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2.2) Camus et Gioni : regards croisés sur l’Histoire

Également inscrit dans le contexte de la Seconde Guerre Mondiale, Le Hussard sur le Toit (dont la rédaction débute en 1946) partage avec La Peste la thématique épidémique et l’évocation plus ou moins discrète de la guerre. Dans leur récit d’épidémie, les deux écrivains mettent en scène un médecin, figure de mentor (Rieux/le Petit Français), un personnage audacieux, frondeur (Tarrou/Angelo), et un personnage dévoué à la cause commune (Grand/Giuseppe). Aussi nous paraît-il judicieux de comparer les stratégies d’écriture des deux romanciers afin de cerner au mieux la singularité de la transcription camusienne de l’Histoire.

À en croire JY Guérin, la principale divergence réside dans les contraintes qui prési-dent à l’écriture : d’un côté un « roman libre », de l’autre la volonté auctoriale de « combiner une stratégie argumentative et une stratégie narrative »1. Pourtant, c’est dans le roman gionien que la dimension métaphorique – et donc argumentative – lui semble la plus évidente : « Il est clair qu’il [le choléra] figure la guerre. N’est-il pas un moment représenté comme un tireur ? Les patrouilles, les barrages étaient mentionnés dans La Peste. Ici, ils sont montrés sans cesse.

Angelo se heurte à eux ou doit les contourner »2. Il semble qu’Angelo redoute moins le cholé-ra que les gendarmes qui bloquent le passage des frontières. Censés assurer la protection de la population, ces gendarmes en deviennent les ennemis puisqu’ils dépouillent les voyageurs de leurs biens avant de les mettre en quarantaine, et souhaitent leur mort afin de conserver les objets perquisitionnés. Aussi le narrateur peut-il affirmer que ces soldats sont « comme une maladie plus terrible encore que la contagion mais dont on voyait clairement l’injustice et contre laquelle on avait cette fois des armes »3. Dans la perspective d’une transposition analo-gique, faut-il y voir une figure des profiteurs de guerre ?

Contrairement à JY Guérin, nous sommes loin de considérer que la dimension méta-phorique du choléra aille de soi. Complots, pièges, négociations d’informations sont les in-grédients du roman d’aventure autant que les indices de la guerre. Le mot « guerre » est qua-siment absent et si le titre évoque un soldat (Angelo est un hussard piémontais), le lecteur non-averti peine à saisir les enjeux de la « révolution » et de la « liberté » qui obsèdent Ange-lo et ses amis carbonaro. Si l’on comprend que la situation politique entre la France et l’Italie

1Ibid., p. 171.

2Ibid., p. 169.

3Jean Giono, Le Hussard sur le toit, op. cit., p. 357.

est problématique, les propos volontairement flous et l’argot militaire brouillent les repères1. On trouve toutefois quelques analogies pour conférer au choléra une portée métaphorique :

« Mais la révolution et le choléra peuvent également te tromper comme les femmes si tu n’es pas habile ! »2, « Les hommes sont bien malheureux, se disait Angelo. Tout le beau se fait sans eux. Le choléra et les mots d’ordre sont de leur fabrication »3. À travers ces combinai-sons, le choléra se présente à la fois comme le fruit de l’action humaine et comme une force indépendante, confirmant cette nature énigmatique que l’imaginaire populaire prête à l’épidémie. Plus intéressant encore, le mal épidémique se trouve associé au pouvoir autoritaire comme à l’entreprise révolutionnaire. Ce faisant, Giono laisse entendre les possibles dérives de toute révolution non maîtrisée, de toute action politique effectuée au nom d’idéaux qui peuvent biaiser la perception de la réalité.

Angelo semble justement victime d’une idéalisation de la cause révolutionnaire. Me-nant ce combat dans le respect de l’ennemi, le jeune hussard présente la guerre comme une lutte juste et noble, sans que l’on sache si le narrateur aux accents stendhaliens adhère vérita-blement à cette conception. Dès lors, peut-il être pertinent d’ériger Angelo en figure du résis-tant ? Rien n’est moins sûr, si l’on considère que cette volonté de s’en sortir et ce souci d’aller au-devant des dangers relèvent davantage du défi personnel que du combat collectif. Tout se passe comme si Angelo cherchait à éprouver sa valeur dans une guerre devenue l’occasion rêvée de se mettre en scène. Le leitmotiv des bottes est alors significatif : tout en signalant son statut militaire, le soin qu’il leur accorde suggère son goût de l’éclat et symbolise la posture esthétisante qu’Angelo adopte volontiers dans sa quête de Liberté. Des éclairs de lucidité ponctuent toutefois son discours, lui faisant se demander « si en réalité il n’aimait pas le peuple comme on aime le poulet »4. Parce qu’on peut douter qu’Angelo envisage réellement un « nous », le récit semble inviter à un déplacement : le vrai héros du collectif serait alors Giuseppe, frère de lait d’Angelo et véritable homme du peuple5. À supposer que le choléra soit métaphorique, le lecteur peine non seulement à définir des équivalences entre épidémie et

1 À titre d’exemple, citons ce passage : « Ces Français, poursuivit-il, ne digèreront jamais Napoléon. Mais maintenant qu’il n’y a plus à se battre que contre des tisserands qui réclament le droit de manger de la viande une fois par semaine, ni vu ni connu, je t’embrouille, ils vont rêver à Austerlitz dans les bois plutôt que de chanter

“Vive Louis-Philippe” sur le dos des ouvriers. Cet homme sans chemise n’attend qu’une occasion pour être roi de Naples. Voilà ce qui fait la différence des deux côtés des Alpes. Nous n’avons pas d’antécédent et cela nous rend timides ». (Ibid., p. 19).

2Ibid., p. 173.

3Ibid., p. 136.

4Ibid., p. 295.

5 Giono insiste dans une note sur l’origine aristocrate d’Angelo : « C’est un aristocrate, quoique carbonaro, qui parle, et d’ailleurs fort jeune [Note de l’auteur.] », (Ibid., note p.129).

guerre, mais aussi à dégager une vision cohérente de la guerre qui semble ici réduite à un combat personnel, à une lutte du héros contre lui-même.

Si le roman de Giono exige, nous semble-t-il, plus de recul que La Peste, c’est probablement parce qu’il présente moins d’images susceptibles d’entrer en résonance avec l’imaginaire historique du lecteur. La chose est quelque peu paradoxale si l’on considère que dans Le Hussard sur le toit, la guerre bénéficie à la fois d’une présence narrative (dans l’intrigue en tant qu’arrière-plan) et discursive (dans quelques comparaisons opérées par le narrateur). Pourtant, la coprésence des éléments ne permet pas d’établir une réelle cohérence tandis que chez Camus, l’interprétation s’est imposée comme une évidence au lectorat de 1947 malgré les rares mentions de la guerre. Chez Camus, les files d’attente, le couvre-feu, les stades transformés en camps peuvent interpeler le lecteur de 1947 comme celui d’aujourd’hui.

Le Hussard sur le Toit n’est pas véritablement jalonné de tels échos. Néanmoins, une scène s’avère hautement significative : l’épisode du corbeau.

Alors qu’Angelo s’est éloigné, Pauline de Theus est attirée par le chant d’un corbeau qu’elle qualifie ainsi : « C’était répugnant mais séduisant à un point que vous n’imaginez pas.

C’était horrible. Je comprenais tout, et je me rendais compte que j’acceptais, que j’étais d’accord »1. Se sentant « sucrée de la tête aux pieds » par ce discours qui « s’adresse » à elle, ce n’est qu’une fois agressée par l’oiseau qu’elle retrouve ses esprits et le tue à coup de fusil.

La scène prend des allures fantastiques tant cet oiseau, symbole de la Mort, fait l’objet d’une personnification pour devenir – c’est là notre hypothèse de lecture – une figure de l’orateur capable d’envoûter son public malgré l’horreur de son chant. Parce que la « chanson endormeuse » a provisoirement dissimulé le fait que l’oiseau « avait certainement du choléra plein le bec »2, le lecteur pourrait y voir la mise en scène métaphorique d’un chant aussi séduisant que dangereux, aussi lénifiant que mortifère : l’idéologie. Définissant le terme comme « une construction a priori qui, au mépris des faits, propose une interprétation systématique du monde, de l’histoire et de la société [qui] entend tout savoir et tout expliquer »3, JY Guérin perçoit une possible réflexion sur l’idéologie dans les propos du vieux médecin, figure d’intellectuel légèrement en proie au délire : « le choléra se transmet non par contagion, mais par prosélytisme »4. Nous pensons qu’avec l’épisode du corbeau, Giono dénonce métaphoriquement la fascination exercée par ce discours qui inhibe l’esprit critique.

Ainsi, le roman de Giono évoquerait les effets sociaux du discours politique et idéologique,

1 Ibid., p. 318.

2Ibid., p. 317.

3Jeanyves Guérin, Albert Camus :Littérature et politique, op.cit., p. 355.

4 Ibid., p. 170. La citation se trouve pp. 471-472 du Hussard sur le toit. Les italiques sont de Giono.

critiquant les discours qui rendent l’Autre suspect, sans manquer d’égratigner les discours révolutionnaires qui subliment le réel et déforment la réalité.

En somme, si ces deux romans d’épidémie constituent une métaphore de la guerre, le choléra symboliserait l’effet néfaste de l’idéologie et de l’instinct grégaire quand la peste représenterait davantage la privation de liberté physique et psychologique. Pour le dire avec JY Guérin, chez l’un, le mot-clé est « la peur », chez l’autre « l’abstraction »1. C’est dire que Giono insiste sur les relations interhumaines et les phénomènes de foule quand Camus s’interroge sur la nature de notre être-au-monde. D’un côté, il s’agit de montrer comment les discours sociaux contaminent l’existence des uns et des autres, de l’autre comment l’absurde peut s’imposer à chacun. Évidemment, rien n’empêche de considérer que la peste – abstraction puissante et envahissante – incarne l’idéologie dont la propagation biaise les rapports humains et met à mal le langage. Mais alors que Giono écrit un roman du héros et de la foule, Camus multiplie les protagonistes. Chez Giono, on est lâche ou courageux, superbe ou médiocre. Chez Camus, on reste humain et chacun s’efforce de développer une action face à l’absurde, sans qu’une solution unique s’impose.

Tandis que Giono réfléchit à la psychologie des foules par temps de crise, La Peste apparaît comme un roman de la Seconde Guerre Mondiale tant le récit entre en résonance avec les conditions sociales, morales et politiques de son temps. Quelque chose se joue donc dans l’implicite et dans la construction du récit pour suggérer une voie/voix autre. Cet agencement particulier du récit s’est vu attribuer le nom d’allégorie, sans que le terme soit toujours expliqué ou questionné, ce que nous nous proposons de faire dans le chapitre suivant.

3) L’allégorie camusienne : entre tradition et modernité

Cherchant à illustrer le « privilège métaphorique de la fiction », Dominique Viart cite en exemple la « démarche allégorique du Procès, de La Peste ou même du Rivage des Syrtes »2, comme si le roman de Camus constituait une illustration canonique du genre. Sans nommer le procédé employé, Camus n’avait pas manqué d’expliciter son projet :

Je veux exprimer au moyen de la peste l’étouffement dont nous avons tous souffert et l’atmosphère de menace et d’exil dans laquelle nous avons vécu. Je veux du même coup étendre cette interprétation à la notion d’existence en général. La peste donnera l’image

1 Ibid., p. 169 et 174.

2 Dominique Viart, « Écrire avec le soupçon», in Michel Braudeau [et.al.], Le Roman français contemporain, op.cit., p.156.

de ceux qui, dans cette guerre, ont eu la part de la réflexion, du silence et celle de la souffrance morale.1

Il n’en fallait pas plus pour que les critiques nomment « allégorie » ce recours à un motif au moyen duquel l’écrivain donne l’image d’une situation réelle. L’idée mérite toutefois d’être repensée afin de saisir la singularité d’une allégorie qui prend des libertés avec la tradition.

Le terme ne laisse pas d’être problématique en raison d’une définition que les critiques peinent à établir et qui semble avoir fortement évolué depuis l’Antiquité.

Néanmoins, le terme a quelque chose de désuet, connotant le figement et l’hermétisme. À cette difficulté s’ajoute la tension entre « allégorisme » et « allégorèse », c’est-à-dire entre écriture et lecture, cryptage et déchiffrement, tension qu’explore Rabelais dans le prologue de Gargantua, étant bien conscient que l’allégorèse échappe difficilement à l’écueil d’une surinterprétation du texte2 ou à ce qu’Umberto Eco nomme « libre utilisation du texte en tant que stimulus de l’imagination »3. Pour évaluer les rapports entre intention d’auteur et réception, nous étudierons les procédures opératoires qui orientent le lecteur vers un sens. Ces indices sont établis par Henri Morier dans la définition qu’il donne de l’allégorie comme « un récit de caractère symbolique ou allusif. En tant que narration, elle est un enchaînement d’actes ; elle met en scène des personnages (êtres humains, animaux, abstractions personnifiées), dont les attributs et le costume, dont les faits et gestes ont valeur de signe, et qui se meuvent dans un lieu et dans un temps qui sont eux-mêmes des symboles »4.

Précisons qu’à l’instar de Morier et de Patrick Labarthe, nous concevons l’allégorie, non pas comme la simple métaphore filée que décrivait Cicéron lorsqu’il parlait de

« transpositions et de mutations verbales » qui « au fil du texte, constituaient une suite de métaphores », mais comme un récit et un dispositif narratif 5. Ce postulat nous permet d’écarter l’appellation « métaphore » qui renvoie à une figure analogique ponctuelle et fonctionne selon Michel Murat comme un énoncé, c’est-à-dire une « structure linguistique déclenchée par une impertinence prédicative qui rend inadéquat le sens littéral et qui en

1 Albert Camus, Carnets 1935-1948, OC II, p. 979. (nous soulignons)

2 Sur le plan de la réception, l’allégorèse correspondait à l’origine à une interprétation des textes par une

« conscience chrétienne, habituée à chercher la vérité au-delà de la lettre, imprégnée d’une représentation du monde où s’affrontent Bien et Mal ». (Patrick Labarthe, Baudelaire et la tradition de l’allégorie, Genève, Droz, 1999, p. 15) Mais les lectures chrétiennes d’Ovide et d’Homère laissent penser que cette modalité de lecture ne craint pas l’anachronisme.

3 Umberto Eco, Lector in fabula, op.cit., p. 73.

4 Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF, 1961.

5 En cela, nous nous opposons à Michel Le Guern qui considère que « l’allégorie n’est pas nécessairement narrative alors que la parabole ne s’applique qu’à des structures narratives ». (Michel Le Guern, « Parabole, allégorie et métaphore » in Jean Delorme (dir.), Parole-Figure-Parabole, Presses Universitaires de Lyon, 1987, p. 34.). Il s’oppose ainsi à de nombreux théoriciens – notamment Patrick Labarthe – qui font de l’allégorie une manifestation discursive, contrairement au symbole).

commande la réévaluation analogique »1. Or dans La Peste, la représentation « vériste »2 est parfaitement cohérente : le récit n’est pas appauvri quand on met l’accent sur l’épidémie.

Si l’approche allégorique de La Peste en est venue à faire l’objet d’un quasi-consensus, c’est que le récit en présente les soubassements traditionnels : en vue d’assurer un système de cryptage, le récit élabore « une forme d’imagination expressive qui contient et véhicule une vision du monde fondée sur un principe d’analogie »3. Cadre-spatio temporel symbolique, système de personnages binaire, paratexte éclairant : autant d’indices qui participent de la construction d’un sens cohérent et énonçable. Pourtant, le récit n’est pas dénué d’effets de brouillage et de dysfonctionnements qui parasitent l’univocité de l’allégorie traditionnelle. Découlant de la nature du langage qui dévie le projet de l’auteur ou des zones d’ombre que le lecteur peut investir, ces écarts interprétatifs posent la question de la nature du phénomène allégorique. Aussi verrons-nous comment la conception de Walter Benjamin, sans prétendre à une parfaite correspondance, éclaire l’allégorie camusienne, notamment par l’ouverture du sens et l’impossible synthèse qu’elle implique.