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La réforme gottschédienne et les modèles français

2.3. Les auteurs comiques allemands et leurs modèles français

2.3.3. Les disciples émancipés

2.3.3.2. Johann Elias Schlegel (1718/19-1749)

Avant que Lessing ne fasse son entrée sur la scène littéraire, Johann Elias Schlegel est sans doute le dramaturge le plus productif en matière de théorie. Il expose ses réflexions dans de nombreux essais et préfaces, qui sont souvent une réponse aux principes gottschédiens4. En effet, compte tenu de la position dominante du professeur de Leipzig, ce sont tout d’abord ses idées qui forment le jeune Schlegel. Ce dernier a étudié avec attention

1 Cf. « Beweis, daβ die Schauspielkunst eine freye Kunst sey », Beyträge zur Historie und Aufnahme des

Theaters, 1. Stück, p. 10.

2 « Racine und Molière verdienen den Beyfall, den man ihnen in Berlin gönnet : aber Voltaire und Destouches würden ihn auch verdienen, wenn sie ihn erhielten. » Ibid., « Nachricht von dem gegenwärtigen Zustande des Theaters in Berlin », p. 126.

3 Il s’agit d’une ripose de Voltaire dans la querelle qui l’oppose alors à Maupertuis. Cet écrit provoque une violente dispute avec Frédéric II, est interdit et saisi. Voltaire quitte Berlin. On peut consulter le texte français dans le volume de Voltaire, Mélanges, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 289-299.

4 Cf. Johann Elias Schlegels ästhetische und dramaturgische Schriften, hrsg. von J. von Antoniewicz, Stuttgart, 1887, Deutsche Literaturdenkmale des 18. und 19. Jahrhunderts, Reprint Darmstadt, 1970, et Elizabeth M. Wilkinson, Johann Elias Schlegel, a German Pioneer in Aesthetics, Oxford, 1945, 2. verb. Aufl., Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1973.

l’Art poétique critique alors qu’il n’était encore qu’un lycéen1, et dès son arrivée à Leipzig, Gottsched tente de le rallier à son entreprise, comme tous les jeunes talents de l’époque. Schlegel lui doit ainsi un certain nombre de publications, et se montre reconnaissant2. Il garde cependant son indépendance, et des divergences d’opinion se font rapidement jour. Le dramaturge ne sera jamais un vrai disciple de Gottsched.

2.3.3.2.1. De l’imitation des Français

Il partage cependant le même désir de réforme et de promotion du théâtre allemand, et voit également dans l’imitation des Français un moyen d’éduquer ses compatriotes, qu’ils soient acteurs, auteurs ou spectateurs. Une ode de jeunesse, L’Abus de la poésie, témoigne de cette admiration pour la gloire des scènes étrangères, qui font honte à l’Allemagne et à son retard artistique :

Porte le regard à l’intérieur des frontières de la France, / et vois le génie de ses poètes. / Vois de quelle gloire brillent / ceux que l’Angleterre te montre.3

La comparaison n’est pas flatteuse pour les auteurs allemands : que sont-ils en effet au regard de Corneille, Racine, Milton, Addison, Molière ou encore Voltaire ? Dans les Pensées pour servir au progrès du théâtre danois (Gedanken zur Aufnahme des dänischen Theaters), Schlegel recommande aux comédiens pour leur formation la lecture d’ouvrages critiques sur le théâtre, ouvrages essentiellement français : La Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac, Le Théâtre des Grecs de Brumoy, les commentaires de Corneille, les Remarques sur les théâtres de l’Europe et la Réformation du théâtre de Louis Riccoboni, ainsi que les essais qui paraissent régulièrement en France4. En conclusion de la préface de ses Œuvres dramatiques (1747) il émet ce souhait en direction des auteurs, qui rappelle étrangement les préceptes gottschédiens :

1 Cf. Wolfgang Paulsen, Johann Elias Schlegel und die Komödie, Bern-München, Francke, 1977, p. 10.

2 Cf. E. M. Wilkinson, Johann Elias Schlegel, p. 47 sq.

3 « Wirf ein Blick in Frankreichs Gränzen, / Und sieh auf jener Dichter Geist ! / Sieh an, in welchem Ruhme glänzen / Die, so dir Englands Umfang weist. » J. E. Schlegel, Miβbrauch der Dichtkunst, in : Werke, Bd. 4, p. 177.

4 Gedanken zur Aufnahme des dänischen Theaters, in : Werke, Bd. 3, p. 262. Schlegel recommande en outre les commentaires de la Poétique d’Aristote, les préfaces, prologues et épilogues des pièces anglaises et quelques écrits allemands sur le théâtre.

Ce sera pour moi une grande satisfaction si par cet exemple [la traduction d’un extrait de Racine] j’en encourage encore d’autres à mieux faire connaître par des traductions les beautés de ces modèles, dont l’imitation a toujours été le plus sûr chemin vers la gloire.1

Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il soit un aveugle admirateur des œuvres étrangères. Au même titre que Gottsched, il souhaite une sélection dans le processus de traduction et encourage la production nationale originale. C’est ce qui ressort clairement de la conclusion des Pensées :

Les Allemands ont commis l’erreur d’avoir traduit du français toutes sortes de comédies sans distinction, sans se demander au préalable si les caractères que l’on y rencontre correspondaient bien à leurs mœurs. Ils n’ont donc fait que transformer leur théâtre en un théâtre français en langue allemande.2

Car Schlegel est persuadé que pour être plus efficace et agréable, le théâtre doit s’adapter à la nation à laquelle il s’adresse, le spectateur doit y reconnaître ses compatriotes et son pays. Il faut donc dans un premier temps sélectionner les modèles étrangers susceptibles de s’accorder au mieux aux mœurs du pays de réception. C’est pourquoi la fièvre de traduction qui s’empare de l’Allemagne n’est pas forcément salutaire à ses yeux. Outre le caractère étranger que cette francomanie galopante confère au théâtre allemand, un autre effet néfaste est de concentrer tous les efforts sur la simple traduction, et de négliger ainsi la littérature nationale. Or c’est elle qui doit être avant tout encouragée. Le bon usage du modèle français selon Schlegel est donc une variante de la position gottschédienne : il prend en compte la diversité des mœurs de chaque nation, et remplace ainsi le critère de sélection purement esthétique par un critère national, en gardant à l’esprit le même objectif final : former des auteurs allemands et élever le niveau de la production nationale au rang de celle de son voisin.

2.3.3.2.2. Destouches et la comédie sérieuse

Comme tout jeune dramaturge, Schlegel s’est lui-même essayé à la traduction : a-t-il appliqué à cette occasion les principes évoqués plus haut ? C’est relativement difficile à dire, car une seule traduction de comédie française est attestée : celle du Glorieux de

1 « Es wird mir ein groβes Vergnügen seyn, wenn ich durch diese Probe andre ermuntert, die Schönheiten dererjenigen Muster durch Übersetzungen bekannter zu machen, derer Nachahmung allezeit der sicherste Weg zum Ruhme gewesen. » Theatralische Werke, Vorrede, in : J. E. Schlegel, Vergleichung Shakespears

und Andreas Gryphs und andere dramentheoretische Schriften, Stuttgart, Reclam, UB 8242, 1984, p. 65.

2 « Die Deutschen haben den Fehler begangen, daβ sie ohne Unterschied allerley Komödien aus dem Französischen übersetzet haben, ohne vorher zu überlegen, ob die Charaktere derselben auch auf ihre Sitten sich schickten. Sie haben also aus ihrem Theater nichts anders, als ein französisches in deutscher Sprache gemacht. » Gedanken, p. 296.

Destouches1. Dans sa préface, Schlegel ne s’attarde que peu sur les mérites du Français, qu’il suppose connus de ses lecteurs. Il se contente de traduire un extrait de la préface originale, laquelle évoque la difficulté de succéder à Molière, et loue avant tout la modestie de l’auteur. Il explique le choix du Glorieux parmi les nombreuses œuvres de Destouches par le succès général de la pièce auprès du public parisien et des critiques. Une grande partie de cette préface est en fait consacrée au problème théorique de l’usage des vers dans une comédie ; Schlegel remarque à cette occasion que le naturel du dialogue n’en souffre pas chez les Français tels Molière, Destouches, Regnard et La Chaussée. La traduction du Glorieux semble encore dictée par des positions antérieures aux Pensées pour servir au progrès du théâtre danois. Le choix ne s’explique pas ici par l’adéquation des mœurs, mais surtout par des problèmes de forme. Le Glorieux offre une occasion de réflexion sur l’usage du vers et sur le bon ton dans la comédie décente. La conclusion aborde la question de la traduction et légitime sa pratique par une argumentation certes gottschédienne, mais qui vise en fait à dénoncer le patriotisme aveugle du maître de Leipzig. Aux yeux de Schlegel, ce dernier est un peu trop prompt à crier au génie dès qu’un Allemand s’essaye au théâtre :

On considère presque les traducteurs comme des traîtres à la patrie et des ennemis de la gloire de l’Allemagne. Dès que l’on voit paraître un nouvel ouvrage, on dit : Ce ne serait pas encore une traduction par hasard ? Je ne sais si ces sévères censeurs se demandent aussi : est-ce un bon original allemand ou pas ? […] Jamais nous ne nous sommes plus souvent et plus vivement félicités de notre grandeur que depuis quelques années. Et qui nous assure que nous pouvons maintenant nous passer des étrangers – qui devaient auparavant nous guider – parce que nous avons assez de forces pour aller seuls notre chemin, et que les traductions ne sont plus aujourd’hui utiles comme elles l’étaient il y a vingt ans ? Qu’il soit du moins permis de douter de notre grandeur, car en la matière, notre patriotisme peut facilement nous aveugler.2

Il faut bien se rendre à l’évidence, l’Allemagne ne produit pas encore vraiment de bons originaux.

1 Traduction en vers, publiée sous le titre Der Ruhmredige, Leipzig, 1745, avec une préface du traducteur (cf. M. Grimberg, Korpus, T. 17, p. 30-34).

2 « Man [hält] die Uebersetzer fast für Verräter an ihrem Vaterlande und für Feinde des deutschen Ruhmes. So bald man eine neue Schrift erscheinen sieht ; spricht man : Es ist doch nicht etwan eine Uebersetzung ? Ich weiβ nicht, ob diese strengen Richter fragen : ob sie auch ein gutes deutsches Original ist oder nicht ? […] Niemals sind unsere Glückwünschungen über unsre Höhe öfter wiederholt und feuriger geworden als seit einigen Jahren. Und wer versichert uns wohl, daβ wir nun der Ausländer, die uns seither an der Hand führen müssen, entbehren können, weil wir Kräfte genug haben, allein zu gehen, und daβ Uebersetzungen itzt nicht noch eben nützlich sind als vor zwanzig und noch mehr Jahren ? Wenigstens wird es erlaubt sein, noch an unsrer Gröβe zu zweifeln, da unsre patriotische Liebe uns hierinn sonst leicht verblenden kann. » Der

Ruhmredige, Ein Lustpiel in Versen in fünf Aufzügen, Aus des Herrn Néricault Destouches, Mitglieds der Französischen Akademie, Französischen übersetzt, Leipzig, 1745, préface, in : M. Grimberg, Korpus, T. 17,

Lorsque Schlegel revient sur Le Glorieux dans les Pensées, c’est pour remarquer, à l’occasion de l’analyse du personnel et de l’intrigue, que sa complexité témoigne d’une construction suivant plus le goût anglais que l’exemple moliéresque1. La traduction s’est donc accompagnée chez Schlegel d’une vraie réflexion dramaturgique qui ne se limite pas à la préface, mais qui laisse des traces dans ses développements esthétiques ultérieurs. Son appréciation de Destouches, en 1745 encore assez conforme à celle de Gottsched, se modifie peu à peu. Schlegel s’intéresse alors aux accents touchants de certaines comédies et à la revalorisation des affects. Initiateur de la comédie sérieuse, Destouches représente un renouveau dans la tradition de la comédie que l’auteur de l’Art poétique critique choisit d’ignorer, mais qui n’a pas échappé au jeune dramaturge. L’élément émotionnel trouve sa place dans l’esthétique de Schlegel, qui met en valeur certaines pièces comme la « tragicomédie » L’Ambitieux et l’Indiscrète, exemple de comédie mettant en scène des personnages à la fois nobles et subalternes, et excitant le rire et la compassion2. Il rend également hommage à la justesse de ses caractères, ce qui vaut à Destouches d’être classé parmi les « poètes au goût raffiné », ceux qui cherchent des caractères propres à plaire par leur nouveauté, s’adaptant à l’intrigue et desquels l’action puisse découler naturellement. Même s’il n’a traduit qu’une seule comédie, Schlegel témoigne donc d’une connaissance plus large de Destouches que celle de l’unique Glorieux. Dans Le Petit-maître, il évoque en outre Le Philosophe marié, dont il reproduit un extrait, traduit et adapté3.

Le traitement de Destouches chez Gottsched et Schlegel prouve une fois de plus combien la réception d’un auteur est fortement déterminée par les présupposés théoriques du récepteur. Destouches apparaît tantôt comme le parangon de la comédie didactique, tantôt comme un auteur de comédies touchantes. Tout est question de sélection et d’interprétation. Cet exemple montre également que Schlegel ne rompt pas avec la poétique de Gottsched : il la fait simplement évoluer vers des conceptions plus novatrices.

2.3.3.2.3. La découverte progressive de Molière

De même que celle de Destouches, l’image de Molière se modifie au fil des réflexions esthétiques de Schlegel. Alors qu’en 1740 il est encore tout à fait dans la ligne gottschédienne, et fait remarquer que l’auteur du Misanthrope s’est compromis avec

1 Gedanken, p. 285 et p. 288 sq.

2 Gedanken, p. 276.

Scapin et Le Médecin malgré lui1, il adopte la position inverse sept ans plus tard dans ses Pensées pour servir au progrès du théâtre danois. Ce revirement procède manifestement de deux facteurs : le mûrissement de la théorie schlegelienne et la découverte progressive de Molière.

Si l’on suit les hypothèses de Wolfgang Paulsen, il semble manifeste qu’en 1740, Schlegel ne connaissait encore rien du comique français2. Ses remarques sur Molière ne sont alors qu’un écho de celles du maître de Leipzig. En revanche, lorsqu’il passe vers 1743 d’une dramaturgie essentiellement tragique et classique à la comédie, ce revirement d’intérêt peut s’expliquer en partie par sa rencontre avec Molière. Rencontre progressive cependant, dans un premier temps par l’entremise de la traduction du Misanthrope dans le Théâtre allemand. Ses propres essais de traduction sont à considérer avant tout comme des exercices de langue. Ce n’est qu’après la fin de ses études qu’il prend pendant quelques temps des cours intensifs de français auprès d’Eléazar Mauvillon3, afin de remplir au mieux ses nouvelles fonctions de secrétaire auprès du conseiller von Spener, nommé ambassadeur saxon à la cour de Copenhague. Sa connaissance de Molière semble alors s’étendre considérablement et les références se multiplient : dans les Pensées, il cite Le Tartuffe comme exemple de pièce focalisée d’emblée sur une action4. En ce qui concerne la sympathie du spectateur pour un personnage, Schlegel évoque les cas opposés de L’Avare, où l’on est acquis à la cause des jeunes gens contre le personnage principal, et du Misanthrope, où c’est le héros qui s’attire notre sympathie, car son défaut n’exclut pas l’estime5. Il remarque aussi que la comédie, si elle provoque le rire, peut en outre y mêler les passions, ce que Molière a su réaliser dans L’Avare : lorsque Harpagon perd sa cassette, il suscite à la fois le rire et la pitié, de même qu’Arnolphe dans L’École des femmes6. Au fil de ses propos on rencontre également des allusions au Bourgeois gentilhomme7, aux Fâcheux et aux Précieuses ridicules. Il conseille non seulement de lire ces comédies, mais

1 « Schreiben an den Profeβor Gottsched über Mauvillons zehnten Brief », in : J. E. Schlegel, Werke, Bd. 4.

2 Paulsen justifie son hypothèse de façon assez convaincante : Schlegel ne maîtrisait à cette époque la langue que de façon très limitée, et la traduction du Misanthrope par la Gottschedin n’était pas encore parue. Il ne connaissait de même Shakespeare qur par la traduction allemande de Jules Cesar (cf. W. Paulsen, Schlegel

und die Komödie, p. 23 sq).

3 Eléazar Mauvillon, l’auteur des Lettres françaises et germaniques (1740), est un huguenot français émigré en Allemagne, où il exerce les fonctions de secrétaire privé du Prince Électeur de Saxe. Il enseigne par la suite le français à l’université de Leipzig, puis au Carolinum de Brunswick, à partir de 1759.

4 Gedanken, p. 281.

5 Ibid., p. 283.

6 Ibid., p. 284 ; la pièce est aussi évoquée dans son hebdomadaire Der Fremde, 9. Stück, 1. Juni 1745.

même d’en apprendre par cœur certaines scènes1 – ce qu’il a lui-même manifestement mis en pratique : dans la préface de ses Œuvres dramatiques (1747), Schlegel se réclame explicitement de Molière et cite le portrait de Timante dans Le Misanthrope, lequel lui aurait donné l’impulsion de départ pour Le Mystérieux (Der Geheimniβvolle, 1746)2. Sa connaissance de Molière semble bien s’étendre et se diversifier, et son opinion se modifie en conséquence.

Dans les Pensées pour servir au progrès du théâtre danois, Schlegel se montre en effet plus sensible aux différents aspects du comique moliéresque. Il plaide en faveur de la diversité des spectacles pour satisfaire toutes les classes sociales (sans jamais perdre de vue cependant le noble objectif du théâtre) et fait alors remarquer que les finesses du Misanthrope ou du Glorieux, bien que particulièrement goûtées de la cour, ne peuvent avoir le même succès auprès de l’homme du commun. Certes ces deux pièces restent des paradigmes du comique noble, mais ne sont pas élevées au rang d’idéal absolu : elles ne représentent qu’une des facettes de la comédie. Ce sont des productions adaptées à un public au goût déjà éduqué et affiné. Elles ne discréditent en aucun cas le comique populaire, tel que Molière l’a aussi pratiqué : prenant dorénavant le contre-pied de Gottsched, Schlegel défend l’auteur des Fourberies contre le mépris de Boileau, en affirmant la légitimité d’un comique composé en vue du plaisir du peuple, pourvu qu’il garde la mesure et mêle la morale à la comédie3. La « populace » (der Pöbel), méprisée par le professeur de Leipzig, est reconnue de façon pragmatique comme un élément du public des théâtres. Schlegel refuse donc l’ostracisme gottschédien et souhaite rendre justice à toutes les expressions du comique (un comique restant dans les limites de la décence, bien entendu).

2.3.3.2.4. Regnard, le Théâtre Italien et La Chaussée

À côté des deux incontournables Molière et Destouches, Schlegel fait preuve aussi d’une connaissance assez remarquable de l’ensemble des auteurs comiques français. Ainsi,

1 Ibid., 37. Stück, 21. Dez. 1745. En l’absence de toute compagnie, ou autre distraction, il reste toujours possible de s’amuser, en s’entretenant avec soi-même, en observant le ridicule des autres et de sa propre personne, ou encore en récitant des passages de pièces de théâtre : « Einige Scenen aus dem Moliere und Racine, einige lustige Erzählungen, und dergleichen, die man auswendig wissen muβ. »

2 Cf. infra, p. 297 sq.

3 « Es ist alsdann ein Verdienst für einen klugen Kopf, wenn er auch in solchen Lustspielen das rechte Maaβ zutreffen, und sie mit nützlichen Sittenlehren zu vermischen weis ; und wenn er die Kunst versteht, indem er den Pöbel nach seiner Art belehret und ergetzt, andern, die nicht Pöbel seyn wollen, zu zeigen, wie schlecht pöbelhafte Sitten stehen. » J. E. Schlegel, Gedanken, p. 270.

alors que Gottsched observe un silence complet sur Regnard (1655-1709) – pourtant auteur à succès régulièrement représenté sur la scène allemande –, Schlegel compose une petite pièce parodique consacrée à son Démocrite. Il s’amuse à imaginer une rencontre entre le Français et son héros au royaume des morts. Leur discussion prend alors l’allure d’un essai argumenté sur la question de la vraisemblance et de la cohérence au sein d’une comédie, assorti d’observations ironiques sur quelques pratiques dramaturgiques françaises naïvement défendues par Regnard : on y apprend qu’une comédie française ne saurait se passer d’un valet (lequel est bien trop utile pour introduire du comique), ne peut représenter un héros qu’amoureux (ce qui donne de la matière à l’auteur), et doit se conclure par deux mariages au minimum1. Sous forme de parodie, il s’agit en fait d’une réflexion à la fois théorique et pratique sur les techniques de la comédie. Cette pièce témoigne bien du vif intérêt de Schlegel pour le genre et de son regard critique sur ses modèles.