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Le modèle officieux : La Chaussée et la comédie larmoyante

Qu’est-ce qu’un original allemand ?

3.4.2. Le Méfiant par délicatesse, modèle(s) et adaptation

3.4.2.2. Le modèle officieux : La Chaussée et la comédie larmoyante

À en croire ce qu’il affirme dans sa préface, Löwen n’est pas un grand admirateur de la « comédie larmoyante » et des dernières productions françaises. Il leur reproche non seulement de « manquer de verve comique », mais aussi de transformer leurs dialogues en discours rhétoriques : leurs personnages « déclament de belles périodes et des sentences édifiantes, mais toujours au moment où ils devraient agir ». Les constructions trop longues ne correspondent pas à l’expression naturelle des sentiments et ces dialogues ne sont pas vraisemblables du point de vue de la psychologie. Qui plus est, ces leçons de morale ont certes leur place dans un poème didactique, mais pas dans une œuvre dramatique2. Ainsi, lorsque Löwen invoque un modèle français, c’est celui de Molière, et non des représentants de la comédie touchante. Pourtant, la pièce de Collé qu’il choisit d’adapter fait sans conteste partie de ce genre. Et il va encore plus loin : il introduit des personnages et des éléments nouveaux issus en droite ligne des intrigues de La Chaussée.

Si l’on se penche sur l’art du dialogue de Löwen, il faut bien reconnaître que ses personnages ne sont pas toujours exempts des reproches qu’il adresse lui-même aux auteurs français. Pour ce qui est des « sentences édifiantes », Le Méfiant par délicatesse n’en manque pas3. Quant aux « belles périodes » improbables, les monologues des personnages en comptent leur lot :

Henriette – (seule) Ah, malheureuse ! (elle se jette dans un fauteuil) Qui dois-je croire des deux ? Mon père, qui ne fait confiance à personne au monde et qui m’assure avec les expressions les plus tendres que c’est pour mon bien que tout ceci arrive ? ou Valer, qui

1 Pour le résumé de l’intrigue, voir le synopsis en annexe, p. 923.

2 « Die meisten neuern lassen ihre Personen declamiren, nicht dialogiren. Diejenigen Verfasser, die uns mit der so genannten weinerlichen Comödie, und dem bürgerlichen Trauerspiel bekant gemacht haben, verfallen, (den einzigen Leβing ausgenommen) sehr oft in den Fehler, daβ sie uns Personen zeigen, die schöne Perioden, und lehrreiche Sentenzen hersagen : aber immer gerade zu einer Zeit, da sie handeln sollten, und da der Affect, wenn er ja dann und wann Funken des Witzes und der Moral äuβert, sich doch gewiβ nicht in langen Sentenzen verliert. Alle solche Stellen gehören ins Lehrgedicht, aber nicht ins Lustspiel oder in die Tragödie. Dort machen sie mit das Wesen des Gedichts aus, hier aber sind sie ein elendes Skelet. » J. F. Löwen, Schriften, Bd. 4, Vorrede, n. p.

m’a confessé il y a à peine quelques instants de la façon la plus obligeante et avec un cœur plein de sentiment, que j’étais la seule qu’il aimât et qu’il aimerait éternellement.1

Le trouble de la jeune fille ne l’empêche manifestement pas d’enchaîner les propositions relatives et subordonnées, de multiplier les superlatifs et de construire sa réflexion par opposition. De même, après avoir fait le (long) récit de ses malheurs, la comtesse von Meran explique pourquoi elle a laissé son fils dans l’ignorance de son état, et glisse de façon bien incongrue une réflexion générale sur les principes d’éducation de la jeunesse. La comtesse vient de révéler que Valer est son fils, elle devrait s’empresser de le rejoindre et de dénouer le nœud de l’intrigue. Mais elle prend tout de même le temps de déclarer :

La Comtesse – Je ne voulais surtout pas qu’il apprenne combien il était riche, afin qu’il passe d’abord ses années d’épreuve. Il vaut toujours mieux qu’un jeune homme qui ne connaît pas bien le monde ne dispose pas d’emblée de tout en abondance. La santé et la conscience de beaucoup de nos jeunes seigneurs se porteraient mieux s’ils n’avaient pas su dans leur jeunesse qu’ils étaient nés de parents de condition. Considérez seulement l’éducation de la plupart de ces personnes, et dites-moi si je n’ai pas raison ?

Geront – On pourrait en écrire des volumes entiers. Mais, madame, quel est votre intention maintenant ?2

Il est effectivement grand temps d’agir, et l’action n’a été que trop suspendue par cette scène de récit de sept pages. Ces deux exemples montrent ici toute la distance qu’il peut y avoir entre la théorie et la pratique. Ce qui n’est pas sans rappeler les positions contradictoires de Voltaire à l’égard de la comédie larmoyante, qu’il dénonce vivement et qualifie de « genre ennuyeux », tout en s’essayant lui-même à ce genre – qu’il nomme alors avec plus de bienveillance, la « comédie attendrissante »3.

Mais revenons à Löwen et à son adaptation : dans Dupuis et Des Ronais, la comtesse reste un personnage hors scène, une coquette qui a réussi un instant à séduire Des Ronais, mais qui ne saurait l’attacher. Dans Le Méfiant par délicatesse en revanche, la comtesse

1 « Henriette – (allein) Ich Unglückliche ! (Sie wirft sich in einen Lehnstuhl.) Wem soll ich glauben ? Meinem Vater, der keinem Menschen in der Welt traut, und der mich mit den zärtlichsten Ausdrücken versichert, daβes zu meinem Besten geschiehet ? oder Valeren, der mir mit der verbindlichsten Art und mit einem Herzen voll Empfindung, noch erst vor wenig Augenblicken gestanden, daβ ich es allein sey, die er liebe und die er ewig lieben werde. » Méf. déli. (I, 12).

2 « Die Gräfinn – Ich wollte ihn durchaus nicht wissen lassen, wie begütert er sey, um erst seine Prüfungsjahre auszuhalten. Es ist immer besser, wenn ein junger Mensch, der die Welt noch nicht recht kennt, nicht gleich alles in Ueberfluβ hat. Mit mancher unserer jungen Herren ihrer Gesundheit und ihrem Gewissen würde es besser stehen, wenn sie nicht gewuβt hätten, daβ sie von vornehmen Aeltern geboren wären. Betrachten Sie nur die Erziehung der meisten dieser Leute, und sagen mir, ob ich nicht Recht habe ? Geront – Davon lieβen sich Folianten schreiben. Aber gnädige Frau, was ist nun Ihr Vorsatz ? » Méf. déli. (III, 5)

von Meran est présentée par Valer comme une personne respectable et d’un « noble caractère » (I, 4). Et pour cause : elle entre en scène au troisième acte, et apparaît alors comme un personnage digne des héroïnes de La Chaussée. C’est son histoire et la révélation de son identité qui constituent l’essentiel du dernier acte. On peut constater une grande similitude entre la situation et les sentiments de la comtesse et ceux de La Gouvernante et de Mélanide. À la suite d’un mariage d’amour noble et honnête mais pourtant condamné par la famille, elle a quitté sa patrie avec son époux, avant que ce dernier ne soit la victime d’une cruelle vengeance familiale. Son malheur est digne de la plus grande pitié et ses sentiments sont ceux de la plus parfaite vertu : elle est généreuse, humble et magnanime1. Séparée de son enfant pour lui assurer un destin plus heureux que le sien, elle surveille cependant son éducation et se rapproche de lui sous une fausse identité. Elle finit par se révéler, le mariage de l’enfant est peut avoir lieu, et la famille est ainsi réunie dans la tendresse. Les données sont donc tout à fait comparables, et les mêmes causes produisant les mêmes effets, on retrouve chez Löwen des répliques et des expressions qui évoquent celles de La Chaussée. Ainsi lorsque la comtesse demande à Valer ce qu’on lui a dit de son origine, il répond :

L’on m’a dit que j’étais le fruit infortuné d’un père encore plus infortuné.2

Les enfants de La Gouvernante et de Mélanide sont eux aussi des « fruits infortunés », nés de parents que le destin a frappé durement :

D’Arviane – Vous m’avez assez dit / Que les infortunés à qui je dois la vie, / Contraints par des malheurs à quitter leur patrie, / Ayant bientôt après fini leurs tristes jours, / Ne m’avaient en mourant laissé d’autre secours / Que vos seules bontés, avec quelque naissance.3

Les manifestations verbales et physiques de la tendresse et de l’émotion sont rigoureusement identiques : soupirs, surprise, exclamations, protestations d’amour, les enfants tombent aux genoux de leur mère et les embrassent tendrement. De même, les réticences de la comtesse à révéler ses malheurs à Geront (III, 5) sont dans la même tonalité que celles de Mélanide face à Théodon (II, 3 et IV, 1) ; les deux hommes occupent d’ailleurs une fonction similaire de confident et d’allié, qui compatissent aux malheurs de leurs interlocutrices et s’emploient à les adoucir.

1 On notera aussi la proximité avec certains éléments de l’intrigue du Droit du Seigneur de Voltaire (1760) en particulier dans le caractère de Laure et le récit de la scène IV, 8.

2 « Valer – Daβ ich die unglückliche Frucht eines noch weit unglücklichern Vaters sey. » Méf. déli. (III, 7).

La conclusion de l’action principale n’est pas non plus sans rappeler celle de Mélanide. On peut y voir un écho de ce tableau de famille dans lequel se manifeste une certaine utopie sentimentale :

Arist – Madame, vous devez rester avec nous ! Nous ne ferons désormais qu’une seule famille.1

Le Marquis – Ne faisons désormais qu’une même famille.2

Le motif de la mère-fausse amante peut également faire penser à l’intrigue de Nanine ; le Comte accuse de traîtrise la jeune et vertueuse orpheline dont il est épris, à cause d’un billet enflammé adressé à un certain Philippe Hombert. Or ce dernier se révèle être son père. Nanine est ainsi lavée de tout soupçon : ses ardeurs n’étaient pas celles d’une amante infidèle, mais les dignes manifestations de l’amour filial3. C’est un peu par le même procédé que Löwen disculpe Valer, même si ce dernier n’apprend qu’a posteriori l’identité de celle qui a réussi à le séduire. Son infidélité s’explique par les nobles sentiments de la comtesse, digne d’être aimée, et par la voix de la nature. Elle n’a donc rien de condamnable.

Le rapport de Löwen à la comédie larmoyante n’est donc pas aussi simple qu’il voudrait le faire croire : loin de rejeter cette forme dramatique, il l’exploite à sa guise pour créer dans ses œuvres un équilibre entre la satire et l’édification morale, entre la représentation du vice et celle de la vertu. Les éléments touchants nous présentent ici les malheurs de la vertu tels qu’on peut les observer dans la comédie larmoyante française contemporaine. Löwen n’est certes pas un plagiaire, mais il semblerait que sa traduction de L’École des mères et sa fréquentation des spectacles de Hambourg ne soient pas restés sans influence sur son écriture dramatique. En effet, Cénie, Mélanide, La Gouvernante, Le Café ou encore Le Droit du seigneur y sont fréquemment joués, par Schönemann, Koch, puis Ackermann4. L’Allemand a beau renier sa traduction5 et critiquer la comédie larmoyante, il semble qu’il ne puisse se soustraire totalement à son influence. Il a ainsi recours aux mêmes motifs et aux mêmes techniques que La Chaussée ou Voltaire, et s’inscrit donc en

1 « Arist – Madame ! Sie müssen bey uns bleiben ! Wir wollen künftig nur eine Familie ausmachen. » Méf.

déli. (III, 11).

2 La Chaussée, Mélanide (V, 3).

3 Cf. Voltaire, Nanine ou le Préjugé vaincu, 1749 (III, 6 à 9).

4 Cf. tableau des représentations en annexe, p. 943-1019.

5 « Ich [habe] vor dem Uebersetzungsgeist immer einen Ekel gehabt, und auch nur ein einziges Stück in meinem Leben, und zwar sehr jung übersetzt, das nachher wider meinen Willen gedruckt ward » J. F. Löwen,

Schriften, Bd. 4, Vorrede, n. p. Mais parle-t-il ici de L’École des mères ou de Sémiramis ? Cela est difficile à

partie dans ce mouvement. Mais il ne réduit pas ses pièces à cet aspect émouvant, et reste fidèle aux deux objectifs fondamentaux de la comédie : prodesse et delectare.

3.4.2.3. Les autres apports de Löwen : toujours la morale et le comique