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Qu’est-ce qu’un original allemand ?

3.1. Traductions et œuvres originales au XVIIIe siècle

3.2.1. Le procès de l’imitation

Éléazar Mauvillon prétend dans ses fameuses Lettres françaises et germaniques que l’Allemagne est une nation de pâles imitateurs et de mauvais traducteurs :

Pour vos Poëtes, il n’est pas facile de les traduire : ils ne sont presque que Traducteurs eux-mêmes. Nommez-moi un Esprit créateur sur votre Parnasse, nommez-moi un Poëte allemand, qui ait tiré de son propre fond un Ouvrage de quelque réputation ; je vous en défie. […] Mais comment se peut-il que votre Nation ne puisse tirer de son propre fond une seule Pièce de Théâtre tant soit peu passable ? Où la prendrait-elle ?1

Les Français ne sont pas les seuls à insulter l’esprit allemand. Aussi bien Mauvillon que Bielfeld citent les Pensées détachées, morales et divertissantes de Swift, l’un pour appuyer ses dires, l’autre pour les récuser. Car Swift affirme dans le « Conte du Tonneau » que « l’usage de la Boussole, de la poudre à canon, de l’imprimerie, etc. a été tiré des ténèbres de l’ignorance par la Nation la plus stupide, les Allemands »2. Il y avait là de quoi révolter l’âme des patriotes, et l’on sait combien Gottsched s’est efforcé de combattre ce préjugé. Pourtant, sa méthode d’imitation des Français (qui, nous l’avons vu, est celle de presque tous les auteurs de l’époque) prête bien évidemment le flanc à l’accusation de manque d’originalité. Et c’est des Allemands eux-mêmes que viendra cette accusation, dès la fin des années 1740.

3.2.1.1. Le théâtre « à la française »

Tous les auteurs de comédie de l’époque définissent très clairement un bon et un mauvais usage de l’imitation. Cette distinction marque d’emblée une certaine prudence

1 Éléazar Mauvillon, Lettres françoises et germaniques, ou Réflexions militaires, littéraires et critiques sur

les François et les Allemans, Londres, F. Allemand, 1740, p. 362 et 365.

2 Cf. E. Mauvillon, Lettres, p. 346 et Baron de Bielfeld, Progrès des Allemands dans les Sciences, les

dans le rapport au modèle, qui reste toujours soumis à une critique attentive et sans complaisance. On relève les défauts des Français et l’on tâche de s’en garder ; on sélectionne les auteurs exemplaires et les autres, qu’il faut rejeter ; on souligne souvent la nécessité de l’adaptation à l’Allemagne. Mais cela ne suffit manifestement pas pour échapper à la critique.

L’attaque la plus virulente contre la méthode de Gottsched est bien évidement celle de Lessing dans sa 17ème lettre sur la littérature contemporaine ; il y dénie au professeur toute action bénéfique sur le théâtre allemand et l’accuse de n’avoir engendré qu’un « théâtre gallicisant ». Pour Lessing, il n’était pas besoin d’être un génie pour s’apercevoir de la situation déplorable de la scène allemande au début du siècle. Gottsched décida de s’y attaquer :

Et comment s’y prit-il ? Il comprenait un peu de français et se mit à traduire ; il encouragea à en faire autant tous ceux qui savaient rimer et qui comprenaient ce que signifie Oui, Monsieur. […] Il prononça l’anathème contre l’improvisation, il fit chasser solennellement Arlequin du théâtre, ce qui fut la plus grande arlequinade que l’on eût jamais jouée ; en un mot, il ne voulut pas tant améliorer notre ancien théâtre qu’en faire un nouveau. Et quel nouveau théâtre ? Un théâtre à la française, sans se demander si ce théâtre à la française était approprié ou non au genre d’esprit des Allemands.1

Mais si l’on compare cette lettre avec la conclusion des Pensées pour servir au progrès du théâtre danois, on verra que Lessing exprime ici sous une forme polémique et satirique un reproche qui n’est pas nouveau dans le cercle des hommes de théâtre. Schlegel l’avait lui aussi formulé, en des termes plus mesurés :

Les Allemands ont commis l’erreur d’avoir traduit du français toutes sortes de comédies sans distinction, sans se demander au préalable si les caractères que l’on y rencontre correspondaient bien à leurs mœurs. Ils n’ont donc fait que transformer leur théâtre en un théâtre français en langue allemande.2

En effet, Schlegel estime que, pour qu’une pièce plaise à une nation, il faut qu’elle lui présente des caractères « dont les originaux puissent facilement se trouver chez elle, ou

1 « Und wie ging er damit zu Werke ? Er verstand ein wenig Französisch und fing an zu übersetzen ; er ermunterte alles, was reimen und Oui Monsieur verstehen konnte, gleichfalls zu übersetzen ; […] er legte seinen Fluch auf das extemporieren ; er ließ den Harlekin feyerlich vom Theater vertreiben, welches selbst die größte Harlekinade war, die jemals gespielt worden ; kurz, er wollte nicht sowohl unser altes Theater verbessern, als der Schöpfer eines ganz neuen seyn. Und was für eines neuen ? Eines französirenden ; ohne zu untersuchen, ob dieses französirende Theater der deutschen Denkungsart angemessen sey, oder nicht. » G. E. Lessing, Briefe die neueste Literatur betreffend, 17. Brief, LM 8, p. 42.

qu’ils puissent du moins facilement s’appliquer à ses mœurs »1. Un financier français, un Dottore italien ou encore un gentleman farmer anglais feraient peu d’effet sur la scène danoise. Cette idée fait son chemin, et on la retrouve assez fréquemment dans la seconde moitié du siècle2. Les pièces allemandes produites sur le modèle français n’en sont pas pour autant totalement dépourvues d’agréments ; mais elles font rire de ce qui est universel, et ne peuvent provoquer cet enthousiasme et cet intérêt propres à la peinture des mœurs locales, dans laquelle tout spectateur se retrouve et retrouve son voisin. La preuve en est le succès de maintes pièces allemandes, « dans lesquelles il n’y a ni grande vivacité ni rien de bien passionnant, mais qui montrent des mœurs allemandes »3.

Dans son Histoire du théâtre allemand, J. F. Löwen confirme que l’Allemagne n’a pas de théâtre qui lui soit propre, malgré les efforts de Gottsched en la matière. Il ne suffit pas, pour prouver le contraire, d’établir une longue liste de pièces dont la qualité est souvent plus que douteuse, et encore moins de multiplier les traductions et les imitations. La scène de l’époque n’a pour l’instant à offrir au public que ces « éternelles traductions à partir des langues étrangères », et des quantités de « comédies allemandes singeant les françaises ». Tant qu’il n’y aura pas « une foule de pièces originales adaptées uniquement à la nation allemande » et des comédies qui auront « le cachet distinctif du caractère allemand », il n’y aura pas de théâtre national4.

Herder va plus loin en 1766, avec son essai sur le théâtre allemand intitulé « Avons-nous une scène française ? ». La question, lancée sans ambages, appelle une réponse tout aussi directe :

Notre théâtre gallicise trop […]. Les traductions françaises qui sont sur notre scène et les modèles français qui sont dans les mains de nos jeunes talents forment le plan et la pensée, sont les Solon des mœurs et du pathos, tracent les caractères, inspirent les sentiments,

1 « Um einer Nation zu gefallen, muβ man ihr solche Charaktere vorstellen, deren Originale leichtlich bey ihr angetroffen werden, oder die sich doch sehr leicht auf ihre Sitten anwenden lassen. » J. E. Schlegel,

Gedanken, p. 286.

2 À l’occasion de la représentation à Leipzig en 1770 de La Fausse Agnès de Destouches, un critique remarque ainsi que les Allemands sont plus sensibles à l’intrigue qu’au caractère : « Ein poetischer Dorfjunker ist bey uns eine grosse Seltenheit ; unsre Junker sinken wohl bis zum Stallknecht, Kornjuden u. s. w. aber nie bis zu ihrem Informator herunter. » Seuls les Français peuvent être sensibles à ce qu’est un bel esprit campagnard (Über die Leipziger Bühne, an Herrn J. F. Löwen zu Rostock, Dreβden, 1770, p. 75 sq).

3 « Es wäre mir leicht, dieses mit dem Beyfalle zu beweisen, den etliche deutsche Stücke erhalten haben, in denen wenig Feuer und gar nichts einnehmendes ist, die aber deutsche Sitten zeigen. » J. E. Schlegel,

Gedanken, p. 297.

4 « So bald wir erst, statt der ewigen Uebersetzungen aus fremden Sprachen, eine Menge Originalschauspiele aufstellen können, die keiner andern als der deutschen Nation anpassend sind ; so bald unsere Lustspiele das unterscheidende Gepräge des deutschen Charakters führen, und nicht mehr französierend-deutsche Lustspiele sind […] ; so bald, aber gewiß ehe nicht, werden wir ein eigenes Theater haben. » J. F. Löwen, Geschichte

modulent la versification, déterminent même la déclamation de nos œuvres dramatiques : l’air gaulois est l’élément que notre théâtre respire.1

La condamnation est claire : cette hégémonie du modèle français, qui imprègne la scène allemande de toutes ses caractéristiques propres, opère une forme de « dénationalisation » hautement préjudiciable. Elle ne dénature pas seulement le théâtre, mais encore les mœurs allemandes elles-mêmes, mettant ainsi en péril l’identité nationale.

3.2.1.2. L’influence de la comédie française sur les mœurs allemandes

Dans ses Amicales admonestations adressées à la compagnie théâtrale de Koch (Freundschaftliche Erinnerungen an die Kochsche Schauspieler-Gesellschaft) Jakob Mauvillon2 dresse un constat sans appel sur l’état des mœurs allemandes, qu’il juge perverties, non pas tant par l’influence française en général, que par l’influence spécifique de la comédie et des comédiens français.

Il y a plus d’un avantage à avoir son propre théâtre. On conserve ses mœurs nationales, et l’on n’ajoute pas à ses propres folies celles d’autres peuples, que les comédiens étrangers propagent dans le pays où ils arrivent à la fois par l’intermédiaire de leurs mœurs privées et de celles qu’ils représentent sur scène. En France, nombre de comédies ont chassé la folie qui y était déjà ; en Allemagne, elles ont justement souvent introduit cette folie. Car je ne crois pas que par l’introduction de mœurs étrangères nous puissions gagner autre chose que de brillantes folies. Les nôtres en revanche (car quel peuple n’a pas ses folies ?) seraient peu à peu amendées par un théâtre national fait pour les Allemands. Et quand bien même le théâtre ne nous aurait-il pas beaucoup améliorés, comme cela arrive évidemment souvent, du moins nous aurions certes conservé des défauts nationaux, mais aussi des vertus nationales et surtout une façon de penser nationale, et c’est déjà beaucoup. […] On ne peut concevoir quelle influence les comédiens peuvent avoir sur les mœurs d’une nation, et ce qu’un théâtre étranger peut par conséquent provoquer. Leur art, qui a quelque chose de brillant, incite à les imiter en tout. […] Il serait facile de montrer que les trois quarts de tous nos défauts sont nés de notre commerce avec les Français, pour lequel les comédiens ont préparé le terrain.3

1 « Unser Theater französieret zu sehr […]. Die französischen Übersetzungen, die auf unsrer Bühne, und die französischen Muster, die in den Händen unsrer jungen Genies sind, bilden Plan und Denkart, sind die Solons über die Sitten und das Pathos, zeichnen Charaktere, inspirieren die Sentiments, modulieren die Versifikation, ja bestimmen auch die Deklamation unsrer dramatischen Stücke : Gallische Luft ist das Element, in welchem unsere Bühne atmet. » J. G. Herder, « Haben wir eine französische Bühne ? », in :

Schriften zur Literatur, Über die neuere deutsche Literatur, Fragmente, Berlin, Aufbau Verlag, 1985, p. 544.

2 Jakob Mauvillon (1743-1794), né en Allemagne, est le fils d’Éléazar Mauvillon.

3 « Mehr als ein Nutzen entspringt daher, seine eigene Bühne zu haben. Man behält seine National Sitten, und bekömmt nicht zu seinen eignen anderer Völker Thorheiten, die sich durch die Privat=Sitten der fremden Schauspieler sowol in dem Lande, wohin sie kommen, fortpflanzen, als durch die, welche sie auf der Bühne vorstellen. In Frankreich verscheuchte manches Lustspiel die Torheit, die schon da war ; in Deutschland führte öfters eben diese Thorheit ein. Denn ich glaube nicht, daβ wir bey der Einführung fremder Sitten etwas anders haben gewinnen können, als glänzende Thorheiten. Unsere eigene aber, (denn welch Volk hat wol

Cette réflexion théorique trouve même un écho des plus explicites dans une comédie de Weiβe, Le Méfiant envers soi-même. Le petit-maître Cleanth y blâme la bêtise de sa patrie, et remarque que seuls les Allemands des cours sont un tant soit peu civilisés, c’est-à-dire formés d’après le modèle français :

Mais d’où cela vient-il ? Si les comédiens français et les chanteurs d’opéra italiens ne les avaient pas un peu éduqués, ils seraient tout aussi balourds que nos aïeules.1

La présence des spectacles français et italiens est donc reconnue comme un facteur de modification des mœurs allemandes : de perversion pour les uns, de raffinement pour les autres.

Pour Mauvillon, il est plus important de conserver son caractère propre, avec ses qualités et ses défauts, que de vouloir à toute force se régler sur les prétendues qualités de l’étranger. Toute originalité vaut mieux que n’importe quelle imitation, car « qui ne concèdera donc pas qu’il est meilleur pour un peuple d’être original dans ses mœurs plutôt que de singer les autres peuples ? »2. Voilà l’axiome de base de sa pensée sur le théâtre, qui pose comme référence absolue l’identité nationale et relègue au second rang la question du degré de développement artistique et culturel, ce qui reflète assez bien l’évolution des idées à l’époque.

Dans son essai de 1766, Herder dénonce les illusions des réformateurs, qui ont transformé le théâtre en une institution éducative. Il dénie à la scène son fameux statut d’« école des bonnes mœurs », aux deux sens du terme :

Si la scène doit être une école des bonnes mœurs, du point de vue de la moralité, alors qu’on y prêche. Si elle doit être une école de la civilité, alors qu’on n’y cesse jamais de

nicht seine Thorheiten) wären durch eine einheimische für deutsche gemachte Bühne nach und nach gebessert worden. Und wenn uns die Bühne auch gleich nicht sehr gebessert hätte, wie freylich öfters geschieht, so hätten wir doch dabey zwar National=Fehler, aber denn doch auch National=Tugenden, und überhaupt eine Original=Denkungsart behalten ; und dies ist schon viel. […] Man kann nicht glauben, was Schauspieler für einen Einfluβ in den Sitten einer Nation haben, und was daher eine fremde Bühne darinnen wirken kann. Ihre Kunst, die etwas glänzendes bey sich führt, reizt, sie in allem nachzuahmen. […] es würde leicht seyn, zu zeigen, daβ drey Viertheile aller unserer Fehler aus unserm Umgange mit Franzosen, zu denen die Schauspieler den Grund gelegt haben, entstanden sind. » J. Mauvillon, Freundschaftliche Erinnerungen

an die Kochsche Schauspieler-Gesellschaft bey Gelegenheit des Hausvaters des Herrn Diderots, Frankfurt

und Leipzig, 1766, p. 4-6.

1 « Cleanth – Aber woher kömmts ? wenn sie nicht noch die französischen Comödianten und italienischen Operisten in die Zucht nähmen, so würden sie eben so plump, als unsre Groβmütter seyn. » Méf. env. (II, 6).

2 « Wer wird wol nicht einräumen, daβ es besser für ein Volck sey Original in seinen Sitten zu seyn, als den andern Völkern nachzuäffen ? » J. Mauvillon, Freundschaftliche Erinnerungen, p. 4.

faire des compliments. Le premier préjugé a été levé, Dieu soit loué ! Le second est d’autant plus fermement ancré, c’est pourquoi on gallicise si volontiers.1

Il est vrai que « la fine comédie française a affiné les mœurs de l’Allemagne ». Mais cet apport reste étranger, et cette éducation ne s’appuie sur aucune base nationale solide, contrairement à l’évolution de la comédie latine : Ménandre et Térence ne sont pas sortis du néant. Ils ont succédé à des auteurs qui leur ont ouvert la voie, « et la comédie s’est élevée avec les mœurs »2. En Allemagne, on a transplanté un théâtre raffiné, dont le degré d’évolution ne correspondait pas à celui du pays d’accueil, loin s’en faut. La scène et les mœurs doivent aller de pair, et s’affiner mutuellement, dans un rapport harmonieux. Le mouvement naturel veut que la comédie s’élève avec les mœurs, non qu’elle les précède.

3.2.2. Comique et mœurs allemandes : la délicate question du