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Le « Molière allemand », incarnation d’un transfert idéal

La réforme gottschédienne et les modèles français

2.4. Le « Molière allemand », incarnation d’un transfert idéal

Nous nous arrêtons ici un instant sur une expression révélatrice de la problématique des transferts culturels et qui mérite un petit éclaircissement : il s’agit du titre de « Molière allemand ». Ce dernier se rencontre fréquemment dès qu’il est question d’évaluer un auteur comique, et semble être le titre ambitionné par tout dramaturge allemand de l’époque. Conséquence de son statut privilégié évoqué précédemment, le Français représente la référence absolue, n’en déplaise à Gottsched. Et Gottsched lui-même semble d’ailleurs avoir dans un premier temps accepté et utilisé cette figure emblématique, notamment au sujet de Johann Ulrich König. Après avoir assisté à une représentation du Monde renversé, il déclare ainsi dans son hebdomadaire moral Les Frondeuses raisonnables :

D’autres hommes habiles, entre autres ce Molière allemand à la cour de Dresde, travaillent à la même œuvre que celle que vous avez entreprise jusqu’à aujourd’hui dans vos feuilles hebdomadaires.1

Vollkommenheit eines Lustspiels als itzt, da man sich an vielfache und in einander laufende Handlungen, an die gröβere Verwicklung, und den gedrängtern Dialog der englichen Stücke gewöhnt hat. » Ibid., p. 5 sq.

1 « Andre geschickte Männer, unter andern auch dieser teutsche Molière am Dreβdenische Hofe, [arbeiten] an eben dem Werke, welches ihr in euren wöchentlichen Blättern bisher getrieben habt. » Die vernünftigen

Au vu des réserves émises plus tard par l’auteur de l’Art poétique critique, on pourrait certes y voir une critique sous-jacente. Mais Gottsched était à cette époque sincèrement favorable au poète officiel de la cour de Dresde : il s’agit bien d’un titre honorifique, et non d’un reproche déguisé.

Ossenfelder, un ami de jeunesse de Lessing, exprime dans une lettre de 1748 l’admiration générale des étudiants de Leipzig pour le comique français : l’ambition des jeunes littérateurs est bien de « marcher sur les traces du grand Molière »1. Puis, s’adressant à son camarade, il s’écrie :

Tu seras peut-être un Molière. Ah ! si je pouvais seulement espérer être un jour ton Baron !2

Et Lessing semble lui faire écho dans une lettre à son père, le 28 avril 1749 :

Si l’on pouvait à bon droit me décerner le titre de Molière allemand, je pourrais être assuré d’une gloire éternelle. À dire vrai, j’ai grande envie de mériter ce titre ; mais il est si imposant, et je suis si peu de chose, qu’il y a là de quoi étouffer la plus grande des ambitions.3

Mais cela ne l’empêche pas de persévérer, et de vouloir continuer à s’essayer dans un genre où les Allemands ne se sont pas beaucoup aventurés, jusqu’à produire des chefs-d’œuvre. L’expression resurgit dans sa préface aux œuvres de son cousin Mylius, avec des accents de regret :

J’aurais voulu vous tendre un piège et vous faire dire que mon ami était le Molière allemand. Un Molière allemand ! et ce serait mon ami ! Oh, si seulement c’était vrai ! si seulement c’était vrai !4

Löwen, lorsqu’il présente les œuvres de Krüger, estime que sans une mort prématurée, ce dernier serait sans doute devenu « un Molière allemand » (expression qu’il

1 « Doch diese schreckt uns nicht, den groβen Molieren / Zu folgen, und zugleich den göttlichen Voltären / Im Trauerspiele treu und willig nachzugehen, / Und beyder Meisterstück zu lesen und zu sehn. » In :

Gotthold Ephraim Lessing Werke und Briefe, Briefe von und an Lessing 1743-1770, hrsg. v. H. Kiesel et alii,

Deutscher Klassiker Verlag, Frankfurt/M, 1987, p. 13.

2 « Wirst du ein Molier, / Wenn ich nur hoffen dürft und einst Dein Baron wär ! » Ibid., p. 14.

3 « Wenn man mir mit Recht den Tittel eines deutschen Molière beylegen könnte, so könnte ich gewiβ eines ewigen Nahmens versichert seyn. Die Wahrheit zu gestehen, so habe ich zwar sehr groβe Lust ihn zu verdienen, aber sein Umfang und meine Ohnmacht sind zwey Stücke die auch die gröste Lust erstücken können. » Lettre de G. E. Lessing à Johann Gottfried Lessing du 28 avril 1749, LM 17, p. 16.

4 « Ich hätte Ihnen ein so vortreffliches Quidproquo machen wollen, daβ sie meinen Freund den deutschen Moliere nennen sollten. Ein deutscher Moliere ! und dieser mein Freund ! O wenn es doch wahr wäre ! Wenn es doch wahr wäre ! » G. E. Lessing, Vermischte Schriften des Herrn Christlob Mylius, Vorrede, LM 6, p. 402.

reprend d’ailleurs dans son Histoire du théâtre allemand)1. Sous la plume du préfacier, c’est un hommage posthume à l’auteur que Krüger aurait pu être… Plus qu’une juste appréciation de ses talents, il faut surtout y voir un regret. Löwen déplore non seulement la disparition de Krüger et sa carrière interrompue en si bon chemin, mais surtout la disparition d’un espoir qui s’incarnerait dans ce Molière allemand que l’on attend toujours. Dans cette même préface, le critique évoque le pendant tragique de Krüger que pourrait représenter Christian Felix Weiβe : pour peu qu’il décide d’appliquer son talent à la tragédie, il pourrait bien devenir pour sa part le « Voltaire allemand ». Löwen semble d’ailleurs affectionner tout particulièrement ces tournures, puisque l’on trouve aussi sous sa plume l’expression de « Louis XIV allemand »2. Preuve supplémentaire s’il en est du prestige du modèle dramatique et institutionnel français. Car même lorsque les modèles changent, l’idéal reste celui de la France : pour Christian Heinrich Schmid, Weiβe n’est ni un Molière, ni un Voltaire, mais « un Destouches et un La Chaussée allemand »3.

Auguste Ehrhard avait déjà souligné l’existence de ce titre de « Molière allemand » ; il y voyait « l’attente d’un Messie » qui pourrait enfin donner à l’Allemagne un théâtre national4. Dans cette expression récurrente, on trouve en fait résumée toute la tension caractéristique de l’époque entre le modèle étranger et la volonté nationale. Il ne s’agit pas de traduire, mais de produire de l’allemand dans le style de Molière, à l’égal de Molière. König, Krüger, Lessing, Mylius sont autant de jeunes auteurs dévoués à la comédie et à la littérature nationale qui s’efforcent d’allier imitation et originalité, la France et l’Allemagne. Cette attente de la naissance d’un grand auteur dramatique digne de succéder aux plus grands noms du Panthéon des Lettres ne s’arrête d’ailleurs pas à cette époque. Les Allemands rêvent encore au XIXe siècle de cette figure nationale idéale, qui prend alors – signe des temps – les traits d’un « Shakespeare allemand »5.

1 Johann Christian Krügers Poetische und Theatralische Schriften, Préface, Leipzig, 1763 : « Sein blinder

Ehemann, seine Candidaten, und alle seine übrigen Lustspiele enthalten so viele Originalzüge, und sind mit

so vieler Munterkeit und Feinheit geschildert, daβ man das zu frühe Ende eines Dichters bedauern muβ, der vielleicht bey reifern Jahren ein deutscher Molière geworden wäre ». Geschichte des deutschen Theaters, p. 49 : « Er hatte alle Anlagen, ein deutscher Moliere zu werden ; aber er starb zu frühe, und sein Verlust war für die deutsche Bühne groß ».

2 Cf. J. F. Löwen, Geschichte des deutschen Theaters, p. 69.

3 « Ein deutscher Destouches und La Chaussée », C. H. Schmid, Theorie der Poesie nach den neuesten

Grundsätzen und Nachricht von den besten Dichtern nach den angenommenen Urtheilen, Leipzig, 1767,

Nachdruck Frankfurt/M, 1972, p. 495 sq ; cité par O. Ihle, Im Reich der Möglichkeit, p. 57.

4 A. Ehrhard, Les Comédies de Molière en Allemagne, p. 167.

5 Cf. Christine Roger, La Réception de Shakespeare en Allemagne de 1815 à 1850, propagation et

CONCLUSION

Gottsched et la comédie française sont bien les deux autorités qui président au développement de la comédie de l’Aufklärung. Si l’action de Gottsched est aujourd’hui reconnue à sa juste valeur, on a encore trop souvent tendance à vouloir limiter son influence à une période extrêmement restreinte, entre 1730 et 1750. Or, le fait qu’il soit vivement contesté après cette date et expressément repoussé par la plupart des auteurs de la nouvelle génération, ne signifie pas que ses principes aient tous été jetés par-dessus bord. Il ne faut pas négliger la continuité qui s’établit en arrière-plan dans les théories dramatiques au XVIIIe siècle, comme le remarque Roland Krebs :

L’héritage gottschédien se transmet ainsi, sans que l’on s’en soit toujours rendu compte, d’une manière souterraine, honteuse presque. La plus grande partie de l’Aufklärung admettra jusqu’à la fin du siècle ses principes essentiels.1

Certains, tels Gellert, donnent certes la priorité à l’émotion et à la vertu sur le rire et la satire des vices, mais tous s’accordent au fond sur la mission morale de la comédie, le rejet de l’improvisation et de la farce, le choix d’une langue naturelle et décente – c’est-à-dire sur tout un ensemble de critères qui sont censés élever le genre comique à la dignité qu’il mérite. Ces objectifs gottschédiens ne seront jamais remis en cause2. D’autre part, la méthode elle-même de l’imitation des Français, censée perfectionner la littérature dramatique allemande et l’amener progressivement à prendre sa place au niveau européen, est systématiquement préconisée par les auteurs de notre corpus. Même si, en l’occurrence, le ou les modèles de comédie française sont variables selon les choix esthétiques de chacun, le principe, lui, est bien reconnu par tous.

1 R. Krebs, L’Idée de « Théâtre National », p. 210. Voir aussi p. 228 sq.

2 W. Hinck remarque que Gellert ne fait à vrai dire que tirer les conséquences du principe fondamental de l’Art poétique critique : choisir d’abord un principe moral puis une intrigue propre à le rendre manifeste (Das

La forte présence de la comédie française est un second élément de continuité tout au long du siècle. Nous avons vu à quel point la production française était omniprésente à partir des années 1730, à la fois dans la théorie et dans la pratique, et quel rôle primordial était assigné à ce modèle. Il s’agit maintenant d’analyser comment cette présence et ce rôle se transcrivent – ou non – dans la production originale.