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Luise Adelgunde Viktorie Gottsched, dite la Gottschedin (1713-1762) La première épouse de Johann Christoph Gottsched, son « habile amie » comme il la

La réforme gottschédienne et les modèles français

2.3. Les auteurs comiques allemands et leurs modèles français

2.3.2. Le cercle de Gottsched

2.3.2.1. Luise Adelgunde Viktorie Gottsched, dite la Gottschedin (1713-1762) La première épouse de Johann Christoph Gottsched, son « habile amie » comme il la

nomme si souvent, est une femme d’une grande culture qui l’assiste efficacement dans ses travaux, comme secrétaire, correctrice et surtout infatigable traductrice1. Outre de petites pièces en prose et en vers, elle a aussi apporté sa contribution personnelle à l’œuvre de réforme de Gottsched en composant plusieurs comédies originales, publiées dans le Théâtre allemand : La Mésalliance (Die ungleiche Heirath, 1743), La Gouvernante française (Die Hausfranzösinn, 1744), Le Testament (Das Testament, 1745) et M. le Bel Esprit (Herr Witzling, 1745). Ainsi, lorsque la Gottschedin est évoquée dans les histoires de la littérature allemande, c’est, en toute bonne logique, pour être assimilée à un fidèle bras droit du maître de Leipzig. L’ombre de Gottsched est d’ailleurs sans doute pour beaucoup dans les fréquentes approximations et erreurs rencontrées2.

Afin de préciser les rapports de cet auteur à la comédie française, il faut commencer par souligner que sa connaissance du théâtre semble être tout sauf pratique : nulle part il n’est fait allusion à une troupe ou à une quelconque représentation, mais toujours uniquement à des ouvrages. Elle a certes assisté lors de sa visite à la cour de Dresde en 1755 à une représentation en son honneur de La Mésalliance, mais l’on n’en sait guère plus3. Il est probable que son seul contact avec la scène ait été – paradoxalement – le livre. Nous disposons à cet égard de quelques sources précieuses : d’une part, la liste des œuvres

1 Sur la Gottschedin, voir Paul Schlenther, Frau Gottsched und die bürgerliche Komödie, ein Kulturbild aus

der Zopfzeit, Berlin, W. Hertz, 1886, et l’ouvrage plus récent de Veronica C. Richel, Luise Gottsched. A reconsideration, Diss., Frankfurt/M, Peter Lang, 1973.

2 On lui attribue parfois Le Triomphe des honnêtes femmes de Schlegel, ou encore plusieurs traductions de Molière, tandis que sa collaboration à la traduction du dictionnaire de Bayle n’est que rarement mentionnée. Contrairement aux idées reçues sur la notoriété du Piétisme en robe à paniers, son nom n’est pas systématiquement associé à cette satire des piétistes, mais parfois simplement de façon allusive à sa contribution au Théâtre Allemand, à ses traductions de comédies françaises ou à ses comédies originales. Et lorsqu’un jugement est prononcé, il n’est pas toujours élogieux : G. Kaiser estime son talent encore au-dessous de celui de Krüger, et se contente de mentionner M. le Bel-Esprit, en tant que satire littéraire

(Aufklärung, Empfindsamkeit, Sturm und Drang, UTB, Fink, 1991, p. 67 sq et 71).

3 Cf. J. C. Gottsched, « Leben der weil. hochgebohrenen, nunmehr sel. Frau, Luise Adelgunde Victoria Gottschedin », in : Der Frau Luise Adelgunde Victoria Gottschedin, geb. Kulmus, sämmtliche kleinere

dont elle a assuré la traduction1, et d’autre part, l’inventaire de sa bibliothèque et de celle de son époux2. Parmi les ouvrages de sa bibliothèque personnelle, œuvres dont elle avait assurément une intime connaissance, il faut mentionner dans le domaine comique les Œuvres de Destouches, celles de Molière3, de Dufresny et de Scarron, le Théâtre de Pierre et Thomas Corneille, et un Mélange des œuvres attribuées à Saint-Évremond. On notera également la présence des Caractères de La Bruyère, ainsi que de plusieurs ouvrages touchant au caractère des nations, en particulier Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène du père Bouhours, les Lettres françaises et germaniques d’Éléazar Mauvillon, les Lettres sur les Anglais et les Français et sur les voyages de Louis Béat de Muralt, et les Lettres philosophiques de Voltaire4.

Sa correspondance – au demeurant importante – n’offre malheureusement que très peu de renseignements sur son travail d’auteur, et à peine quelques indications sur ses goûts littéraires. Il faut sans doute y voir un effet de sa grande modestie et de la crainte de paraître pédante : elle a en horreur ces « femmes savantes » qui prétendent s’élever dans les sphères supérieures du savoir, et s’efforce de toujours rester à ce qu’elle estime être la place d’une femme5. De même, nous ne disposons d’aucun écrit théorique, préface ou essai, qui émane de sa plume : la réflexion et la critique sont le domaine exclusif de son époux6. Quoi qu’il en soit, il ressort de ses lettres que Destouches recueille également tous ses suffrages. Elle le sacre « meilleur auteur comique que la France, et peut-être l’Europe » a produit7, et loue plus particulièrement Le Philosophe marié, Le Glorieux et L’Ingrat8.

1 On peut consulter celle établie par Susanne Kord, Ein Blick hinter die Kulissen : deutschsprachige

Dramatikerinnen im 18. und 19. Jahrhundert, Stuttgart, Metzler, 1992, p. 372 sq.

2 « Catalogue de la Bibliothèque choisie de feue Mme Gottsched, née Kulmus », in : J. C. Gottsched (Hg.),

Der Frau L. A. V. Gottschedin sämmtliche kleinere Gedichte, p. 487-532. Pour Gottsched, il existe un

catalogue, établi à l’occasion de la vente aux enchère de sa bibliothèque après sa mort : Catalogus

Bibliothecae quam Jo. Ch. Gottschedius... collegit atque reliquit, Lipsiae, 1767.

3 Ainsi qu’un recueil d’illustrations de ces comédies et la Vie de Molière par Voltaire.

4 Sous le titre de Lettres écrites de Londres sur les Anglais et autres sujets par M. de Voltaire, Amsterdam, 1735.

5 Cf. infra, p. 695.

6 Elle-même ne semble pas particulièrement affectionner la pratique de la préface, qui à ses yeux alourdit inutilement la lecture. Cf. L. A. V. Gottsched, Briefe, p. 172.

7 « Der vortrefflichste komische Dichter, welchen Frankreich und vielleicht ganz Europa aufzuweisen hat. »

Ibid., p. 218.

8 « Sein verheyratheter Philosoph kann mit dem Ruhmredigen um den Vorzug streiten. Ersteres bezieht sich selbst auf die Schicksale des Verfassers ; Er hatte sich in England mit einer Person vom Stande verheyrathet, sahe sich aber genöthiget diese Verbindung einige Zeit geheim zu halten. Alle die darinnen aufgeführte Personen sind nach Originalen geschildert, und nur wenige Umstände dem Theater gemäβ eingerichtet. Konnte es ihm also fehlen, ein Meisterstück zu liefern, da Empfindung und Wahrheit seine Feder führten ? Eben so konnte die Schilderung des Undankbaren in keine bessern Hände gerathen. Ihm, der das Laster des

Elle ne cache pas son admiration pour l’écrivain Voltaire – admiration qui va essentiellement à ses œuvres dramatiques, conformément aux goûts de l’époque – mais reste réservée sur sa personne1. Elle lit La Bruyère avec plaisir, lequel fait partie de ses auteurs de référence : il figure dans sa collection d’extraits copiés, aux côtés de Bellegarde, Addison et Steele, Saint-Évremond, Sénèque et Horace2. Le genre du roman, en revanche, lui fait horreur. La Princesse de Clèves est reléguée au rang « d’écrit inutile »3, et seul le Paysan parvenu de Marivaux trouve grâce à ses yeux :

Marivaux a si bien su vaincre le dégoût que j’ai, d’aussi loin que je me souvienne, pour tout ce qui porte le nom de roman, que je l’ai surmonté et que j’ai traduit son Paysan parvenu. 4

Quant aux auteurs allemands, comiques ou autres, ils sont fort peu évoqués. Gellert est élevé au rang de « La Fontaine allemand », mais ce titre le consacre en tant qu’auteur de fables, non de comédies5.

La comédie est le domaine de prédilection de la Gottschedin, tant pour la traduction que pour la production : toutes ses pièces originales sont des comédies, et sur un ensemble de dix traductions de théâtre, on compte deux tragédies6, une « pièce morale »7 et sept comédies. Le choix des comédies traduites révèle bien évidemment la main de son époux : c’est lui qui lui a fourni un exemplaire de La Femme Docteur, et toutes les autres sont publiées dans le cadre des trois premiers volumes du Théâtre allemand. En toute bonne logique, c’est donc Destouches, le favori du couple, qui domine largement. La Gottschedin traduit La Fausse Agnès ou le Poète campagnard (Der poetische Dorfjunker), Le Dissipateur ou l’Honneste Friponne (Der Verschwender, oder die ehrliche Betrügerinn) et Le Tambour nocturne (Das Gespenst mit der Trummel), l’adaptation française de la

Undanks verabscheuete, dessen groβmüthige kindliche Liebe seinen Vater, der eine zahlreiche Familie hatte, mit vierzigtausend Livres beystand, konnte ihm wohl das Bild des Undanks miβlingen ? » Ibid., p. 218 sq.

1 Ibid., p. 30, et surtout p. 174 sq, p. 206 et p. 228.

2 Ibid., p. 48 et p. 84.

3 Ibid., p. 88. Elle en a réalisé une traduction dans sa jeunesse, non publiée et vraisemblablement détruite. Dans une lettre précédente, elle déclare d’ailleurs tout court : « Ich liebe keinen Roman. » (p. 81).

4 « Marivaux hat den Abscheu, den ich vor allen, was ein Roman hieβ, so lange ich denken kann, gehabt, so weit besieget, daβ ich mich überwunden, seinen Païsan parvenu zu übersetzen », Briefe, p. 136. Cette traduction, Der durch seine freymüthige Aufrichtigkeit glücklich gewordene Bauer, est publiée anonymement chez Joh. Christian Troemern, Friesische Buchhandlung, en 1736 (soit un an à peine après la parution française de la dernière partie du roman de Marivaux).

5 Ibid., p. 218.

6 Une de Voltaire, Alzire ou les Américains, 1736 (Alzire, oder die Amerikaner, traduction de 1741) et une de Marie-Anne Barbier, Cornélie, mère des Gracques, 1703 (Cornelia, Mutter der Gracchen, in : Deutsche

Schaubühne, Bd. 2, Leipzig 1741).

7 Cénie (1751), de Françoise de Graffigny (Cenie, oder die Großmuth im Unglücke, Ein moralisches Stück

comédie de Addison The Drummer. C’est également elle qui réalise la traduction du Misanthrope de Molière (Der Menschenfeind), de L’Esprit de contradiction de Charles Rivière Dufresny (Die Widersprecherinn, oder Die Widerwillige) et du dernier acte des Opéras de Saint-Évremond (Die Opern). L’épouse de Gottsched se révèle être non seulement son meilleur élève, mais elle illustre qui plus est parfaitement ses objectifs d’éducation des auteurs : sa pratique de la traduction ne peut se comprendre qu’à la lumière de l’Art poétique et si l’on prend en compte la fonction sociale de la haute comédie dans le projet de réforme gottschédien1.