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La réforme gottschédienne et les modèles français

2.3. Les auteurs comiques allemands et leurs modèles français

2.3.5. Les artisans de la scène

2.3.5.2. Christian Felix Weiβe (1726-1804), un conformiste ?

Christian Felix Weiβe est un auteur prolixe et touche-à-tout : son œuvre se compose de nombreuses comédies, mais aussi de tragédies, d’opérettes, de traductions, de chansons de styles divers, d’écrits pédagogiques et de contributions journalistiques. Il s’essaye à tous les genres dramatiques, avec un succès indéniable, et ses pièces font les beaux jours des troupes allemandes pendant près de trente ans, de 1751 à la fin des années 1770. Mais il n’a jamais jouit de la reconnaissance des critiques, ni par la suite de l’intérêt de la recherche4, ce qui n’est sans doute pas sans rapport avec son succès populaire : Weiβe

1 Cf. M. Grimberg, Korpus, T. 19-20, p. 38-44.

2 « Wer nur etwas um das französische Theater weiβ, der wird das Orakel kennen ; ein Stück, welches in Frankreich und auch in Deutschland sehr bewundert worden. […] dieses veranlassete mich, auf ein gleiches Lustspiel zu denken, worinnen das Unschuldige mit dem Zärtlichen, und das Zärtliche mit dem Schertzhaften so wohl verknüpft wäre ; kurz : ich machte den Mohr. » Cité par F. Heitmüller, Adam Gottfried Uhlich, p. 70.

3 Germain-François Poullain de Saint-Foix, préface des Grâces (1744), in : Suite du répertoire du théâtre

français, Comédies en prose, t. 3, Paris, 1822, p. 288.

4 La plupart des ouvrages qui lui sont consacrés commencent à dater : Jacob Minor, Christian Felix Weiβe

und seine Beziehungen zur deutschen Literatur des 18. Jahrhunderts, Innsbruck, 1880 ; Walter Hütteman, Christian Felix Weiße und seine Zeit, in ihrem Verhältnis zu Shakespeare, Inaugural Diss., Duisburg, 1912 ;

n’est pas un précurseur, il ne développe pas de genre ou de style original, il ne fait qu’appliquer avec efficacité des recettes déjà éprouvées. Voilà en tout cas ce que l’on peut lire la plupart du temps à son sujet1. C’est oublier son rôle décisif dans l’implantation en Allemagne de l’opérette (sur un modèle français)2, et ne voir en lui qu’un technicien de la scène, un artisan habile mais sans convictions.

Weiβe commence sa carrière littéraire comme beaucoup d’autres à Leipzig, où il entre à l’université en 1745 pour étudier la philologie et la théologie. Passionné par la littérature depuis son plus jeune âge, il devient membre de la Société des orateurs (Rednergesellschaft) de Gottsched et se lie d’amitié en 1747 avec Lessing. Leur amour du théâtre les mène tous deux chez la Neuberin, pour laquelle ils élaborent des traductions de Marivaux (Annibal), de Voltaire (Marianne) ainsi que de Regnard (Le Joueur et Le Distrait)3. Ses premières œuvres originales, Le Crédule (Der Leichtgläubige), aujourd’hui perdu, et La Matrone d’Éphèse (Die Matrone von Ephesus), dont on ne connaît que la version de 1767, datent également de cette époque. Le voilà entré dans le cercle des réformateurs de la scène, offrant sa contribution à l’enrichissement du répertoire d’après les modèles français. Après le départ de Lessing (1749-50), il se rapproche à nouveau de Gottsched, puis il fréquente le cercle des Contributions de Brême (Bremer Beyträge) dans les années 1750. Se gardant de théoriser, il conserve ainsi sa liberté et ne prend pas vraiment position dans les querelles littéraires de l’époque. Sa comédie Les Poètes à la mode (Die Poeten nach der Mode, 1751) renvoie d’ailleurs dos à dos les écoles de Leipzig et de Zurich4. Quant à son adaptation d’une opérette de Coffey (The Devil to pay), jouée par Koch à Leipzig en 1752 sous le titre Le Diable s’en mêle (Der Teufel ist los), elle déclenche une violente polémique avec Gottsched5. L’œuvre comique de Weiβe ne compte pas moins de onze comédies. Outre Les Poètes à la mode, nous avons intégré à notre

Claus Günther Zander, C. F. Weiße und die Bühne, Diss. Mainz, 1949. Hormis quelques articles, la seule étude récente est celle Olivier Ihle, « Im Reich der Möglichkeit », Bedingungen dargestellter Welten in der

populären Dramatik der Hochaufklärung am Beispiel ausgewählter Dramen C. F. Weiβes, Diss. Freiburg

(Breisgau) Universität, 1999.

1 En particulier chez G. Wicke (Die Struktur des deutschen Lustspiels, p. 95 sq et 129), mais aussi chez K. Holl (Geschichte, p. 168 sq), Etta S. Schreiber (The German Woman in the Age of Enlightenment. A Study

in the Drama from Gottsched to Lessing, New York, 1948, p. 168) ou encore H. Steinmetz (Die Komödie der Aufklärung, p. 58 sq).

2 Cf. Marion Marquardt, « Zur Bedeutung der Singspiele von Weiβe und Hiller für den französisch-sächsischen Kulturtransfert im 18. Jahrhundert », in : Cahiers d’Études Germaniques, 28 (1995), Aix-en-Provence, p. 95-107.

3 Ces travaux sont effectués en commun avec Lessing, il est aujourd’hui impossible de déterminer la part de chacun.

4 Cf. infra, p. 624-628.

corpus La Gouvernante (Die Haushälterin, 1760), Le Méfiant envers soi-même (Der Mißtrauische gegen sich selbst, 1761), Amalia (1765) et L’Homme à grands projets (Der Projektmacher, 1766).

Les modèles déclarés de Weiβe sont aussi bien les Anciens que les Français et les Anglais. Tout en mettant en garde lui aussi contre une trop stricte imitation, il suggère, tout comme Schlegel et Löwen, que les auteurs allemands apprennent à la fois de la France et de l’Angleterre, afin de trouver le juste milieu et leur propre voie. En sachant distinguer les défauts et les qualités de chaque nation, ils pourraient apprendre des Anglais les grandes situations tragiques, la peinture des caractères et la noble expression des passions ; des Français la bienséance, la régularité et la politesse de la langue ; quant aux Anciens, ils sont l’exemple d’une grande connaissance de la nature humaine1. Mais il faut se garder d’adopter les excès de ces modèles ; les Français pèchent parfois par la superficialité et l’inanité de leurs pièces, tombent dans le ridicule, le galant et le coquet à outrance. Il y a bien une fois de plus un « bon usage de l’imitation », mais il est moins théorisé que chez Gottsched. Weiβe se soucie peu d’art poétique : il n’hésite pas à déclarer que la connaissance des règles ne suffit pas à faire un bon auteur dramatique et qu’il préfère sacrifier les trois unités au profit d’une belle situation2. Il observe la scène, il étudie les auteurs à succès, il se montre ouvert à toutes les nouvelles formes dramatiques et les fait siennes. Dans les années 1751-55, il compose pour Koch plusieurs comédies touchantes, dans le style en vogue à l’époque3 et après son séjour à Paris (de novembre 1759 à mai

1 « An vortrefflichen Beyspielen fehlet es uns nicht. Ohne die groβen Muster der Alten zu erwähnen, haben wir die Exempel unserer Nachbarn der Engländer und Franzosen vor uns, die uns in der dramatischen Dichtkunst schon weit hinter sich zurück gelassen haben. Bloβe Nachahmer sollten wir freylich nicht seyn : ein Fehler, der uns nur allzusehr eigen ist ! Würden wir nicht wohl thun, wenn wir zwischen ihnen die Mittelstrasse nähmen, von beyden lernten, und einen eignen Weg beträten ? […] Von Franzosen [könnten wir] die Wohlanständigkeit der Sitten, das richtige Verhältnis der einzelnen Theile zum Ganzen, die gezüchtigte und feine Sprache des Hofes, der Gefälligkeit und der Liebe, und endlich die Regelmäβigkeit und Ordnung lernen : durch eine solche Vereinigung würden wir den Schwulst und das Uebertriebene der einen, und das Leere und Geistlose der andern ; das Zügellose, Unregelmäβige und oft in eine Wildheit ausartende der Engländer, und das lächerliche, galante, coquettenmäβige und seichte der Franzosen vermeiden. Noch besser aber thäten wir, wenn wir die Natur des menschlichen Herzens und der Leidenschaften kennen lernten, und auf dem Pfade der Alten giegen. » C. F. Weiβe, Beytrag zum deutschen Theater, Bd. 1, p. 2 sq.

2 Cf. Ibid., préfaces aux tomes 1 et 2.

3 Ces pièces n’ont malheureusement jamais été publiées. Il s’agit de Juliane, oder der Triumph der Unschuld,

Der Unempfindliche et Der bekehrte Ehemann. L’autobiographie de Weiβe nous permet de se faire une

vague idée de la première d’entre elles. Une lettre de Ekhof du 26 février 1756 affirme que Juliane est écrite dans le goût de ce que l’on joue à cette époque à Schwerin : « Die Ruhmredigen, die Melaniden und die zärtlichen Schwestern gefallen, weil sie Thränen erpressen ; sollte der Triumph der Unschuld nicht gefallen ? » (C. F. Weiβe, Selbstbiographie, hrsg. von Christian Ernst Weiβe und Samuel Gottlob Frisch, Leipzig, Georg Voβ, 1806, p. 30 sq). Il y est question d’une entremetteuse, Cleonte, prétendue tante de Juliane, qui cherche à tirer profit de la mort des parents de la jeune fille. Ekhof encourage Weiβe à publier la

1760), où il découvre Favart, il se tourne résolument vers l’opérette. Sa production reste pourtant multiple, alternant satires dans l’esprit de la comédie saxonne, comédies touchantes à la Gellert ou dans le goût anglais, opérettes et tragédies.

En 1783, à l’occasion de la nouvelle édition de ses Comédies (Lustspiele), revue et corrigée presque trente ans après la première parution, il rédige une préface dans laquelle il justifie les modifications opérées. Il rappelle tout d’abord le but de la comédie, « ridendo dicere verum », et évoque les qualités requises pour faire un bon auteur comique. Il remarque ensuite que plus qu’aucun autre, le genre de la comédie est soumis aux changements de mœurs et de modes. Le succès et la pérennité d’une pièce en dépendent. Rares sont les caractères universels et atemporels qui une fois bien dépeints, sont assurés de toujours divertir le public. Weiβe cite à ce titre une série de grandes comédies de caractère françaises : L’Avare, Le Distrait, L’Irrésolu, Le Misanthrope, Le Joueur et Le Tartuffe. Ces chefs-d’œuvre là sont à l’abri des modes. Mais ils sont une minorité. La plupart des comédies – et c’est bien leur office – représentent « les folies particulières d’un certain lieu, d’une certaine époque, d’un certain peuple, d’un certain état »1. Une modification du contexte historique, géographique ou social les rend impropres à la représentation. C’est le cas de Turcaret de Lesage, des Précieuses ridicules de Molière, de La Métromanie de Piron, du Jeune Érudit de Lessing et même de Minna von Barnhelm, sans oublier Les Poètes à la mode de Weiβe lui-même. Il faut ajouter à cela l’évolution des goûts esthétiques : Molière, Destouches, Marivaux, Saint-Foix, Gresset, Diderot… tous ont eu leur heure de gloire avant que le public ne les remplace par un nouvel auteur à succès. Les modèles changent eux aussi :

Il y a un peu plus de vingt ans, alors que l’on ne connaissait encore que les Anciens et les poètes français, que l’on en tirait les règles et qu’on les choisissait pour modèles, on avait d’autres notions de la perfection d’une comédie que maintenant, où l’on est habitué à de multiples actions entremêlées, à la plus grande complexité de l’intrigue et au dialogue plus concis des pièces anglaises.2

pièce, qu’il a lui-même jouée avec succès en 1756 à Hambourg avec la troupe de Schönemann : « Wenn überhaupt Süjet und Ausarbeitung Ihrer übrigen Lustspiele, sie mögen nun im Molierischen, Destouchischen oder la Chausséeschen Geschmack geschrieben seyn, diesem die Wage hält, so sehe ich nicht, warum Sie in Zweifel stehen, sie drucken zu lassen. » (Ibid., p. 36) Mais Juliane ne connaîtra jamais la presse, ce que Weiβe ne prend pas la peine de justifier. Sa grande modestie et son esprit critique l’empêchent sans doute de considérer cette œuvre « à la mode » comme digne d’être présentée au lecteur.

1 « Die gröβte Anzahl aber der Lustspiele […] schildert immer die besondern Thorheiten eines gewissen Orts, Eines Zeitalters, Eines Volkes, Eines Standes », C. F. Weiβe, Lustspiele, Leipzig, 1783, préface, p. 5.

2 « Vor etlich und zwanzig Jahren, da man nur noch die Alten und die französischen Dichter kannte, sich aus ihnen die Regeln abzog, und sie zu seinen Mustern wählte, hatte man andere Begriffe von der

Et Weiβe ne manque pas de souligner un élément propre à l’Allemagne, celui des changements intervenus au niveau de la langue elle-même et de la conversation. Tout ceci explique donc que l’auteur ait souhaité réviser ses textes pour les perfectionner et les moderniser. Ce qui est ici frappant, c’est le pragmatisme de l’analyse. Pas de jugements de valeur, de dogme ni de règles : de simples constatations de dramaturge. Bien que rédigée longtemps après ses premières comédies, cette préface nous renseigne sur la pratique de Weiβe et les fondements de sa culture dramatique. La comédie française y tient un rôle prépondérant, omniprésente dans les références et modèle avéré de toute la production allemande de l’époque. En laissant à d’autres le soin des considérations esthétiques, Weiβe opte pour une dramaturgie de l’efficacité, ce qui a l’immense mérite de produire des œuvres jouables et appréciées du public.

2.4. Le « Molière allemand », incarnation d’un transfert