• Aucun résultat trouvé

En invitant la mort dans la rue, l’épidémie confronte les hommes à leur finitude à travers un spectacle apocalyptique qui provoque l’effroi tout en engendrant paradoxalement une certaine banalisation de la mort. Jean Delumeau évoque le cas d’infirmières qui en 1722, en Avignon, furent renvoyées pour leur inconduite « parce qu’elles avaient joué à saute-mouton avec des cadavres de pestiférés »3. Si de tels gestes sacrilèges furent rares, fréquents en revanche furent l’abandon des corps et le renoncement aux sépultures individuelles : « ils mouraient pêle-mêle et les cadavres s'entassaient les uns sur les autres ; on les voyait, moribonds, se rouler au milieu des rues et autour de toutes les fontaines pour s'y désaltérer.

Les lieux sacrés où ils campaient étaient pleins de cadavres qu'on n'enlevait pas »4. Le témoignage de Thucydide insiste ici sur l’omniprésence des cadavres dans les lieux publics

1VPS, p. 25 : « genialidad que, por cierto, no le había servido de nada, pues la Neutrona, como todas las de su peña de científicas, estaba desde hacía meses en New Calvary o Mount Olivet criando malvas ».

2 Nous reprenons ici le titre d’un sous-chapitre d’Alain Demurger dans Temps de crises, temps d’espoirs, XIV-XXe siècle, op.cit., p. 18. L’historien y explique comment la Peste Noire a bouleversé le rapport à la mort, d’une part en transformant la représentation idéalisée et sereine de la mort en une obsession macabre ; d’autre part, en favorisant l’interruption du rituel funéraire, c’est-à-dire en brisant la solidarité entre les vivants et les morts.

3 Jean Delumeau, La Peur en Occident, XVIe - XVIIIe siècles, [1970], Paris, Fayard, 1978, p. 158 – Anecdote tirée de Jean-Noël Biraben, « La peste », Le Concours médical, 1963, p.789.

4 Thucydide, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, Livre II, LII, Trad. du grec par Jean Voilquin. Paris, Garnier Flammarion, 1993.

mais aussi sur la négligence des rituels funéraires, une négligence qui selon Montaigne, poussa certains à s’enterrer vivants afin de ne pas servir de pâture aux animaux1.

Ce bouleversement du rapport aux morts et à la mort hante le roman de Camus qui évoque la suppression des veilles, puis la réutilisation des cercueils pour les va-et-vient entre l’hôpital et le cimetière avant le recours aux fosses communes dans lesquelles la séparation homme/femme est abolie : « on enterra pêle-mêle, les uns sur les autres, hommes et femmes, sans souci de la décence » (181). Les vivants se préoccupent avant tout d’assurer leur propre survie : « absorbés par les queues à faire, les démarches à accomplir et les formalités à remplir s’ils voulaient manger, les gens n’eurent pas le temps de songer à la façon dont on mourait autour d’eux et dont ils mourraient un jour » (180). Entre survivre et s’occuper de leurs morts, les Oranais ont fait un choix. Pour autant, ce choix fait-il l’objet d’une critique de la part du narrateur ou s’explique-t-il par un souci pragmatique légitime ? Alors que rien ne permet de trancher la question chez Camus, la condamnation semble évidente dans Ensaio sobre a Cegueira où le narrateur, tout en reconnaissant la pénibilité de cette tâche pour des aveugles, condamne l’égoïsme de ceux qui sont prêts à renoncer à cet effort au profit de leur bien-être personnel : « Quand le médecin […] dit, mal à l’aise, Allons donc enterrer ces malheureux, pas un seul volontaire ne se présenta. Étendus sur leur lit, tout ce que voulaient les aveugles c’était de pouvoir mener à bon terme leur brève digestion […] »2 (108). Le moment de l’inhumation est donc conditionné par l’heure du déjeuner et sans cesse différé, si bien que sans l’obstination de la femme, les morts seraient probablement restés au soleil. Avec cette négligence du rituel funéraire, c’est la transmission d’un héritage, d’une parole, d’une histoire qui est abandonnée. Michel de Certeau montre bien que la gestion des corps et la mise en place des rites funéraires participe d’une nécessaire séparation entre le monde des morts et celui des vivants3. Dénigrant leurs morts, les prisonniers de l’épidémie prennent le risque de saper les fondements de la communauté en brisant une tradition qui pourrait amputer leur avenir.

À l’inverse, malgré l’interdiction du médecin qui lui demande de renoncer à préparer les cadavres, Jacob ne peut s’empêcher d’accomplir sa tâche avec application :

1 Montaigne évoque ainsi des paysans menacés par la peste qui creusaient leur propre tombe et rabattaient la terre sur eux : « Tel sain, faisait déjà sa fosse ; d’autres s’y couchaient encore vivants ; et un manœuvre des miens avec ses mains et ses pieds, attira sur soi sa terre en mourant. » (Les Essais, III, chap XII, texte établi par Pierre Michel et Albert Thibaudet, Paris, Folio Classique, pp. 290-291)

2 ESC, p. 93 : « Quando o médico […] disse pouco à vontade, Itamos lá então enterrar aqueles, não se apre-sentou um só voluntário. Estendidos nas camas, os cegos o que queriam era que os deixassem lesar a bom termo a breve digestão. »

3 Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire [1975], Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 2002.

Tu sais bien que tu n’es pas censé le faire, mais tu trouves un fût vide, tu déroules un tuyau, tu pratiques une incision derrière la cheville et tu tournes la manivelle pour incliner la table. Tu prendras tes précautions ; Doc n’en saura rien.1 (87)

Prenant le contrepied de la traditionnelle négligence envers les morts, O’Nan joue avec l’imaginaire de l’épidémie. Si un tel respect des morts paraît admirable, le lecteur finit malgré tout par s’interroger sur cette obsession des cadavres dès lors que Jacob passe outre les mesures d’hygiène et oublie l’urgence d’une action pour les vivants. Dans les dernières pages, le lecteur découvrira que la noblesse du geste cache en réalité la culpabilité et la folie.

2) La recherche de solutions pragmatiques

Si l’incompréhension qui entoure toute épidémie laisse souvent place à la résurgence des peurs archaïques et aux dérives subséquentes, certaines actions prétendent lutter rationnel-lement contre la maladie. Analysant la gestion de l’événement, Gaëlle Clavandier distingue deux types de « régimes » de prise en charge de la catastrophe : un régime fataliste qu’elle associe à la masse des individus, et un régime plus pragmatique dont relèverait l’action institu-tionnelle2. La première opération d’objectivation du mal, aussi simple soit-elle, consiste à le nommer.

2.1) « La peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom) »

3

Depuis la Fontaine et sa fameuse périphrase « un mal qui répand la terreur », la désignation de l’épidémie pose problème, comme si la nomination se faisait invocation.

Même les personnages du roman contemporain sont en proie à de telles angoisses, réactivant les vieilles croyances qui interdisaient de prononcer le nom du Malin de peur qu’il n’apparaisse. Comme l’explique Marthe Robert dans Livre de lectures, « le mot, investi magiquement du même pouvoir que son contenu, reste pour nous l’objet d’un culte superstitieux : nous le croyons toujours capable de déchaîner ou, s’il est invoqué spécialement à cet effet, de conjurer les forces actives dont il est le signe indifférent »4. Or cette

1 PFD, p. 62: « You know you’re not supposed to, but you find an empty cask and run a hose to it, make a slit behind her ankle and crank the table so it tilts. You’ll be careful; Doc won’t know. »

2 Gaëlle Clavandier. La Mort collective : Pour une sociologie des catastrophes, op.cit.

3 Dans « Les Animaux malades de la peste », La Fontaine consacre les quatre premiers vers de sa fable au tableau d’un inexorable fléau de dimension cosmique. Toutefois, l’identification de la peste se fait attendre et ce n’est qu’après une périphrase que le mot est prononcé, comme à regret : « La Peste, (puisqu’il faut l’appeler par son nom) » (v.4).

4 Marthe Robert, Livre de lectures, Paris, Grasset, 1977, p. 124.

désignation, aussi pénible soit-elle, est nécessaire à l’établissement d’un diagnostic et à la mise en place de mesures efficaces.

Cette difficulté à nommer l’innommable s’avère commune aux œuvres du corpus, posant la question des liens entre l’épidémie et le langage. Rieux a sans doute raison de rappeler que la peste n’est pas une affaire de mot : « Ce n’est pas une question de vocabulaire, mais de temps » (59). Rien ne sert de parler, il faut agir à temps. Pourtant, la lutte contre l’épidémie ne saurait se passer de cet acte de reconnaissance permettant une emprise, même minimale, sur la maladie. Ce décalage entre les premiers ravages de la maladie et son identification s’exprime, dans Las virtudes del pájaro solitario, à travers la métaphore de « la femme dont on entend le pas lourd avant de voir son visage »1 (14). D’ailleurs, l’épidémie n’est jamais nommée, uniquement désignée par des périphrases : si celles-ci permettent de ne pas dénaturer une maladie aux multiples facettes, elles interdisent une appréhension globale du phénomène et entravent la guérison. Cette désignation devient également problématique chez Saramago où le nom de la maladie n’est pas seulement à dévoiler mais à inventer.

Si par temps de crise, le premier acte efficace et courageux consiste à nommer le mal, on comprend que le médecin puisse prétendre, au sein de l’univers diégétique, à un statut sinon héroïque du moins honorable. Nous verrons toutefois qu’il n’en va pas toujours ainsi dans le roman contemporain qui se propose de reconsidérer cette figure.