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La réforme gottschédienne et les modèles français

2.3. Les auteurs comiques allemands et leurs modèles français

2.3.3. Les disciples émancipés

2.3.3.5. Johann Friedrich Löwen (1727-1771)

Johann Friedrich Löwen est à la fois un homme de lettres et un homme de théâtre, bien que toujours resté derrière la scène – ce qui lui a valu un certain mépris de la part des critiques3. Ardent défenseur de la réforme théâtrale, son activité et ses écrits sont indubitablement imprégnés de l’esprit et des objectifs de Gottsched, malgré la distance qu’il prendra, comme les autres, vis-à-vis du professeur. En effet, lors de ses études de philosophie, c’est à l’école gottschédienne qu’il est formé : il est ainsi admis à la « Société Allemande » de Helmstedt en 1747, puis à celle de Göttingen en 1748, où il présente un discours de réception dans la droite ligne du réformateur. Il y défend le rôle de la scène comme institution morale et son utilité pour l’État4. Cette conviction ne l’abandonnera jamais et le conduit à réclamer avec insistance un mécénat actif des autorités politiques.

1 « Wie haben zu wenig eigne Stücke ; und den meisten dieser Stücke merkt man das Ausländische zu sehr an. » Beyträge zur Historie und Aufnahme des Theaters, 1. Stück, Vorrede, 1749.

2 Cf. Ibid., 1. Stück, p. 123.

3 Les études à son sujet sont d’ailleurs très rares : Ossip D. Potkoff, Johann Friedrich Löwen. Der erste

Direktor eines deutschen Nationaltheaters. Sein Leben, seine literarische und dramatische Tätigkeit,

Heidelberg, Carl Winter Universitätsbuchhandlung, 1904 ; Hans Joachim Finze, « Johann Friedrich Löwen, 1727-1771 : Journalist und Mitstreiter Lessings », in : Nemet Filologiai Tanulmanyok / Arbeiten zur

deutschen Philologie, Debrecen, 13 (1979), p. 341-347.

4 « Der Flor solcher gereinigten Schaubühne muβ notwendig in einer wohleingerichteten Republick erhalten werden. Denn sie bekommt dadaurch gesittete Bürger. Sie ist gleichsam eine Schule, worinnen das Volk in den nützlichsten Wahrheiten auf eine leichte und sinnliche Art unterwiesen wird. » J. F. Löwen, In einer

wohl eingerichteten Republik muβ der Flor der Schaubühne nothwendig erhalten werden, in : R. Krebs, L’Idée de « Théâtre National », p. 608 sq.

Selon lui, seule une scène permanente entretenue par des fonds publics permettrait d’affiner durablement le goût du public et assurerait ainsi le développement d’un théâtre national digne de ce nom1. Après avoir interrompu ses études pour des raisons financières, il s’établit à Hambourg en 1751, où il essaie de vivre de sa plume comme auteur lyrique et satirique2, critique de théâtre et éditeur des Contributions hambourgeoises aux ouvrages de l’esprit et de la morale (Hamburgische Beyträge zu den Werken des Witzes und der Sittenlehre, 1753-55). À partir de 1757, devenu secrétaire du Prince de Mecklembourg-Schwerin, il traduit des pièces pour Schönemann (entre autres L’École des mères de La Chaussée et Sémiramis de Voltaire, publiées en 1757), dont il épouse la fille en 1757. Il est l’auteur d’un traité d’art dramatique sur L’Éloquence du corps (Kurzgefaβte Grundsätze von der Beredsamkeit des Leibes, 1755), de la première Histoire du théâtre allemand (Geschichte des deutschen Theaters, 1766), ainsi que de quatre comédies : Le Méfiant par délicatesse (Das Mistrauen aus Zärtlichkeit, 1765), L’Amant par hasard (Der Liebhaber von Ohngefähr, 1765), J’en ai décidé ainsi (Ich habe es beschlossen, 1766) et Le Mystère (vers 1766). Enfin, son nom est indissociable de l’expérience du Théâtre National de Hambourg, dont il fut l’un des co-fondateurs, et le directeur artistique.

Löwen est un grand connaisseur du théâtre, qui développe à l’égard de la comédie française une position nuancée, mais à l’origine fort inspirée de Gottsched. Il déplore tout d’abord que les Allemands ne sachent imiter à bon escient, et s’empressent d’adopter toutes les modes françaises, sauf celles qui pourraient leur être utiles. Or en matière de spectacles, il serait bienvenu de prendre exemple sur la France3. Löwen reconnaît amplement les mérites de la comédie française, et tient ses plus grands auteurs pour des modèles à suivre : dans la préface de L’Amant par hasard, il rend ainsi hommage à Molière, maître dans l’art de dépeindre les ridicules et de les chercher au plus profond du cœur humain. Le Français a su aussi tirer profit de l’art du dialogue de Térence. Mais

1 Voir R. Krebs, Ibid., p. 322-329.

2 Charaktere nach einigen sehr bekannten Grundsätzen entworfen (1760), Geschichte eines Tugendhaften (1760), etc.

3 « Wir ahmen ja sonst in allen Stücken Frankreich nach, warum machen wir denn auch nicht in Absicht auf die Schauspiele, aus Deutschland, Frankreich ? Es ist was besonders, meine Herren, daβ wir Deutschen im nachahmen so unglücklich sind. Die geringsten französischen Moden müβen sogar in Deutschland eingeführt werden. Nur, wenn es auf das Wohl der Völker ankommt, so ist man schläfrig. Könnte man nicht bei uns die Schauspiele dem Volcke eben sowohl ohne Kosten sehen laβen, als in Frankreich ? » J. F. Löwen, In einer

wohl eingerichteten Republik muβ der Flor der Schaubühne nothwendig erhalten werden, p. 616. Löwen

milite ainsi pour une scène officiellement soutenue par l’État, mais semble vouloir ignorer que malgré quelques représentations gratuites données lors d’occasions exceptionnelles, la grande majorité des specatcles en France étaient bel et bien payants ! Idéalise-t-il le modèle français par ignorance ou par calcul stratégique ?

l’origine française n’est pas pour autant un gage d’excellence infaillible : Löwen n’apprécie guère par exemple la comédie larmoyante d’un La Chaussée, faite de déclamation plus que de vrai dialogue et de sentences édifiantes plus que d’action dramatique. Il lui reproche de « trop s’éloigner de la nature, de Molière et de Regnard »1. On voit que ses modèles ne sont pas tout à fait ceux de Gottsched. Dans son allocution aux membres du Théâtre National de Hambourg en 1767, il explique cette préférence par des raisons de caractère national : les Allemands ont beaucoup de tempérament et veulent de grands traits de caractère marquants, aussi bien chez l’auteur que chez le comédien.

C’est pourquoi Molière, malgré tous ses défauts, plaira plus sur notre théâtre que ceux qui prennent pour modèle un La Chaussée ou tout autre auteur français de comédie fine.2

Admirateur d’une certaine comédie française, donc, mais aussi patriote et hostile à une imitation servile, qui ne ferait que corroborer l’opinion méprisante des Français. Dès 1748, il souligne l’ambition patriotique qui accompagne la réforme théâtrale3. Son idéal est celui d’une adaptation raisonnée des modèles français, ce qu’il ne manque pas de mettre en pratique. Dans la préface du Méfiant par délicatesse, Löwen déclare en effet s’être directement inspiré d’une pièce de Collé, Dupuis et Des Ronais (1763). Il envisageait même au départ une traduction, mais comme la transcription mot à mot répugnait à son esprit, il s’est décidé pour une libre adaptation des situations et de quelques scènes. Il y voit une méthode qui aurait permis une meilleure réception de la comédie française sur le sol germanique :

1 Auszug aus einem Briefe eines Freundes, in : Johann Friedrich Löwen, Schriften, 4 Bde., Hamburg, 1765-1766, Bd. 4, p. 75. Cf. infra, p. 196 sq.

2 « Wir haben gewaltig viel Laune in unserm Character ; und hierbey verlangen wir große, treffende hervorstechende Züge, so wohl von Seiten des Dichters als des Schauspielers. Moliere, wird daher mit allen seinen Fehlern unserm Theater besser gefallen, als alle diejenigen, die sich einen Chaussée, oder einen andern feinen französischen Comödienschreiber zum Muster wählen. » J. F. Löwen, Anrede an die

sämtlichen Mitglieder des Hamburgischen Theaters bey der Uebrnehmung des Directorii (1767), in : Geschichte des deutschen Theaters, p. 99. Jakob Mauvillon confirme le goût du public pour Molière, plus

apprécié qu’une bonne tragédie ou une comédie sérieuse (cf. J. Mauvillon, Freundschaftliche Erinnerungen

an die Kochsche Schauspieler=Gesellschaft, p. 27).

3 « Das Sprichwort der Franzosen ist bekannt : Les Allemands sont toujours Allemands. Ich mag den Sinn dieser Worte nicht erklären. Sie sind allzu nachtheilig für uns. Viele von unsern Landsleuten haben dennoch bereits glücklich gezeiget, daβ ein Deutscher eben so gut dichten, und witzig denken könne als ein flüchtiger Franzose. » J. F. Löwen, In einer wohl eingerichteten Republik muβ der Flor der Schaubühne nothwendig

J’aurais souhaité que l’on en ait fait autant avec toutes les pièces françaises, et que l’on ait tenu à l’écart de notre scène les Marquis français et les financiers, dont nous, du moins, ne pouvons pas rire.1

Tout comme Schlegel, il estime que le tort des traducteurs a été de ne pas assez tenir compte des spécificités des mœurs et des conditions allemandes, et de vouloir plaquer de l’étranger sur du national. Une fois de plus, nous rencontrons dans le domaine de la comédie un patriote qui combat certes activement la francomanie des Allemands, mais qui n’en admire pas moins le théâtre français. Et pour Löwen aussi, la voie du progrès semble passer par l’imitation…

En matière de théâtre allemand original, ses préférences vont à Schlegel, Lessing, Krüger, Gellert, Cronegk et Weiβe, tous ayant su dépasser la première phase de développement de la comédie saxonne2. Car si Löwen ne dénie certes pas tout mérite à Gottsched (comme le fera plus tard Lessing), il lui semble cependant évident que sa production théâtrale, ainsi que celle de ses épigones, n’ont que peu de valeur.

Les réformateurs qui prennent le relais de Gottsched élargissent donc le champ des références. Ils restent certes fidèles à Destouches, mais ils réhabilitent Molière, et lui rendent ses lauriers de plus grand auteur comique. Il est replacé au rang de modèle – ce que son succès sur scène n’a jamais démenti. Moins rigides que le maître de Leipzig, ces disciples infidèles se montrent en général sensibles à l’Arlequin policé de Marivaux et aux nouvelles formes de la comédie touchante. L’ensemble de la production française a chez eux droit de cité, ce qui entraîne un certain assouplissement des règles et une plus grande diversité dans la production, qui s’éloigne un peu du corset de la pure comédie satirique didactique « à la Gottsched ».