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La réforme gottschédienne et les modèles français

2.3. Les auteurs comiques allemands et leurs modèles français

2.3.3. Les disciples émancipés

2.3.3.3. Johann Christian Krüger (1723-1750)

Entré au service de la troupe de Schönemann en 1742 à l’âge de vingt ans, cet ancien étudiant en théologie désargenté devient vite le poète attitré de la compagnie. Il est à la fois traducteur et auteur de comédies. La troupe étant alors sous le patronage de Gottsched, il adopte dans un premier temps les positions du réformateur de Leipzig. Le prologue qu’il rédige en 1744, L’Art dramatique frère des arts libéraux, contient un vibrant hommage au professeur et à son action en faveur de la scène allemande. L’allégorie de l’art dramatique y déclare :

Pourtant, lorsqu’en Allemagne j’étais menacé de déchéance / Un Prussien me releva : il me fit venir de France / et m’éduqua à l’allemande.3

Un autre prologue de 1746, Le Tribunal du goût, reprend encore les idées de Gottsched sur le rôle de la comédie et sur le ridicule, en paraphrasant l’Art poétique critique :

C’est le vice, non celui qui en est affublé, qui est ridiculisé ; / L’homme intelligent le sent, il rit, se tait et s’amende.1

1 R. Krebs, L’Idée de « Théâtre National », p. 161.

2 Cf. Hermann Schonder, J. E. Schlegel als Übergangsgestalt, Stadion : Arbeiten aus dem germanistischen Seminar der Universität Berlin, Bd. VII, Würzburg-Aumühle, K. Triltsch, 1941, et E. M. Wilkinson, Johann

Elias Schlegel, p. 97-141.

3 « Doch, als in Deutschland ich Gefahr zu fallen lief, / Erhob ein Preuβe mich, der mich aus Frankreich rief, / Und deutsch erzog. » Die mit den freien Künsten verschwesterte Schauspielkunst, in : Johann Christian Krüger, Werke, Kritische Gesammtausgabe, hrsg. von David G. John, Tübingen, 1986, p. 88.

Mais le jeune dramaturge ne tarde pas en entrer en conflit avec le théoricien. En effet, Johann Christian Krüger marque un tournant dans la réception de la comédie française par ses nombreuses traductions, et en premier lieu celles des pièces de Marivaux en 1747 et 1749, qui déclenchèrent une violente polémique avec Gottsched au sujet d’Arlequin2. Les deux recueils offrent un large échantillon des talents de Marivaux, des pièces morales et de critique sociale aux allégories en passant par les « surprises » du cœur : Le Jeu de l’amour et du hasard, La Surprise de l’amour, La Seconde Surprise de l’amour, Arlequin poli par l’amour, L’Île des esclaves, L’Héritier de village, La Double Inconstance, La Fausse Suivante ou le Fourbe puni, Le Petit-maître corrigé, L’Île de la Raison, Le Dénouement imprévu, et enfin La Réunion des Amours. Mais Krüger ne se contente pas de traduire : il rédige également une préface à caractère théorique, dans laquelle il prend fait et cause pour l’art de Marivaux. Il cite à ses côtés Delisle, Beauchamps et d’Allainval, les auteurs du Nouveau Théâtre Italien de Paris, qui utilisent un Arlequin policé. Krüger défend cette variante réformée du zanni de la Commedia dell’arte, car il y voit un moyen d’instruire le public et de l’élever à de nobles sentiments par le truchement d’un personnage qui lui est familier et sympathique : cet Arlequin raffiné se distingue du bouffon vulgaire qui déshonore la scène allemande, et ne saurait être condamné au même titre que Hanswurst3.

Le ton de la préface devient même ouvertement polémique lorsque Krüger prend à parti Gottsched – sans toutefois le nommer – qu’il qualifie « d’avare », le titre de « pédant » lui faisant encore trop d’honneur. Il lui reproche de ne juger d’une pièce que par des critères extérieurs comme les cinq actes (« règle inutile ») ou l’absence d’Arlequin, ce qui le conduit à préférer des œuvres allemandes aussi médiocres que La Pleurnicheuse (Die Klägliche) ou encore Le Fâcheux (Der Unerträgliche) aux comédies de Marivaux. La conclusion de cette préface résume assez clairement sa position :

1 « Das Fehlerhafte, nicht, wer fehlt, wird lächerlich ; / Ein Kluger, der es fühlt, lacht, schweigt und bessert sich. » Der Richterstuhl des Geschmacks, in : J. C. Krüger, Werke, p. 137.

2 Voir J. Lacant, Marivaux, p. 141-146, W. Hinck, Das deutsche Lustspiel, p. 181-184 et M. Grimberg, La

Réception de la comédie française, p. 198-202, ainsi que Korpus, T. 21, p. 44-48 pour le texte de la préface.

3 « Diese Bezauberung der Sinnen, welche, wenn sie zugleich lobenswürdige Triebe rege macht, der Hauptzweck eines Schauspiels ist, und welche niemals zu groβ seyn kann, wenn sie eben so gut ist, munterte den Marivaux, de l’Isle, Brauchamp [sic !], Allainval und andre witzige Köpfe in Frankreich auf, sich die bezaubernde Masque des Arlequins zu Nutze zu machen, dem Ungeheuer Natur und gute Eigenschaften zu geben und das menschliche Herz gleichsam zu betrügen, daβ sie es durch die innerliche Natur und Wahrheit beschämten und zu edlen Trieben anreizten. […] Ihr Arlequin ist niemals ein ekelhafter Possenreiβer »,

Sammlung einiger Lustspiele aus dem Französischen des Herrn von Marivaux übersetzt, Erster Theil,

Certes, je n’ôterai pas le moindre iota de ma considération à Destouches parce qu’il ne fait point parler d’Arlequin dans ses ravissantes comédies ; mais je ne pourrai pas d’avantage me résoudre à mettre Marivaux au-dessous de lui sous prétexte qu’il a agencé la plupart de ses comédies d’après le goût du Théâtre Italien de Paris.1

Krüger opère ainsi un élargissement du champ esthétique : Destouches ne perd rien de sa valeur, mais il n’est plus l’alpha et l’oméga de la bonne imitation. Avec la reconnaissance de l’Arlequin, mais surtout de la comédie italienne, les modèles se diversifient et de nouvelles formes obtiennent officiellement droit de cité. Krüger est un homme de théâtre qui refuse de se plier à un carcan formel qu’il juge étranger à la réalité de la scène. Parmi ses écrits théoriques, il faut également citer sa préface au second volume des traductions de Marivaux, accompagnée d’une adaptation du prologue de L’Île de la Raison, ainsi que trois préfaces aux recueils des pièces jouées par la troupe de Schönemann, dont il est très vraisemblablement l’auteur ou le co-auteur, avec le directeur de la troupe2.

Marivaux n’est pas le seul auteur auquel il accorde une attention particulière : il traduit également Le Joueur de Regnard, Les Grâces de Saint-Foix, Zénéide de Cahusac et Le Philosophe marié de l’incontournable Destouches (en collaboration avec Ekhof)3. Outre ces nombreux travaux, le contact direct avec le répertoire de Schönemann, fortement dominé par les auteurs français, a très certainement influencé sa réflexion et sa production4. Malgré son décès prématuré, Krüger laisse une œuvre comique assez riche. Elle se compose de cinq pièces qui reflètent son évolution esthétique, passant d’un style typiquement satirique à un esprit proche de celui du Théâtre Italien et des féeries de Marivaux : Les Pasteurs de campagne (Die Geistlichen auf dem Lande, 1743), Les Candidats (Die Candidaten, 1748), Le Diable paresseux (Der Teufel ein Bärenhäuter, 1748), Le Duc Michel (Herzog Michel, 1750) et Le Mari aveugle (Der blinde Ehemann, 1750).

1 « Ich werde freylich den Destouches nicht das geringste weniger verehren, weil er in seinen entzückenden Lustspielen keinen Arlequin reden läβt ; ich werde mich aber auch nicht entschlieβen können, ihm den Marivaux darum nachzusetzen, weil er die äuβerliche Form seiner meisten Lustspiele nach dem Geschmacke der Italiänischen Bühne in Paris eingerichtet hat. » Ibid., p. 48.

2 Cf. M. Grimberg, Korpus, T. 28 pour la préface des traductions et le prologue ; T. 22, 23 et 25 pour les préfaces aux Schauspiele, welche auf der von Sr. Königl. Majestät in Preussen und von Ihro Hochfürstl.

Durchl. Zu Braunschweig und Lüneburg privilegirten Schönemannischen Schaubühne aufgeführet werden.

3 D’autres traductions du français ne sont pas impossibles, mais elles ne sont pas attestées.