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Une réception sporadique chez les auteurs dramatiques allemands

Le théâtre allemand et les modèles français avant Gottsched

1.2. La réception de la comédie française

1.2.1. Le statut privilégié de Molière

1.2.1.4. Une réception sporadique chez les auteurs dramatiques allemands

1.2.1.4.1. Christian Weise (1641-1706)

Recteur du lycée de Zittau (Saxe), Christian Weise écrit des comédies qu’il fait jouer à ses élèves afin d’exercer leur diction et leur sens moral3. Kurt Levinstein a établi que le dramaturge pédagogue connaissait non seulement le Théâtre des comédiens anglais et français, mais aussi les textes originaux français4. Il met au crédit de l’étude de Molière un certain nombre de progrès techniques de Weise, comme le développement de l’intrigue et l’approfondissement des caractères, qui lui permettent de quitter le domaine de la farce pour évoluer vers un genre à la fois plus réaliste et plus épuré. Le Latiniste persécuté (Der verfolgte Lateiner, 1696), une adaptation des Précieuses ridicules, témoigne pour Levinstein d’une réception active, qui assimile et adapte au caractère allemand des traits français (lesquels perdent selon lui inévitablement de leur finesse).

1 Un exemple parmi d’autres : « Das steinerne Todten=Gastmahl des Don Pietro. Oder : Schöck=Schau= und Denck=Spiegel ruchloser verkehrter Jugend, in Don Juan d’Avalos mit Hanns=Wurst 1. Dem unglückseeligen Hof=Meister. 2. Dem lächerlichen Sitten=Lehren. 3. Dem erzwungenen Dieb. 4. Dem furchtsamen Passagier. 5. Dem glückseeligen Windmacher. 6. Dem von denen Gespenstern erschröckten Gast. – Nach Vollendung dieser admirablen Vor=Action wird mit einer extra lustigen Operetta Bernescha, Oder Musicalischen Lust=Spiel aufgewart : Hanns Wurst / sein übel ausgeschlagenes Jäger=Recht / und Die eigensinnige Jägerinnen, und allgemeine Männer=Feindinnen » (joué en 1748 à Nuremberg par la troupe de Schulz ; cf. Reinhart Meyer, Bibliographia Dramatica et Dramaticorum, Kommentierte Bibliographie der im

ehemaligen deutschen Reichsgebiet gedruckten und gespielten Dramen des 18. Jahrhunderts nebst deren Bearbeitungen und Übersetzungen und ihrer Rezeption bis in die Gegenwart, 2. Abteilung : Einzeltitel,

Tübingen, Niemeyer, 1986-2003). Une affiche placardée à Hambourg en 1719 présente même Le Tartuffe comme une « Hauptaction » (cf. A. Ehrhard, Molière en Allemagne, p. 96).

2 Cf. J. F. Schütze, Hamburgische Theatergeschichte, p. 40.

3 Au sujet de cet auteur, voir Christian Weise. Dichter – Gelehrter – Pädagoge. Beiträge zum ersten

Symposium aus Anlaβ des 350. Geburtstages, Zittau, 1992, hrsg. von Peter Behnke und Hans-Gert Roloff,

Bern, Peter Lang, 1994, et l’ouvrage de Konradin Zeller, Pädagogik und Drama. Untersuchungen zur

Schulkomödie Christian Weises, Tübingen, Niemeyer, 1980.

4 C’est ce que Kurt Levinstein démontre dans son étude Christian Weise und Moliere. Eine Studie zur

Les progrès dramaturgiques et l’optique pédagogique qui les accompagne préparent le terrain à la comédie des Lumières. Il faut cependant se garder de surestimer l’influence des œuvres de Weise, qui étaient exclusivement destinées à un usage scolaire et non professionnel1. Son rapport à Molière témoigne en tout cas de la réception de la comédie française dans les milieux cultivés à la fin du XVIIe siècle.

1.2.1.4.2. Christian Reuter (1665-1712)

Les comédies satiriques de cet ancien étudiant de Leipzig sont difficilement classables : ce sont des attaques ad hominem qui se distinguent par une peinture haute en couleur des caractères et par l’absence flagrante de construction de l’intrigue. C’est une réalité crue que l’auteur nous donne à voir, celle d’un milieu petit bourgeois typiquement allemand, dans une langue assez fruste, directement transposée sur scène. Il ne s’agit pas pour autant d’une image fidèle de la réalité, mais d’une satire, caricaturale à l’extrême et souvent violente. Reuter ne se soucie pas d’art dramatique mais simplement de divertissement : ses comédies ne sont pas, elles non plus, destinées aux troupes professionnelles ou à une quelconque scène. Il est probable qu’elles devaient être plutôt lues (voire déclamées) par un public qui connaissait les personnes caricaturées2.

Le titre de sa première comédie, L’Honnête Femme, oder die Ehrliche Frau zu Plissine (1695), et les indications qui l’accompagnent – « Traduit du français », ou encore « Emprunté pour la majeure partie à Molière »3–, incitent à tenir la pièce pour une adaptation des Précieuses ridicules (1659)4. Mais pour Reuter, cette référence est en fait avant tout une tentative pour déguiser son pamphlet et éviter ainsi les accusations de calomnie5. Certes, l’auteur utilise le thème des jeunes vaniteuses abusées par des farceurs, mais sans l’intégrer véritablement à l’intrigue. La scène concernée, beaucoup plus courte que son équivalent chez Molière, est insérée à seule fin de renforcer le ridicule des filles de Mme Schlampampe, et n’est ainsi qu’un moyen parmi d’autres de caractérisation des personnages. Reuter ne jouit que d’une culture littéraire manifestement limitée et l’on ne

1 Comme le prouve le nombre toujours important de personnages, alourdissant la pièce mais permettant de fournir un rôle à chaque élève.

2 Voir Wolfgang Hecht, Christian Reuter, Stuttgart, Metzler, Sammlung Metzler Bd. 46, 1966.

3 « Aus dem Französischen übersetzet » et « Aus den Mollière meistens genommen ».

4 Cf. H. Steinmetz, Die Komödie der Aufklärung, p. 14 et A. Ehrhard, Molière en Allemagne, p. 104-111. W. Hecht estime même que l’intrigue de L’Honnête Femme imite jusque dans les détails celle des Précieuses

ridicules (Christian Reuter, p. 14 sq).

5 Voir Stefan Grunwald, « Molière und die Dramaturgie Christian Reuters », in : G. Hoffmeister (Hg.),

peut guère parler de « réception » de Molière à partir du simple épisode ponctuel que nous venons d’évoquer1. En revanche, cette prétendue source française est révélatrice du rôle que Molière joue dès cette époque dans le champ littéraire : il est une instance de légitimation pour les auteurs qui se réclament de son héritage ou de sa plume.

1.2.1.4.3. Johann Ulrich König (1688-1744)

König commence sa carrière littéraire à Hambourg par divers poèmes (Oratorium), dans l’esprit de Brockes, et participe en 1715 à la création de la Teutschübende Gesellschaft, société patriotique et bourgeoise de promotion de la langue et de la littérature allemandes. Il manifeste un grand intérêt pour l’opéra et son histoire à Hambourg, prend parti pour un genre allemand, et tente de le sauver du déclin en allégeant le style et en resserrant les intrigues. Il écrit lui-même les livrets d’une quinzaine d’opéras, de 1710 à 17272. À partir de 1720, il devient le poète officiel de la cour de Dresde. Sa production comporte dès lors de nombreux poèmes de circonstance, mais aussi un poème épique, des pastorales et deux comédies, publiées en 1725 : Le Monde renversé (Die verkehrte Welt)3 et Les Mœurs de Dresde (Der dresdener Schlendrian)4. La scène du Monde renversé traitant du théâtre allemand5 lui vaut les faveurs de Gottsched, qui le qualifie de « Molière allemand », travaillant à la cour de Dresde à la même œuvre que lui dans ses revues hebdomadaires6. On ne peut pourtant pas affirmer que König puise à la source

1 S. Grunewald estime que Reuter ne connaissait sans doute Les Précieuses ridicules que par le biais d’une représentation théâtrale (« Molière und die Dramaturgie Christian Reuters », p. 276).

2 Cf. Franklin Kopitsch,Grundzüge einer Sozialgeschichte in Hambourg und Altona, Hamburg, Christians,

1982, p. 265 sq et Laure Gauthier, Opéra baroque et identité culturelle nord-allemande. Le Gänsemarktoper

de Hambourg, genèse et apogée (1648-1728), thèse de doctorat, études germaniques, Paris IV, 2003, vol. 2,

p. 594-626.

3 Cette petite comédie en un acte est très librement inspirée du Monde renversé (1718), comédie en un acte du Théâtre de la Foire Saint-Laurent, par Lesage et d’Orneval.

4 A. Ehrhard souligne la parenté de certains personnages avec ceux de Molière (Le Misanthrope et L’École

des Femmes) et cite un dialogue rappelant l’art du Français (Molière en Allemagne, p. 148-150).

5 Ibid., résumé et extraits, p. 145-148. König plaide pour la moralité, la bienséance, la cohérence de l’intrigue et des scènes, et le rejet du style baroque tout autant que de la farce grossière. Le thème du théâtre est spécifique à König ; on ne le retrouve pas dans la pièce française du Théâtre de la Foire.

6 « Die verkehrte Welt war ein Meisterstück in dieser Gattung, darinnen etliche Frauenzimmer, ein Sachwalter, ein junger Stutzer u. a. m. aus der verkehrten Welt eingeführet wurden, welche durch ihre gute Sitten, die Fehler unsrer Welt sehr sinnreich beschämten. Insonderheit kam vieles von der teutschen Sprache, und Poesie darinnen vor, welches euren biβherigen Vorstellungen von diesen Materien so ähnlich war, daβ ich hätte schweren wollen, unsre Hallische Tadlerinnen müβten die Urheberin dieses Schauspieles seyn. »

Die Vernünftigen Tadlerinnen, 1725-1726, neu herausgegeben von Helga Brandes, Hildesheim-New York,

G. Olms, 1993, 44. Stück, 31. Oct. 1725, Bd. 1, p. 348-351. Gottsched entre en contact avec König, lors que ce dernier est au sommet de sa renommée littéraire : le Professeur a besoin d’alliés influents à la cour de Saxe pour son projet de réforme et pour sa promotion personnelle. L’activité littéraire de König décroît après 1730. Le poète a de nombreuses occupations à la cour et les attaques répétées le découragent – entre autres celles

moliéresque : son inspiration vient plutôt du Théâtre de la Foire et du Nouveau Théâtre italien (en particulier de Legrand)1. Une fois de plus, la référence à Molière joue bien plus un rôle de caution que de réelle source d’inspiration. Elle est avant tout un titre de gloire qui sert à placer le poète de cour au rang des grands comiques reconnus. Ces petites pièces connaissent un vif succès2.

1.2.1.4.4. Christian Friedrich Henrici, dit Picander (1700-1764)

La veine satirique de cet auteur acerbe s’exerce principalement contre les mœurs à la mode, les femmes et les professions traditionnellement caricaturées comme les médecins, les avocats ou les érudits3. Au début des années 1720, il se fait un malin plaisir à prendre le contre-pied de Gottsched en publiant ses Nouvelles, un périodique frivole, satirique et galant, qui provoque rapidement l’ire du Professeur4. En 1725, il publie trois pièces, d’abord éditées séparément, puis l’année suivante sous forme d’un recueil : Les Mœurs estudiantines (Der Academische Schlendrian), L’Épreuve des femmes (Die Weiber=Probe) et Le Buveur invétéré (Der Ertz=Säuffer). Ces œuvres ne font pas preuve d’une grande originalité, mais savent exploiter les ficelles traditionnelles des canevas farcesques. Malgré les positions affirmées dans la préface du recueil, qui insiste sur la valeur morale de la comédie et l’absence de grossièreté, les comédies de Picander sont loin de satisfaire pleinement à ces exigences5. La première rappelle le style de König, la seconde est davantage dans l’esprit de la comédie italienne6, et la dernière s’inspire du modèle espagnol. Molière ne semble pas avoir été l’une de ses sources ; les satires communes de certains personnages (médecins, précieuses, etc.) appartenant au fonds de la tradition comique, et les points de convergence restant vagues, il est difficile et plus qu’hasardeux d’affirmer ici une quelconque filiation. Paul Schlenther laisse entendre que Picander

de Gottsched, avec lequel il se brouille pour raisons personnelles et esthétiques, notamment au sujet de l’opéra. Pour les détails de la relation entre le Professeur et le poète de cour, voir Max Rosenmüller, Johann

Ulrich König. Ein Beitrag zur Literaturgeschichte des 18. Jahrhunderts, Diss., Leipzig, 1896, p. 47-60.

1 Cf. W. Hinck, Das deutsche Lustspiel und die italienische Komödie, p. 142-155.

2 Éditées à trois reprises, l’auteur a pourtant du mal à les faire représenter et se plaint, tout comme Gottsched quelques années plus tard, de l’ignorance et de la médiocrité des acteurs (cf. M. Rosenmüller, König, p. 149, et W. Hinck, Das deutsche Lustspiel und die italienische Komödie, p. 142-155).

3 Sur l’œuvre théâtrale de Henrici, voir Paul Flossman, Picander, Diss. Leipzig, Liebertwolkwitz, 1899, p. 66-120, ainsi que le chapitre que lui consacre D. Brüggeman, Die sächsische Komödie, p. 22-42.

4 La querelle entre les Nouvelles et Les Frondeuses raisonnables puis L’Homme de bien est évoquée en détail par P. Flossman, Picander, p. 45-61.

5 Christian Friedrich Henrici, Picanders Teutsche Schau=Spiele, Berlin, Franckfurth und Hamburg, 1726, « Vorbericht an den Leser ».

6 Cf. A. Ehrhard, Molière en Allemagne, p. 111-113 et surtout W. Hinck, Das deutsche Lustspiel und die

pourrait être l’auteur de la préface à la traduction de 1729 d’une comédie de Lesage et d’Orneval, Le Jeune Vieillard (1722)1. Cette supposition reste cependant sans véritable fondement. Henrici puise manifestement à diverses traditions comiques véhiculées par les théâtres ambulants, sans qu’une identification précise des sources soit possible.

Durant cette première phase de réception de la comédie française, Molière jouit certes d’un statut privilégié, mais cela ne signifie pas que ses pièces soient lues. En fait, il s’avère que le célèbre dramaturge n’est pas tant connu par son œuvre que par sa renommée. Avant ses comédies elles-mêmes, c’est son aura qui traverse les frontières ; par conséquent, il représente à cette époque bien plus une autorité de référence abstraite qu’un modèle dramaturgique concret.