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Qu’est-ce qu’un original allemand ?

3.3.1. Le plan originel et les modifications de Gottsched

3.3.1. Le plan originel et les modifications de Gottsched

Voici l’argument de la pièce, tel que l’auteur le soumet alors à son maître, chargé de juger du projet avant sa réalisation finale :

M. Zankmann, qui a l’air tout aussi farouche qu’un lion, et possède donc la mine que doit avoir un juge selon le vieux miroir saxon, a été considéré comme fou et relevé de ses fonctions de juge, parce qu’il voulait tout régler dans les procès selon les anciens usages germaniques. Il a une jolie fille et un fils joyeux, pour lesquels il entretient un vieux précepteur rébarbatif, M. Causemacher. Ce dernier, de même un avoué révoqué, est tombé amoureux de la fille, et bien que celle-ci soit déjà secrètement promise à un jeune et galant étudiant, fils d’un riche patricien, et qu’elle ait, qui plus est, conçu une haine mortelle à l’encontre du vieux précepteur, il songe pourtant à la contraindre au mariage par l’accord et l’ordre de son père. Il a en effet réussi à gagner à sa cause ce vieux fou de Zankmann en se conformant en tout à son délire et en lui suggérant d’organiser sa juridiction domestique conformément aux formes des procès, et de régler toutes les querelles de sa maison selon l’ordre du droit. Cette proposition a enthousiasmé à ce point le vieillard qu’il a fait détruire chez lui quatre pièces pour en faire un somptueux tribunal, et qu’il a presque rasé toute sa maison, l’a disposée à la façon d’un hôtel de ville, et l’a divisée en appartements spécifiques, pour le secrétariat, pour les archives, etc. Ainsi, le vieux Causemacher l’a tellement ravi qu’il ne l’a pas seulement nommé principal avoué de son tribunal domestique, mais qu’il veut aussi forcer sa fille à le prendre pour époux, et ce le jour même. Par bonheur, M. Witzig, le véritable amant de la jeune fille, et un ami intime de son frère, rentre de voyage. Il rapporte un singe japonais, qui lui sert de valet. Pendant que son maître M. Witzig se trouve dans la maison de Zankmann, le singe pénètre dans le cabinet du précepteur, qu’il trouve ouvert, et barbouille le Corpus Juris de l’avoué hérité de son arrière-grand-père ; il considère donc l’ouvrage ob pretium affectionis comme inestimable et juge le dommage causé irréparable. Il dépose par conséquent une plainte auprès du tribunal domestique de Zankmann, ex tit : Si quadrupes, etc. contre M. Witzig. Ce dernier présente toutes les défenses aussi bien de retardement que d’obstruction, par exemple Fori non competentis, non competentis actionis, car en effet son valet singe n’est pas un quadrupes, mais un bipes, etc. Mais le plaignant affirme le contraire : et prouve par le droit que même si le forum delicti et deprehensionis n’avait pas eu lieu, l’accusé devrait quand même se présenter devant ce tribunal domestique. M. Witzig se soumet enfin à cette contrainte juridique, se réserve quaevis competentia et réclame, en tant qu’étranger et voyageur, le droit d’hospitalité, afin que l’affaire puisse être réglée avant le coucher du soleil ; et comme le plaignant lui fait un procès conveniendo es tit. Si quadrupes, lui-même le poursuit par une contre plainte reconveniendo au sujet de sa fiancée, la fille de la maison. Sur ce, ils recessiren doublement l’un contre l’autre, et finalement le verdict tombe :

1 Nous rappelons ici les propos de l’auteur dans sa lettre à Gottsched (12 janvier 1743), déjà évoquée : « Suite aux ordres de votre Magnificence, j’ai lu Les Plaideurs de Racine », écrit-il, « et je me suis proposé d’en faire une imitation. […] Tout ce que je crains, c’est que la charge soit peu forte. Mais ce n’est qu’une imitation de Racine, et j’obéis en cela à votre Magnificence. » Cf. supra, p. 110.

l’accusé doit donner le singe au plaignant noxae e., mais ce dernier doit lui céder la fiancée. Ainsi doit se conclure la pièce.1

Quistorp attend l’approbation et les conseils du professeur avant de se lancer dans la rédaction complète de la comédie. Il faut croire que Gottsched a trouvé quelques rectifications nécessaires, car la version finale de 1744 connaît des modifications notables2 :

 Tout d’abord, l’animal fautif n’est plus un singe mais un bouc. La raison de ce changement reste assez obscure, la vraisemblance ne souffrant pas plus du singe que du bouc. On nous explique que cet animal, placé dans une étable, est censé par son odeur éloigner les rats des chevaux. Zierlich a observé cet usage à l’étranger et a décidé de l’adopter (I, 9). Or, entretenir un singe en guise de valet peut tout aussi bien passer pour une tocade importée (l’exotisme est à la mode dans le Grand Monde), et n’est pas particulièrement invraisemblable. Les saltimbanques du

1 « Herr Zankmann, der ganz grieβgrimmig, wie ein Löw aussiehet, und also recht das Gesicht hat, was ein Richter nach dem alten Sachsenspiegel haben soll ; ist weil er alles in dem Processe auf den alten deutschen Fuβ setzen wollen, als aberwitzig, von seinem geführten Richteramte abgesetzet worden. Er hat eine feine Tochter, und einen lustigen Sohn, denen er einen alten verdrieβlichen Hofmeister, der Hr. Causemacher, hält. Dieser, so gleichfalls ein abgesetzter Sachwalter ist, hat sich in die Tochter verliebet : und obgleich diese einem jungen und galanten Studenten, eines reichen Patrioten Sohn, sich bereits heimlich versprochen, und überdieβ einen tödlichen Haβ wieder ihren alten Hofmeister gefasset hat ; so gedenket er doch dieselbe durch ihres Vaters Einwilligung und Befehl zu zwingen, ihn zu nehmen. Er hat nämlich den alten Wahnwitzigen Hrn. Zankmann dadurch zu gewinnen, und auf seine Seite zu bringen gewuβt, daβ er sich in allen Stücken seinem Wahnwitze bequämet, und ihm den Vorschlag gethan hat, seine Hausgerichtsbarkeit förmlich proceβmässig einzurichten ; und alle Streitigkeiten seines Hauses nach Ordnung der Rechte abzuthun. Solcher Vorschlag hat den alten dergestalt eingenommen, daβ er vier Stuben in seinem Hause durchbrechen, und daraus eine prächtige Gerichtsstube machen, ja sein ganzes Haus beinahe umreissen, und es nach Art des Rathhauses hat einrichten, und in besondere Gemächer, zur Schreiberei, zum Archiv, etc. eintheilen lassen. Ja der alte Causemacher hat ihn dadurch dermassen gewonnen, daβ er ihn nicht allein zum ordentlichen Sachwalter bei diesem seinem Hausgerichte ernannt hat : sondern auch seine Tochter zwingen will ; denselben zum Manne zu nehmen, und noch denselben Tag mit ihm Hochzeit zu machen. Zu allem Glücke kömmt Hr. Witzig, der Jungfer wahrer Liebster, und ein vertrauter Freund von ihrem Bruder, von seinen Reisen zurücke ; und bringet einen japanischen Affen mit, den er statt eines Dieners brauchet. Indem sein Herr der Hr. Witzig, sich in dem Zankmannschen Hause aufhält, geräth der Affe in des Hofmeisters Stube, die er offen findet, und glossiret dem feinen Sachwalter sein Corpus juris, so er von seinem Urältervater ererbet hat ; und also ob pretium affectionis vor unschätzbar, und den daran erlittenen Schaden vor unersetzlich hält. Er klaget demnach vor dem Zankmannischen Hausgerichte ex tit : Si quadrupes etc. wieder den Herrn Witzig. Dieser bringt alle so wohl verzögerliche als zerstörliche Schutzreden vor : Z. E. Fori non

competentis, non competentis actionis, weil nämlich sein Affendiener kein quadrupes, sondern ein bipes sey,

etc., Kläger aber behauptet das Gegentheil : und erweiset rechtlicher weise daβ, wenn auch nicht das forum

delicti, und deprehensionis statt hätte : dennoch beklagter sich vor diesem Hausgerichte einlassen müsse. Hr.

Witzig unterwirft sich endlich diesem Gerichts=Zwange, behält sich quaevis competentia vor, bittet sich, als einem frömden und reisenden das Gastrecht aus, damit die Sache noch vor Sonnenuntergang geschlichtet werden möchte : und da ihn Kläger conveniendo es tit. Si quadrupes belanget, belanget er ihn durch die Widerklage reconveniendo wegen seiner Braut der Tochter im Hause. Darauf recessiren sie mit doppelten Sätzen gegen einander : und endlich fält die Urtel dahin aus, das Beklagter ihm den Affen noxae e. geben, dieser aber jenem die Braut abtreten solle. Damit soll sich das Schauspiel beschlieβen. » Lettre de J. T. Quistorp à J. C. Gottsched, in : T. W. Danzel, Gottsched und seine Zeit, p. 140 sq

Théâtre de la Foire savaient parfaitement exploiter les dons de ces animaux, comme en témoigne le célèbre singe de Brioché1. Serait-ce alors justement pour éviter de tomber dans la farce ? C’est probable, même si le récit des frasques du bouc peut tout aussi bien prêter au comique.

 Certains noms sont modifiés : Causemacher devient Scheinklug et Witzig se transforme en Zierlich. Pour le premier, on peut y voir d’une part une germanisation plus conséquente, et d’autre part la volonté de désigner d’emblée le personnage comme un imposteur. Quant au jeune homme, il est vrai que le qualificatif de zierlich convient mieux à son caractère : plus que d’esprit, il témoigne d’un certain raffinement de mœurs, qui se veut calqué sur la dernière mode française. Ce n’est pas ici la connotation négative de Witz qui détermine le changement (zierlich n’est pas non plus très valorisant dans le système gottschédien, comme le prouve le jeune von Zierfeld de La Mésalliance), mais la plus grande adéquation avec le caractère du personnage. Il est difficile de déterminer le rôle de Gottsched dans ces modifications, mais peut-être a-t-il suggéré à Quistorp une plus grande transparence de ces noms évocateurs.

 En revanche, c’est sans doute sur les suggestions de Gottsched qu’intervient l’arrestation de Scheinklug, qui n’est pas envisagée dans le projet. Il en va de même pour le retour à la raison de Zankmann, non mentionné dans la lettre.

 Cette « nouvelle » conclusion expliquerait d’ailleurs l’apparition du personnage de Mme von Eigensinn, car c’est elle qui va indirectement donner l’occasion aux jeunes gens de se débarrasser de Scheinklug. Elle est totalement absente de la première version soumise à Gottsched, pourtant relativement détaillée. Il semble donc peu probable que Quistorp ait tout simplement omis de la mentionner.

Ces modifications sont cohérentes, bien que peut-être parfois malheureuses. Elles vont toutes dans le sens d’un plus grand didactisme, d’une plus grande clarté du message moral. La condamnation de Scheinklug devient plus explicite, son exclusion manu militari de la scène et de la maison rappelle celle de Tartuffe. Elle n’en a cependant pas la signification, car ce n’est pas là l’intervention d’une autorité sage et juste, mais le résultat d’une supercherie : les jeunes gens font endosser à Scheinklug la responsabilité de l’éviction musclée de Mme von Eigensinn, et c’est donc lui qui subit les conséquences de

1 Cf. Maurice Lever, Théâtre et Lumières. Les Spectacles de Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2001, p. 225 sq.

sa rage procédurière. Quoi qu’il en soit, le méchant est éliminé, et le bonhomme Zankmann aveuglé par sa folie ouvre enfin les yeux et renonce dorénavant à toute forme de procès.