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La réforme gottschédienne et les modèles français

2.3. Les auteurs comiques allemands et leurs modèles français

2.3.1. Le fonds commun : omniprésence du théâtre français et pratique de la traduction

2.3.1.1. Les succès français sur le marché du livre allemand

Compte tenu du faible taux d’alphabétisation de la population1 et du prix des livres, les lecteurs sont en majorité des citadins, disposant d’un degré de culture certain, ce qui suppose à l’époque une connaissance plus ou moins approfondie de la langue française, en

1 On estime à environ 15 % le taux d’alphabétisation des hommes en Allemagne vers 1770. Il se situait donc vraisemblablement entre 10 et 15 % pour la période qui nous occupe (cf. Rolf Engelsing, Analphabetentum

und Lektüre. Zur Sozialgeschichte des Lesens in Deutschland zwischen feudaler und indsutrieller Gesellschaft, Stuttgart, Metzler, 1973, p. 61 sq).

particulier chez les aristocrates. Les éditeurs allemands ne tardent pas à constater que cette clientèle est friande de littérature française, et à défaut de traductions, ils commencent par publier de nombreuses éditions du texte original1. Comme en écho à la réputation de Molière et à sa réception sur la scène allemande, les éditions de ses œuvres se multiplient rapidement, dès 17002. À tel point que lorsqu’en 1748, les Nouvelles berlinoises de la politique et des sciences annoncent la parution d’une nouvelle traduction du Tartuffe (Der Mucker, oder Molierens scheinheiliger Tartüffe, Leipzig und Breslau, 1748), elles rendent hommage aux talents de caractérisation de l’auteur et vont jusqu’à affirmer que cette « pièce du célèbre Molière est aujourd’hui presque mondialement connue »3. Le phénomène de traduction s’amplifie nettement dans les années 1750 et se prolonge dans la décennie suivante. Aux côtés de Molière, toujours activement édité, on trouve désormais aussi Racine, Corneille, Baron, Voltaire, Destouches, Marivaux ou encore un peu plus tard Diderot4.

Pour donner une vue d’ensemble du phénomène, nous rappelons ici quelques résultats significatifs de Michel Grimberg : il établit que pour les comédies imprimées en allemand de 1700 à 1799, 64,4 % sont des œuvres originales allemandes et 26,3 % des ouvrages français5. La première période (de 1694 à 1724) est largement dominée par Molière (64 traductions). Viennent ensuite Gherardi (8), Boursault (3) et Legrand (2). La production triple au cours de la seconde période (de 1728 à 1759) et cette croissance quantitative s’accompagne d’une grande diversification des auteurs.

Certaines éditions se présentent sous forme bilingue, ou agrémentées de commentaires sur la langue. En effet, les classiques français représentent les modèles du bon usage et sont au centre de l’enseignement de la langue française en Allemagne. Les Œuvres de Molière en quatre tomes, publiées à Iéna en 1738, se voient ainsi « augmentées

1 Cf. H. Fromm, Bibliographie deutscher Übersetzungen aus dem Französischen.

2 Les Œuvres de Molière, 4 t., Berlin, 1700 ; Les Comédies de Molière, 4 t., Nuremberg, 1708 ; Œuvres, 5 t., Leipzig, 1717 ; Œuvres, 6 t., Leipzig, 1733 ; Les Œuvres de M. de Molière, 6 t., Tübingue, 1747 ; idem, Carlsruhe, 1749 ; Œuvres, 4 t., Amsterdam et Leipzig, 1749, réédition, 1750.

3 « Das heβliche Laster der Scheinheiligkeit […] ist wohl nirgends lebhafter, und in der wahren lächerlichen Gestalt, nach allen Zügen, deutlicher und natürlicher abgeschildert worden, als in des berühmten Moliere nunmehro fast weltbekannten Schauspiele, das den Tittel, Tartuffe, führet. » Berlinische Nachrichten von

Staats- und Gelehrten Sachen, n°119, 3 oct. 1748.

4 Œuvres de M. de Voltaire, 10 t., Dresde, 1748-54 ; Œuvres de M. de Voltaire, 8 t., Dresde, 1752-56 ;

Œuvres de Racine, 3 t., Amsterdam et Leipzig, 1750, réédition 1763 ; Corneille, Le Menteur, Munich, 1756 ; Théâtre de Pierre et Thomas Corneille, 11 t., Leipzig, 1754 ; Baron, L’Andrienne, Vienne, 1759 et Dresde,

1764 ; Œuvres de M. Destouches, 5 t., Amsterdam et Leipzig, 1755-59 ; Le Théâtre de M. de Marivaux, 4 t., Amsterdam et Leipzig, 1755 ; Œuvres de théâtre de M. Diderot, 2 t., Berlin, 1763.

5 M. Grimberg, La Réception de la comédie française, p. 32. Les comédies anglaises représentent pour leur part à peine 6,5 % et les italiennes 1,4 %.

de l’explication des mots et des phrases les plus difficiles en allemand, par M. Provansal ». Le prestige d’une langue indispensable pour les élites allemandes participe donc à la diffusion de la littérature française. Il faut ajouter à cela la forte présence des maîtres de langue et des « Françaises » chargées de l’éducation des enfants de condition1. Cette imprégnation détermine probablement à son tour les orientations esthétiques des aristocrates, qui pérennisent ainsi l’influence des canons classiques et la domination culturelle de la France. Les ouvrages français sont également très appréciés des classes bourgeoises supérieures ; à Francfort, les catalogues des bibliothèques de certains membres du patriciat révèlent bien le degré de diffusion des classiques, aussi bien en langue française qu’en traduction2. En matière de goût, l’Allemagne est donc fortement dépendante de son voisin. C’est ce que confirme la 125ème lettre sur la littérature contemporaine :

Comme la majeure partie des lecteurs en Allemagne lit du français, c’est rendre un grand service au bon goût des Allemands si l’on préserve le goût français de la corruption.3

Johann Friedrich Löwen évoque d’ailleurs ce phénomène comme l’une des causes du retard de la scène allemande : les Princes sont élevés depuis leur plus jeune âge par des hommes formés à la culture française et qui sont persuadés que le bon goût et l’esprit ne peuvent venir que de France4. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’ils investissent dans des troupes étrangères et méprisent toutes les productions de leur patrie.

La réception allemande de la comédie française se fait donc, dans un premier temps, dans la langue originale. La littérature française est la seule à jouir de cette diffusion de première main, assurée par les contrefaçons publiées dans les Provinces-Unies et dans l’Empire, puis largement distribuées sur l’ensemble du territoire allemand. Ces éditions en français se doublent bien sûr rapidement de nombreuses traductions, qui élargissent la

1 Cf. infra, p. 781 sq.

2 Cf. Bettina Strauss, La Culture française à Francfort au XVIIIe siècle, Paris, Rieder, 1914, p. 107-113 et p. 235 sq. Même chez des lecteurs plutôt amateurs d’histoire et de politique que de belles-lettres, Molière, Corneille et Racine restent des auteurs incontournables.

3 « Da nun der gröste Theil der Leser in Deutschland französisch lieset, so heiβt es dem guten Geschmack der Deutschen einen wichtigen Dienst leisten, wann man den französischen Geschmack vor dem Verderbnisse bewahret. » Gotthold Ephraim Lessing, Moses Mendelssohn und Friedrich Nicolai, Briefe die neueste Literatur betreffend, 24 Theile, 4 Bde., Berlin, Stettin, 1759-1765, Nachdruck, Hildesheim-New York, Olms,

1974, VII. Theil, 125. Brief, Bd. 2, p. 152.

clientèle à tous les lecteurs potentiels. On assiste ainsi à un phénomène spécifique de « réception en deux étapes »1.