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2.1) Un modèle camusien assumé et dépassé ?

2) « L’allégorie postmoderne » (B. McHale), un concept pertinent ?

Dans ce chapitre, il s’agira d’interroger le dépassement du modèle camusien et la pertinence d’une poétique postmoderne. En ce sens, notre étude prolonge les travaux de Linda Hutcheon qui a mis au jour l’autoréflexivité et la parodie inhérentes aux « métafictions historiographiques ». Nous verrons que dans notre corpus, ce sont l’éclatement et le fourmillement du sens qui prédominent. Tout en récupérant certains aspects du traitement camusien de l’épidémie, la production contemporaine s’en détache : la mise à distance de la religion passe par des formes plus subversives tandis que toute structure s’efface au profit de l’hybridité, de la complexité et d’une esthétique du glissement. L’écriture mettant à mal toute pensée analogique rigoureuse au profit d’un sens fuyant, nous nous demanderons si la notion d’« allégorie postmoderne » (Brian McHale) définit le fonctionnement des fictions d’épidémie avec plus de justesse que le modèle benjaminien que nous avons appliqué au récit de Camus.

Néanmoins, une telle comparaison revient à postuler que La Peste est une œuvre représentative de son temps, ce qui est loin d’aller de soi. Il nous semble plutôt que les contemporains développent ce qui était en germe chez Camus. Partant, on comprend le profit de cette relecture de La Peste pour les études camusiennes comme pour les études contemporaines : à l’aune de la production des années 1980, l’œuvre de 1947 révèle enfin toute sa modernité à mesure que la distinction moderne/postmoderne se fait plus floue.

2.1) Un modèle camusien assumé et dépassé ?

Bien qu’un pan de la critique conçoive l’intertextualité hors de toute intention d’auteur, nous souhaitions interroger les liens que des écrivains de différents horizons entre-tiennent avec Camus. Notre étude débouchera sur une conclusion paradoxale : alors que les

admirateurs de Camus n’en donnent que peu de preuves dans leurs écrits, le seul écrivain à ne pas revendiquer cet héritage semble offrir une véritable réécriture de La Peste.

a-Une influence camusienne plus ou moins reconnue

Les écrivains du corpus manifestent une commune connaissance de Camus qui, pour certains, va jusqu’à l’admiration. En témoignent les références épigraphiques chez Brink et O’Nan qui optent tous deux pour des citations multiples. Brink entremêle les propos de médecins, d’historiens et d’écrivains, entrelaçant d’emblée l’Histoire et la fiction. De La Peste, il retient cette phrase de Tarrou : « Je dis seulement qu’il y a sur cette terre des fléaux et des victimes et qu’il faut, autant qu’il est possible, refuser d’être avec le fléau ». Dans la mesure où cette phrase a été analysée dans un précédent chapitre, précisons seulement qu’elle exprime le nécessaire choix entre résistance et passivité, entre lutte et complicité avec le mal.

Référence au militantisme de Mandla ou transcription de la prise de conscience d’Andrea, cette épigraphe fait sens dans un roman qui soulève la question de l’engagement face au fléau de l’apartheid. La découverte de Camus, dont Brink a été le traducteur, a été décisive : l’écrivain sud-africain reconnaît être sensible au concept de « l’Homme Révolté » qui lui a permis de comprendre combien il était futile de vouloir fuir la société dont il est issu. Alors que sur le plan moral Sartre le laisse froid, il affirme avoir établi avec Camus un « dialogue émouvant et éclairant » à travers des œuvres qui le « prenaient aux tripes »1. Notons un fait singulier : alors qu’une citation apparaît en exergue, La Peste n’est pas inclus dans la bibliographie fournie par Brink en annexe de son roman2. Doit-on croire que Brink ne s’est pas servi du récit de Camus pour écrire son roman et qu’il a trouvé la citation chez Artaud ? R. Fotsing Mangoua est pourtant catégorique : « les emprunts par leur quantité et leur qualité, l’auteur les doit à Camus »3. S’il y a intertextualité camusienne – ce dont nous ne doutons pas –, elle est au cœur du processus d’écriture, pleinement entremêlée à la voix de Brink.

Quant à O’Nan, il cite deux écrivains : Glenway Wescott et Camus, dont les propos interrogent d’une part le rapport de l’individu à la communauté, de l’autre son rapport à Dieu :

« Il ne sera jamais dit que mon chagrin m’aura endurci envers les autres », « Il n’est pas d’île

1André Brink, « Camus le Juste », Le Nouvel observateur, N°2350, 19/11/2009. [en ligne]

URL– http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20091120.BIB4456/camus-le-juste-par-andre-brink.html [consulté le 15 mars 2014]

2Liste fournie en annexe du roman, pp. 541-542. Les sources littéraires mentionnées sont les suivantes : Antonin Artaud, Daniel Defoe, Fiodor Dostoievski (Crime et châtiment) et Sophocle.

3 Robert Fotsing Mangoua, « La littérature française dans l’œuvre romanesque d’André Brink », Éthiopiques n°73. Littérature, philosophie et art, 2ème semestre 2004. [en ligne]

URL– http://ethiopiques.refer.sn/spip.php?page=imprimer-article&id_article=113 [consulté le 15 mars 2014].

dans la peste. Non, il n’y avait pas de milieu. Il fallait admettre le scandale parce qu’il nous fallait choisir de haïr Dieu ou de l’aimer »1. La maxime tirée de La Peste correspond aux propos du prêtre Paneloux dont on a vu la position radicale à l’égard de la foi : malgré le malheur des hommes – notamment la mort de l’enfant –, il faut croire en Dieu coûte que coûte. Cela revient d’une certaine façon à accepter le mal et à embrasser notre condition, quelle qu’elle soit : une position commune à Paneloux et au pasteur Jacob Hansen. Sachant que Camus prend le parti du médecin au détriment du prêtre, cette épigraphe inviterait peut-être à prendre de la distance avec le personnage de Jacob. En ce sens, il n’est pas anodin que la traduction de Stewart O’Nan inverse les termes : « We must choose to either love or to hate God ». Quand le propos de Paneloux ouvrait sur l’amour de Dieu, cette nouvelle formulation semble reconsidérer l’issue du dilemme. Pour celui qui a choisi d’aimer Dieu, ce refus du compromis est probablement un moyen de donner un sens à sa vie mais ne perçoit-on pas un danger dans cette absence de souplesse et de modération ? De fait, tout le roman repose sur la possibilité de faire confiance ou non au protagoniste : dans ce récit à la deuxième personne, le lecteur devra jauger les affirmations parfois mensongères du narrateur et évaluer la lucidité parfois douteuse du personnage.

Quant aux autres écrivains, leur admiration pour Camus transparaît dans les interviews et les essais : Gabriel García Márquez ne tarit pas d’éloges sur La Peste qu’il considère comme « le paradigme du roman de la violence »2 et comme « le livre qu’il aurait aimé écrire »3. La Peste, qu’il avait envisagé d’adapter au cinéma, figure ainsi parmi ses neuf

« démons culturels » aux côtés de Faulkner, Hemingway, Sophocle, Les Mille et une nuits, Borges, Jorge Zalamea et des romans de chevalerie. Dans son article « Dos o tres cosas sobre la novela de la violencia », l’écrivain colombien s’interroge sur ce que signifie « écrire l’horreur ». Il invite ses pairs à réfléchir sur leur rôle et sur la manière dont il faut s’y prendre pour bien représenter l’horreur dans un « roman de la violence ». À ses yeux, Camus fait figure de modèle car il a compris que l’important, ce ne sont pas les morts mais les vivants et

1 PFD : « It shall never be said that my sorrow has hardened me toward others ». « There is no escape in a time of plague. We must choose to either love or to hate God. »

2 Gabriel García Márquez, « Dos o tres cosas sobre la novela de la violencia » [09.10.1959], De Europa y América, Obra periodistica, vol. 4, Barcelona, Editorial Bruguera, 1983, pp. 561-565. Si l’on voulait appuyer l’hypothèse d’une intertextualité gionienne, il faudrait se pencher sur El amor en los tiempos del cólera, dans lequel García Márquez reprend l’image du « riz au lait » et l’invincibilité d’une maladie qui ne disparaît pas véritablement. Les deux romans du choléra se rejoignent également dans la peinture d’un combat solitaire du héros et dans une écriture du « réalisme magique », terme que Jacques Chabot applique à Giono pour désigner un mélange d’humour rabelaisien et d’angoisse existentielle. (préface à Béatrice Bonhomme, La Mort grotesque chez Jean Giono, Paris, Librairie Nizet, 1995.)

3 « Ese es el libro que a mí me hubiera gustado escribir ». Cité par Luis Harss, Los nuestros, Argentina, Editorial Sudamericana, 1969, p. 411.

qu’il faut moins se focaliser sur la description du carnage que saisir l’atmosphère générale de terreur suscitée par la violence. La remarque est intéressante : alors que Giono prend un plaisir morbide à décrire les faces grimaçantes des agonisants et les corps en putréfaction, Camus n’accorde qu’un intérêt limité à la description des victimes. Tout se joue dans le rapport que les vivants entretiennent avec ceux qui leur furent proches, ceux qui le deviennent, mais aussi et surtout avec eux-mêmes.

Bien que certains auteurs du corpus n’avancent pas le nom de Camus dans les dis-cours qu’ils tiennent sur leur création, les références qu’ils mettent en avant ne sont pas in-compatibles avec une possible influence de Camus, bien au contraire. Ainsi, même si « Le Clézio appartient à une génération nourrie de la lecture des œuvres de Camus et Sartre »1, il affiche plutôt une admiration pour l’existentialisme de Sartre et récupère « l’intentionnalité » de la conscience, la conception de la liberté, le rapport à autrui et l’éthique humaniste2. Toute-fois, Marina Salles souligne la « distinction fondamentale dans les crises existentielles » des personnages de Sartre et de Le Clézio :

Ce qu’Antoine Roquentin vit strictement sur le mode de l’angoisse se traduit dans les livres de Le Clézio par une tension entre la conscience tragique de la finitude et de la soli-tude de l’homme au sein d’un cosmos grouillant de forces secrètes, et le consentement à la beauté du monde. L’œuvre semble alors davantage en phase avec la pensée de Camus exaltant, dans Noces ou dans L’Été, les moments de bonheur qu’offre la vie face à l’absurde de la condition humaine.3

Si la critique ne l’évoque pas, rappelons que ce dépassement de l’absurde4 – toujours provi-soire – s’illustre dans La Peste par l’union des hommes contre l’épidémie, mais aussi et sur-tout lors du bain de mer que s’octroient Tarrou et Rieux. « Il n’y a qu’une expérience, c’est l’expérience terrestre », écrit-il dans L’Extase Matérielle5. Comprenons que le bonheur doit avoir lieu ici et maintenant, non dans cette vie future prônée par la religion : en cela, Le Clé-zio rejoint le choix camusien d’une transcendance dans le monde d’ici-bas.

1 Marina Salles, Le Clézio notre contemporain, op.cit., p. 257.

2 Thierry Léger va jusqu’à considérer Le Procès Verbal comme une réécriture de La Nausée (« La Nausée en procès ou l’intertextualité sartrienne chez Le Clézio », Lectures d’une œuvre : J.-M. G. Le Clézio, ouvrage coordonné par Sophie Jollin-Bertocchi et Bruno Thibault, Nantes, Editions du Temps, 2004, pp. 95-103).

3 Marina Salles, Le Clézio, notre contemporain, op.cit., pp.260-261.

4 En réalité, le terme est inadéquat car l’absurde, bien qu’il constitue un point de départ, est l’horizon ultime et indépassable de la condition humaine. L’homme se doit de faire face lucidement à l’absurde, sans aucune échappatoire. « L’absurde est à la fois au commencement et au terme de l’aventure humaine » (Arnaud Corbic, Camus et l’homme sans Dieu, op.cit., p. 40) Si on accepte que l’absurde puisse être dépassé, ce dépassement ne correspond nullement à une disparition de l’absurde.

5 Jean-Marie Gustave le Clézio, L'Extase matérielle, Paris, Gallimard, « Le Chemin », 1967, p. 25.

En revanche, José Saramago nous apparaît comme un cas problématique : à aucun moment, il ne clame son admiration pour Camus écrivain. S’il y fait mention, c’est en tant qu’homme engagé dans le monde :

Beaucoup d’écrivains affirment sans détour que leur œuvre est leur seule forme d’engagement. Leur importance éventuelle en tant qu’auteurs ne les disculpe pas de pa-reils propos. C’est comme de dire : “Je suis dans le monde, mais je ne lui appartiens pas”.

Il serait intéressant d’analyser la stratégie idéologique qui a conduit à la disparition sys-tématique de l’engagement. Si j’avais des dons miraculeux, je ressusciterais certains écri-vains français, à commencer par Camus ou Sartre.1

En somme, ce qu’il retient de Camus, c’est son engagement en tant qu’homme et citoyen par-delà son statut d’artiste. Néanmoins, nous voudrions montrer que l’étude approfondie du style et des enjeux de Ensaio sobre a Cegueira révèle une proximité avec le roman de 1947, proximité telle que nous parlerons d’une véritable réécriture de La Peste sous la plume de Saramago. Partant, on se demandera si les divergences entre les deux romans sont les symp-tômes de la postmodernité ou si elles ne sont que le déploiement de potentialités romanesques inscrites dans l’œuvre camusienne. Si l’on considère que Saramago revendique plutôt l’héritage du réalisme magique, c’est-à-dire de García Márquez, on serait tenté, à la suite d’Hubert Artus, de considérer Ensaio sobre a Cegueira comme « une vision “réalisme ma-gique” de La Peste »2.

b-Ensaio sobre a Cegueira : une version postmoderne de La Peste

À la mort de Saramago, certains critiques ont fait de lui le « Camus portugais », moins pour son écriture cependant que pour « son goût du politique laïque, son engagement politique et sa littérature faite de colère et de sérénité »3. La comparaison mérite toutefois d’être nuancée tant le militantisme sans relâche du contemporain ne saurait être assimilé au détachement que Camus revendiquait à l’égard des partis. Repensant cette expression de

« Camus portugais », nous tenterons de montrer au fil de ce travail que le roman de Saramago dialogue en permanence avec le récit de Camus, développant ce que La Peste abordait en fili-grane ou tranchant des questions que le roman de 1947 laissait en suspens.

Au sein du corpus, seul Saramago refuse toute allusion référentielle, conférant à En-saio sobre a Cegueira une forme d’abstraction qui le rapproche de La Peste, ce roman dont

1 Arlette Amiel, « J’ai passé ma vie à proclamer que le narrateur n’existait pas », Entretien avec José Saramago, Le Magazine littéraire, mars 2010, n°495, p. 98.

2 Hubert Artus, « La mort du prix Nobel Saramago, écrivain portugais engagé », Rue 89, 18. 06. 2010 [en ligne]

URL– http://www.rue89.com/cabinet-de-lecture/2010/06/18/la-mort-du-prix-nobel-saramago-ecrivain-portugais-engage-155404 [consulté le 14 mars 2014]

3 Ibid.

Camus refusait qu’il soit cantonné à un tableau crypté de l’Occupation. Bien que Saramago soit connu pour ses réécritures burlesques de l’Histoire du Portugal, Ensaio sobre a Cegueira est dénué de toute référence, créant un univers fictionnel dont le lecteur peut croire qu’il est sans rapport avec notre monde. Le roman renvoie donc le lecteur à sa liberté d’interprétation autant qu’à sa responsabilité puisque ce dernier a le choix de détacher le récit du monde réel ou de l’y inscrire pour rendre au Prix Nobel son souci permanent de questionner le monde. En réalité, le roman se donne à lire comme une parabole ou un conte philosophique, ce que con-firme Silvia Amorim qui estime qu’avec Ensaio sobre a Cegueira, Saramago passe de « la phase historique » à la « phase allégorique », ce deuxième cycle incluant des œuvres au titre significatif : Tous les noms, La Caverne, L’Autre comme moi, La Lucidité, Les Intermittences de la mort et Le Voyage de l’éléphant. Contre une certaine tradition, Saramago prétend dé-ployer un nouveau type d’allégorie, héritée de Kafka, qu’il nomme « allégorie en situation » :

L’allégorie de situation aura besoin de bien autre chose pour être réellement convaincante et opératoire […] Dans L’Aveuglement, la cécité générale constitue la situation à partir de laquelle l’allégorie se déduira d’elle-même, sans avoir besoin pour cela de s’appuyer sur quelque réseau que ce soit d’allusions ou de références établies […] L’histoire racontée sera totalement contraire au sens commun, une histoire qui ne se sera encore jamais pro-duite, mais dans laquelle le lecteur, une fois opérées les abstractions qui s’imposent, re-connaîtra immanquablement la réalité qu’il vit au quotidien.1

Refusant les symboles établis, le texte élabore un réseau signifiant de sorte qu’il se suffise à lui-même. Créateur de symboles et de mythes, l’auteur soumet au lecteur un texte polysé-mique qui ne devrait pourtant le dérouter qu’un temps. De fait, le lecteur d’Ensaio sobre a Cegueira ne tarde pas à établir un lien avec une réalité autre, opérant le passage d’un dysfonc-tionnement physique à un dysfoncdysfonc-tionnement social. Se rapprochant de la réflexion camu-sienne sur l’homme et le mal, Saramago questionne la nature humaine avec cette épidémie qui met en exergue l’égoïsme des hommes, leur attachement au superflu, leur égarement moral.

Cet aveuglement est avant tout l’actualisation d’un état préexistant que les personnages n’avaient pas su percevoir : de même que les Oranais ignoraient qu’ils portaient en eux une forme de peste, les personnages de Saramago découvrent qu’ils étaient aveugles depuis tou-jours. La cécité comme la quarantaine reflètent un enfermement symbolique permettant aux personnages de se percevoir prisonniers de leur routine, de leur cupidité et de l’absurde. Tere-sa Cristina Cerdeira a souligné le paradoxe inhérent à cette épidémie qui, tout en aveuglant les individus, leur ouvre les yeux sur la situation et favorise la lucidité chez des aveugles qui

1 José Saramago, « De l’allégorie en tant que genre à l’allégorie en tant que nécessité ». Discours prononcé au moment de la remise du titre de docteur Honoris Causa de l’Université Lille-3, 5 novembre 2004. Cité par Jean-Paul Engélibert, Apocalypses sans royaume, op.cit., p. 154.

viennent alors des visionnaires1. À ce fonctionnement similaire de l’analogie, s’ajoutent des correspondances stylistiques et symboliques que nous évoquerons dans différents chapitres de ce travail.

Soulignons pour l’heure qu’il s’agit d’une version postmoderne de La Peste : alors que la dimension symbolique de cette cécité s’impose, le lecteur d’Ensaio sobre a Cegueira est bien en peine de définir le référent. La définition que Brian McHale donne de l’allégorie coïncide avec le fonctionnement du roman de Saramago : « Tandis que dans une métaphore, le cadre de référence métaphorique est absent et le cadre littéral présent, c’est le cadre littéral qui fait défaut dans l’allégorie et doit être dévoilé par le lecteur qui n’a accès qu’au cadre mé-taphorique »2. En d’autres termes, l’allégorie exhibe le niveau métaphorique (le comparant) et c’est au lecteur de retrouver la dimension référentielle du texte, l’objet du monde ainsi repré-senté. Néanmoins, le manque d’indices explicites ouvre à la pluralité des interprétations, fai-sant du texte une « allégorie virtuelle » ou « contingente », c’est-à-dire un pur produit de la lecture. Afin d’éviter l’écueil de la surinterprétation, Morier précise que ces allégories vir-tuelles invitent le lecteur à suppléer l’absence d’indications émanant de l’auteur en analysant l’univers diégétique pour y rechercher des éléments susceptibles de faire sens3. Dans Ensaio sobre a Cegueira, le lecteur, à la fois guidé et dérouté par le texte, sait qu’il y a quelque chose à percevoir sans pouvoir anticiper la nature de cette découverte. Embarqué dans une mission herméneutique, il lui arrive, au cours de sa lecture, de ne plus savoir ce qu’il cherche et, à l’issue de la lecture, de ne pas savoir si ce qu’il a trouvé est en accord avec le pacte de lecture.

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