceux de la perverse héroïne du tableau (comment le peintre avait-il pu pressentir son irruption à quelques quatre-vingts ans de distance, c’est ce que je me demande) »2 (21). Toute la diffi-culté réside dans le flou de la description du tableau et dans l’identification de la période con-cernée car en l’absence de point d’ancrage, le déictique « quelques quatre-vingts ans de dis-tance » est vide de sens. La stratégie du narrateur consiste à employer des pronoms définis (« la perverse héroïne » « le tableau ») qui lui permettent de postuler une complicité intellec-tuelle avec le lecteur – du moins avec le lecteur modèle, puisque le lecteur réel ne peut qu’être dérouté par cette notation faussement référentielle. En somme, les zones de flottement et les blancs du texte ont la vertu de brouiller les pistes et de refuser tout accès à la vérité pour l’inscrire dans une quête permanente, dans un doute jamais résorbé.

Sans récupérer le modèle de l’enquête, Stewart O’Nan ménage aussi des zones d’ombre, renforcées par le choix de la deuxième personne qui permet de dissimuler la pro-blématicité du personnage. Bien que le protagoniste semble se dévoiler au fil du récit, le récit se charge d’opacités jusqu’à l’ultime énigme d’une fin ouverte. Le lecteur de A Prayer for the Dying doit retrouver les traces du passé, évaluer correctement leur valeur et faire preuve de vigilance pour échapper à l’appel du texte et à la contamination de la folie du narrateur. À la deuxième lecture, on découvre l’ambiguïté de certains éléments qui, tout en visant à créer un éthos valorisant, dévoilent la hantise de Jacob. Si Jacob révèle l’origine de sa conversion, il ne le fait que partiellement : « Pendant toutes ces nuits dans le Kentucky, tu Lui as tout promis.

Fais-moi sortir de là et le reste de ma vie sera à Toi »3 (159). Tout en confirmant que l'expé-rience de la guerre est à l'origine de sa conversion, Jacob passe sous silence l'épisode du can-nibalisme. A posteriori, certaines phrases se chargent d'une ironie tragique, d'un sens macabre, comme c'est le cas pour l'expression : « Tu as appris à les aimer [les morts], à les considérer comme ta propre chair »4 (81). En somme, le roman met en place une stratégie de détourne-ment : le récit dit l'essentiel, mais sur un mode crypté. La fiction littéraire nous initie alors au

1 « Car à partir de l’interprétation allégorique des hiéroglyphes égyptiens, en remplaçant des faits historiques et cultuels par des banalités venues de la philosophie de la nature, de la morale ou de la mystique, les clercs se mirent à élaborer ce nouveau mode d’écriture ». (Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, op.cit., p. 181).

2 VPS, p. 17 : « cómo diablos, me pregunto, había podido el artista presentir su irrupción desde una distancia de casi ochenta años ? »

3 PFD, p. 119 : « Those nights in Kentucky, you promised Him everything. Just get me through this and the rest of my life is Yours. »

4 Ibid., p. 58: « You learned to love them, to consider them your own flesh. »

déchiffrement d’une parole littéraire et, par extension, au déchiffrement du texte qu’est le réel.

L’usage de la deuxième personne, qui renforce le piège, acquiert une fonction dans un au-delà du texte : celle de souligner la difficulté de dire où est le bien et où est le mal. Par l’acte de lecture qu’il programme, le texte fictionnel ne cherche pas à renforcer le sens moral mais à nous sensibiliser au mystère des êtres. Une mission éthique qui consiste, selon Nancy Huston, à « nous montrer la vérité des humains, une vérité toujours mixte et impure, tissée de para-doxes, de questionnements et d’abîmes »1.

b-D’un texte à l’autre : des œuvres autoréflexives invitant à une relecture

Outre les énigmes qui les jalonnent, les récits du corpus invitent à une relecture en recourant à la mise en abyme2. Il arrive en effet que l’excipit annonce la naissance d’une œuvre : celle que nous venons précisément de lire. D’où un glissement conférant aux romans une certaine circularité, conformément à la définition qu’en donne Jean-Yves Tadié :

Certains récits sont construits selon un modèle circulaire : ceux dont la fin recouvre exac-tement le commencement. […] Et voici qu´apparaît une autre sorte de récit qui, lorsqu´on le croit achevé, se replie sur lui-même, se raconte lui-même ; ses dernières pages ren-voient aux premières, qu´elles invitent ainsi à reprendre dans une lecture toujours recom-mencée3.

Sensibilisé au processus de remémoration et de création, le lecteur déplace son point de foca-lisation, considérant moins le déroulement des événements que le présent d’où ils sont ressai-sis. Cette autoréflexivité participe de la construction allégorique en incitant le lecteur à réflé-chir à l’élaboration du texte, à l’effet qu’il peut provoquer, ou encore à l’artificialité de la ré-férence « réaliste » au monde. Pratique récurrente dans l’écriture postmoderne, cette tendance des fictions « à refléter, dans le cours même des histoires qu’elles élaborent et racontent, les éléments qui la constituent »4 s’illustre également dans La Peste.

Entre dédoublement et circularité, le récit camusien exhibe sa littérarité dès le pro-logue via l’instauration d’un pacte de lecture. Tout en favorisant l’illusion référentielle par son projet de chronique, le narrateur laisse apparaître les conventions du roman, parlant de

1 Nancy Huston, L’Espèce fabulatrice, op.cit., p. 187.

2 Le terme apparaît pour la première fois dans le journal d'André Gide, en 1893. En héraldique, une figure est dite "abîmée" lorsqu'elle se trouve au centre de l'écu : « J'aime assez qu'en une œuvre d'art on retrouve ainsi transposé, à l'échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre. Rien ne l'éclaire mieux et n'établit plus sûrement toutes les proportions de l'ensemble. », Journal 1889-1939, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1948, p. 41.

Cité par Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, « Poétique », 1977, p. 15.

3 Jean-YvesTadié, Le Récit poétique, Paris, PUF, 1978, p. 117.

4 Expression utilisée dans la présentation de l’ouvrage L’Assiette des fictions. Enquêtes sur l’autoréflexivité romanesque. Études réunies et présentées par Jan Herman, Adrien Pachoud, Paul Pelckmans et François Rosset, Louvains-la-Neuve, Peeters, « La République des Lettres », 2010. [en ligne]

URL - http://www.peeters-leuven.be/boekoverz.asp?nr=8616 [consulté le 11 mars 2014]

« personnages » et soulignant bien qu’il usera des sources selon son bon plaisir, si bien que la volonté de faire vrai ne masque pas la nature profondément fictionnelle du récit. Clôturant sa chronique par la réplique « Le docteur Rieux décida alors de rédiger le récit qui s’achève ici » (309), le narrateur referme la boucle dramatique et légitime son entreprise tout en suggérant une possible résurgence de la peste qui pourrait réactualiser cette chronique et en susciter de nouvelles. Si Camus admirait le fait que « tout l'art de Kafka est d'obliger le lecteur à relire »1, on peut supposer qu’à travers la complexité narrative qu’il déploie dans La Peste, il a tenté de développer un art similaire. Le pari semble gagné si l’on en croit Jacqueline Levi-Valensi qui affirme qu’« il faut le lire et le relire, on s’aperçoit que l’on ne peut en finir si vite avec lui »2. Cette exhibition de la nature scripturaire du récit constitue un point de convergence supplé-mentaire entre Camus et les contemporains, même si tous les récits ne l’exposent pas d’emblée, retardant parfois le dévoilement jusqu’à l’excipit.

Un même effet de mise en abyme se fait jour dans The Wall of Plague puisque la fin du roman renvoie au début. Comme Paul entame la rédaction de son livre, il se lance dans une réflexion sur le choix de la dédicace : « Pour Andrea ? Ou quelque chose de plus intime ? »3. Or, Brink a dû se poser la même question avant qu’il n’opte pour ce « quelque chose de plus intime », lui qui écrit son roman « Pour Nanna ». Il se produit alors un renversement vertigineux : le livre que Paul envisage d’écrire ne serait-il pas ce livre de Brink que nous sommes sur le point d’achever ? Cette supposition trouve confirmation dans la reprise finale des premiers mots du roman, reprise accompagnée de modifications significatives : passage à l’italique signalant le glissement du journal d’Andrea à une autre forme de parole permettant au roman de s’exhiber en tant que création ; passage des mots d’Andrea à la plume de Paul suscitant un effet de clôture ou plutôt l’illusion d’une clôture puisqu’elle programme une relecture. La démarche de Paul illustrerait-elle, sur le mode crypté, le parcours intellectuel et le travail de documentation qui ont précédé l’écriture de The Wall of the Plague ? Le roman, dans une seconde lecture, serait donc autant « le récit d’une aventure » que « l’aventure du récit » pour reprendre la célèbre formule de Jean Ricardou.

De la même façon, Las virtudes del pájaro solitario procède à un subtil jeu de mise en abyme puisque le chapitre III évoque un livre interdit intitulé Traité des propriétés de l’oiseau solitaire (Tratado de las propiedades del pájaro solitario). Ce texte, à l’état de

1 Albert Camus, Carnets 1935-1948, OC II, p. 968.

2 Jacqueline Levi-Valensi, « Ce qu’il est possible de dire », in Jean Bessière, Gilles Philippe (dir.), Problèmes du roman, problématique des genres, Paris, Champion, 1999, p. 265.

3 WP, p. 446 : « For Andrea ? Or something more intimate ? »

fragment, est menacé de censure et dérange par « la confusion d’espaces, temps, personnages et thèmes » mais aussi par son « langage multiforme et les infinies possibilités significatives » qui chargent l’œuvre d’une dimension érotique : « une interprétation littérale du pénétrons plus avant dans les fourrés, court le risque de les mettre sur la piste et d’alimenter les flammes des bûchers » 1 (91). La tentation est grande d’y voir une évocation du roman de Goytisolo qui d’un chapitre à l’autre procède par migration des motifs, brouillant les époques et les lieux, et attribuant à un personnage ce qui appartenait à un autre dans le chapitre précédent. Quant aux doubles sens érotiques, ils parsèment le texte puisque Goytisolo s’ingénie à détourner les écrits bibliques. L’hypothèse d’une mise en abyme est renforcée par les derniers mots du roman qui évoquent l’ultime geste du narrateur avant sa mise à mort : « il n’eut que le temps de copier à la hâte ses vers […] avant de s’envoler avec ses compagnes et de fermer définitivement les pages du livre enfin composé. »2 (187). Comme le personnage et l’auteur achèvent leur œuvre par le même poème, la fiction rejoint finalement la réalité et l’univers diégétique coïncide avec le temps de l’écriture.

Perturbant l’accès à un sens défini, le dédoublement de l’espace du texte et le redoublement du temps de lecture ouvrent le soupçon d’un sens plus complexe. Par un jeu complexe de miroirs et de replis, ces récits « mille-feuilles » confèrent à chaque niveau du texte un rôle dans l’économie du récit et une dimension métaréflexive. Le récit fait coexister l’événement et sa mise en récit, si bien que la réalité s’infiltre dans le livre comme le livre s’installe dans la réalité. Parce que la fictionnalisation de l’écriture érige la figure du scripteur en double de l’écrivain, un lien s’établit entre le monde dépeint et l’univers référentiel de l’auteur, transformant la fiction en un témoignage oblique. Une chaîne se crée alors entre le passé des existences fictives et l’avenir de l’œuvre de l’écrivain-personnage, reflet de l’œuvre de l’écrivain-personne. Mais en opérant un saut dans l’espace et le temps, cette mise en abyme transporte le lecteur des ruines du passé vers l’étincelle de l’avenir.

Perturbant l’accès à un sens défini, le dédoublement de l’espace du texte et le redoublement du temps de lecture ouvrent le soupçon d’un sens plus complexe. Par un jeu complexe de miroirs et de replis, ces récits « mille-feuilles » confèrent à chaque niveau du texte un rôle dans l’économie du récit et une dimension métaréflexive. Le récit fait coexister l’événement et sa mise en récit, si bien que la réalité s’infiltre dans le livre comme le livre s’installe dans la réalité. Parce que la fictionnalisation de l’écriture érige la figure du scripteur en double de l’écrivain, un lien s’établit entre le monde dépeint et l’univers référentiel de l’auteur, transformant la fiction en un témoignage oblique. Une chaîne se crée alors entre le passé des existences fictives et l’avenir de l’œuvre de l’écrivain-personnage, reflet de l’œuvre de l’écrivain-personne. Mais en opérant un saut dans l’espace et le temps, cette mise en abyme transporte le lecteur des ruines du passé vers l’étincelle de l’avenir.