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1.2) Un discours religieux mis à mal par l’humour et le tragique

Dans ce qu’il considère comme son livre le plus anti-chrétien4, Camus met en scène un prêtre qui tente de persuader les Oranais de leur culpabilité pour qu’ils se repentent et s’en remettent à Dieu :

Dieu qui, pendant si longtemps, a penché sur les hommes de cette ville son visage de pi-tié, lassé d’attendre, déçu dans son éternel espoir, vient de détourner son regard. Privés de la lumière de Dieu, nous voici pour longtemps dans les ténèbres de la peste ! (103)

Récupérant l’image du Dieu Vengeur de l’Ancien Testament, Paneloux développe un plai-doyer grandiloquent pour inciter les fidèles à s’abandonner à Dieu et à accepter l’existence du

1Interview publiée dans Le Monde du 31 août 1956, OC III, p. 846.

2 Albert Camus, Essais, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 1670.

3 Jean-Paul Engélibert, Apocalypses sans royaume - Politique des fictions de la fin du monde, XXe-XXIe siècles, Paris, Classiques Garnier, coll. « Littérature, histoire, politique », 2013, p. 10.

4 En 1948, dans une interview à Claudine Cholez, Camus avait confié que La Peste était son roman « le plus anti-chrétien » en insistant sur « une autre possibilité humaine, strictement humaine ».

Mal sur Terre. Toutefois, la rhétorique qu’il déploie afin de séduire son auditoire est discrè-tement raillée par le narrateur qui en suggère l’artificialité. Tandis que l’orage gronde au-dehors, Paneloux semble jouer des coups de tonnerre pour ponctuer son sermon qui devient alors une orchestration de la parole trop parfaite pour être sincère, trop évidente pour être prise au sérieux. Comme l’explique François-Charles Gaudard, « les pauses permettent un discours critique à destination du lecteur sous couvert de mise en scène dramatique »1. Dévoi-lant les ficelles d’un discours qui cherche à effrayer et à accabler les hommes, le narrateur révèle les excès de la forme pour suggérer la démesure des propos. À cette théâtralisation de la parole religieuse répond la mécanisation des réactions de l’auditoire qui rend la scène co-casse. Impressionnés par ce discours tonitruant, les Oranais s’agenouillent comme par mimé-tisme : « D’autres crurent qu’il fallait suivre leur exemple, si bien que de proche en proche, sans un autre bruit que le craquement des chaises, tout l’auditoire se trouve bientôt à genoux » (102). Loin d’être un signe de ferveur, cet instinct grégaire ne fait que mettre à mal l’efficacité du sermon. Ce versant satirique n’a pas manqué de déchaîner les critiques, certains jugeant que le personnage du prêtre est réduit à une caricature. Jean Sarocchi déplore qu’« à la vieille, lucide et patiente sagesse du médecin rationaliste et laïque n’ait pas répondu – car il vaut mieux deux poumons, n’est-ce pas, pour respirer – une générosité et une théodicée religieuses de même envergure » au lieu de cette « rude véhémence »2. Il blâme alors « l’anticléricalisme bête » de Camus, quand d’Astorg parle de « hargne »3 dans le portrait du prêtre. Camus s’en défend toutefois en affirmant que dans ce roman, il a rendu justice à ses amis chrétiens4. Mais s’il juge l’hypothèse du châtiment divin si problématique, c’est qu’elle revient à accepter le mal. Atteint par la maladie, Paneloux refusera d’appeler un médecin et répliquera à Rieux qui propose de le veiller : « […] les religieux n’ont pas d’amis. Ils ont tout placé en Dieu » (235).

Or, ce que Camus refuse, c’est précisément ce que le personnage d’Ivan condamne dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski, à savoir la dépendance profonde que le christianisme a introduite entre souffrance et vérité.

Cette légitimation du mal est plus scandaleuse encore lorsque la victime est un inno-cent. Dans une formule qui fait écho aux propos d’Ivan Karamazov5, Rieux affirme : « Je re-fuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés » (221). Aussi la

1François-Charles Gaudard, « Le discours oblique dans l'argumentaire de Paneloux », Cahiers de Malagar : Il y a 50 ans, « La Peste » de Camus, op.cit., p. 77.

2 Jean Sarocchi, « Paneloux, pour et contre, contre et pour », Cahiers de Malagar, op.cit, p. 110.

3 Ibid., p. 100.

4 Albert Camus, « Pourquoi l’Espagne ? (Réponse à Gabriel Marcel) », Actuelles, OC II, p. 486.

5 « […] si la souffrance des enfants sert à parfaire la somme des douleurs nécessaires à l’acquisition de la vérité, j’affirme d’ores et déjà que cette vérité ne vaut pas un tel prix » (Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov I, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1979, p. 336).

mort du fils Othon achève-t-elle de discréditer l’idée d’un châtiment divin. Sous la plume de Camus, le corps de l’enfant se trouve privé de toute idéalisation : il n’est rien de plus qu’une

« frêle carcasse » qui exhale « une odeur de laine et d’aigre sueur » avant d’être figé dans

« une pose de crucifié grotesque » (217-218). Mais il n’en est pas moins un corps souffrant, ce qui suffit à exhiber le scandale de cette agonie. À supposer que la peste exprime la colère de Dieu, la souffrance de l’enfant – excluant précisément la notion de faute qui pourrait justifier une condamnation morale – dépasse la compréhension humaine. Paneloux lui-même se montre sensible à cette souffrance au point de céder provisoirement au doute : « Il lui aurait été aisé de dire que l’éternité des délices qui attendaient l’enfant pouvait compenser sa souf-france mais, en vérité, il n’en savait rien. Qui pouvait affirmer en effet que l’éternité d’une joie pouvait compenser un instant de la douleur humaine ? » (227). Toutefois, il se reprend avant la fin de ce deuxième sermon pour réaffirmer une foi sans limites : « Certes, la souf-france d’un enfant était humiliante pour l’esprit et le cœur. […] Mais c’est pourquoi, et Pane-loux assura son auditoire que ce qu’il allait dire n’était pas facile à dire, il fallait la vouloir parce que Dieu la voulait » (228). Le lecteur gardera toutefois l’image d’un « cas douteux », d’un homme ébranlé par cette preuve accablante de l’irrationalité de la religion qui, pour masquer ses contradictions, est forcée de cautionner l’agonie de l’innocent.

Bien que Camus discrédite la rhétorique religieuse, la question d’un Dieu absent ou inexistant s’avère complexe, comme elle a pu l’être pour l’auteur du Crépuscule des Idoles.

La « mort de Dieu » diagnostiquée par Nietzsche était moins une déclaration d’athéisme qu’une annonce faite comme un médecin prononce la mort du patient : « Nietzsche n’a pas formé le projet de tuer DIEU. Il l’a trouvé mort dans l’âme de son temps »1. Ce Dieu auquel on renonce est d’ailleurs le Dieu métaphysique, Dieu-juge et Dieu moral qui condamne la vie, ce qui n’exclut pas une aspiration au sacré. Nous reviendrons plus tard sur cette question épi-neuse. Retenons pour l’instant la volonté de Camus d’amputer l’imaginaire de l’épidémie de l’une de ses composantes majeures. En invalidant l’herméneutique chrétienne, l’écrivain re-pense la nature du mal car si l’épidémie n’est plus à interpréter comme un châtiment divin, rien ne justifie l’apparition du fléau. Partant, l’épidémie prend place dans un monde absurde, ce qui autorise Camus à faire de son récit un laboratoire pour mettre en images et en question sa vision du monde.

1Albert Camus, L’Homme révolté, OC III, p. 310.