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2. L’écriture artiste

2.1. Une notion goncourtienne

Les premières occurrences du terme « écriture artiste » n’apparaissent pas dans le Journal mais dans la Préface des Frères Zemganno, datée du 23 mars 1879 :

Le roman réaliste de l’élégance, ça avait été notre ambition à mon frère et à moi de l’écrire. Le Réalisme, pour user du mot bête, du mot drapeau, n’a pas en effet l’unique mission de décrire ce qui est bas, ce qui est répugnant, ce qui pue ; il est venu au monde aussi, lui, pour définir, dans de l’écriture artiste, ce qui est élevé, ce qui est joli, ce qui sent bon, et encore pour donner les aspects et les profils des êtres raffinés et des choses riches : mais cela, en une étude appliquée, rigoureuse et non conventionnelle et non imaginative de la beauté, une étude pareille à celle que la nouvelle école vient de faire, en ces dernières années, de la laideur.2

Mais la définition du procédé se trouve ailleurs. En effet, si l’écriture artiste marque l’art des Goncourt dès leurs premiers textes et qu’elle se manifeste jusque dans les romans d’Edmond en fin de carrière, la définition de la méthode peut se lire dans la plupart des préfaces goncourtiennes et en particulier dans celles de Germinie Lacerteux (1864) et de Chérie (1884). Charles BRUNEAU affirme en effet que « l’écriture artiste a été inventée par les Goncourt, le nom comme la chose »3.

Il semble important, dans cette étape de la recherche de définir ce procédé et d’en relever les techniques afin de chercher dans l’écriture dramatique des Goncourt ce qui subsiste de cette esthétique.

1 Le 4 mars 1885, Journal, Tome 3, p. 431.

2 Préface des Frères Zemganno dans Préfaces et Manifestes Littéraires, p. 52

3 Charles BRUNEAU, Histoire de la Langue Française. Tome XIII. L’époque réaliste. Deuxième partie : La Prose littéraire. A. Colin, 1972, p.65.

Qu’est-ce que l’écriture artiste ? Pour répondre à cette question nous partons de cette définition proposée par Le Dictionnaire de la Critique littéraire :

Style très en vogue chez les romanciers de la fin du Dix-neuvième siècle, en parti-culier chez les Goncourt et chez Huysmans, sous l’influence du mouvement symbo-liste et de la peinture impressionniste. Il s’agit pour ces écrivains de traduire la sensation dans ce qu’elle a d’unique et de fugace. La vision donnée n’est donc pas synthétique, mais fragmentée, impressionniste 1.

2.1.1. Une attitude

L’écriture artiste est avant tout une attitude. « Les écrivains de cette école ont, en effet, la prétention peu réalisable de peindre avec des mots comme un peintre avec des couleurs »2. Les Goncourt ne sont pas les premiers à sentir ce besoin ; il s’agit d’un principe hérité de Théophile Gautier, lui-même lecteur de Victor Hugo. Elle s’étend sur une lignée d’auteurs parnassiens, impressionnistes, naturalistes et décadents et se re-trouve dans les écrits de Zola, Maupassant, Daudet mais aussi dans ceux de Huysmans et de Proust.

Il s’agit donc d’accorder plus de place au choix du mot qu’au sujet. Nous pou-vons ainsi nous servir pour décrire l’esthétique des Goncourt de cette citation décrivant celle de Théophile Gautier :

le sujet importe moins que les mots et le plaisir de raconter :[en](…) privilégiant d’une manière provocatrice l’esthétique au détriment des autres fonctions de l’œuvre, en particulier de ses fonctions morales.3

De là est né un refus du mot facile et un effort à trouver ou à créer le mot juste. L’absence de brouillons des textes goncourtiens, voulue d’ailleurs par les auteurs ne nous permet pas de voir ce travail, mais nous pouvons l’imaginer en confrontant les différentes formes d’un seul écrit. Une manie que décrit Edmond dans son Journal en se rappelant des efforts de Jules :

Je le vois encore reprenant des morceaux écrits en commun et qui nous avaient satisfaits tout d’abord, les retravaillant des heures, des demi-journées, avec une opiniâtreté presque colère, changeant ici une épithète, là faisant entrer dans une phrase un rythme, plus loin reprenant un tour, fatiguant et usant sa cervelle à la

1 Joëlle GARDES-TAMINE et all, Dictionnaire de critique littéraire, Armand Colin, 1996, p. 68

2Définition proposée par le site dicoperso : www.dicoperso.com

3

poursuite de cette perfection si difficile, parfois impossible, de la langue française, dans l’expression des choses et des sensations modernes.1

C’est enfin un choix de « ne pas parler comme tout le monde »2

et de se faire un style propre sans craindre de surprendre ou de choquer leur lecteur.

2.1.2. Une méthode

L’écriture artiste est aussi une manière de faire. L’esthétique des Goncourt semble se résumer dans cette phrase du Journal : « Voir, sentir, exprimer – tout l’art est là »3

2.1.2.1. Voir

Les Goncourt sont des écrivains du réel. Ce sont aussi des artistes impression-nistes. Et l’art de voir chez eux est un mélange de ces deux vocations. Il s’agit pour eux d’observer et d’être attentifs aux détails, d’être aussi capables de fragmenter le paysage en petits morceaux en vue d’une analyse. « Le monde fait tableau 4», écrivent les au-teurs de Renée Mauperin et les Goncourt mettent dans leur Journal « toute une série de notations cursives, d’impressions ramassées dans une forme brève »5

, des passages qui ne sont pas encore rédigés en prose littéraire mais constituent des embryons de ce qui seraient plus tard de belles pages de description goncourtienne.

Ce sont, rappelons-le des peintres et ils voient le réel en artistes. Zola les accuse de ne pas pouvoir faire une description importante sans rapporter « dans leur cabinet une aquarelle comme d’autres rapportent des notes manuscrites dans un agenda »6

. Ce qu’ils ne nient point. Rappelons à juste titre cette aquarelle du cimetière réalisée par Jules et qui servirait de modèle pour la réalisation du dernier chapitre de Germinie

La-certeux.

1 Journal, 1886

2

BRUNEAU (1972), op. cit. p. 82.

3 Le 26 février 1865, Journal, Tome 2, p. 251

4 Renée Mauperin,

5 Bernard VOUILLOUX, L'art des Goncourt. Une esthétique du style, l’Harmattan, 1997, p. 82.

6

2.1.2.2. Sentir

Cette première étape est suivie et accompagnée par une seconde : celle de sentir. Il s’agit plus de sensitivité que de sentiment. Une sensitivité qui s’approche de la mala-die nerveuse. Jules écrit dans une lettre adressée à Zola :

Toute notre œuvre, est c’est peut-être son originalité, originalité durement payée, repose sur la maladie nerveuse, que ces peintures de la maladie, nous les avons ti-rées de nous-même et qu’à force de nous détailler, de nous étudier, et nous dissé-quer, nous sommes arrivés à une sensitivité supra-aiguë, que blessaient les infini-ment petits de la vie.1

Il s’agit donc de rapporter la chose vue non isolée mais riche de toutes ses cou-leurs, ses senteurs et l’effet qu’elle produit sur son observateur et sur son milieu.

Germinie semble ainsi atteinte du même mal et exprime son besoin de toucher à la nature en ces termes :

Je suis bête, hein ?… oui, c’est la vérité… et tu vas rire de moi, je suis sûre, quand je t’aurai dit ça… Figure-toi que j’ai planté de l’herbe, du gazon, dans une vieille boîte à cigares, sur le chéneau, en face ma fenêtre… une idée, c’est drôle, qui ne m’était jusqu’ici jamais venue… Mais, que veux-tu, j’aime l’herbe, les champs. (Elle quitte le bras de Jupillon, et s’amuse à passer ses jambes un peu retroussées dans le champ de blé qui borde la route.) C’est bon de sentir les chatouilles du blé contre ses bas !…2

2.1.2.3. Exprimer

« L’expression, écrit BRUNEAU, doit être à la hauteur de la vision », une

ex-pression d’une finesse, d’un goût et d’une élégance qui s’adresserait non pas au public dans sa généralité et sa vulgarité, mais à une élite. L’écrivain a le droit et le devoir de « choisir une langue, écrit Edmond dans la préface de Chérie, rendant nos idées, nos sensations, nos figurations des hommes et des choses, d’une façon distincte de celui-ci ou de celui-là, une langue personnelle, une langue portant notre signature »3.

1 Henry CÉARD, Préface des Lettres de Jules de Goncourt, p. 24

2 Germinie Lacerteux, Tableau II, Scène 1.

3

Cette expression doit, par ailleurs êtres produite « à froid, et non dans le feu ro-mantique de l’inspiration »1

2.1.3. Des procédés

L’écriture artiste est enfin un ensemble de procédés stylistiques s’exprimant sur trois niveaux : celui du mot, celui de la phrase et celui du texte.

2.1.3.1. Au niveau du mot ou du vocabulaire

L’écriture des Goncourt se caractérise par l’usage du mot rare, du néologisme, de l’insertion dans le texte de l’argot et de l’expression populaire ou régionale, mais aussi de l’usage du vocabulaire de la peinture dans les passages descriptifs. Il s’agit d’un panorama des langues des peuples de Paris, depuis l’ouvrier jusqu’au peintre et au praticien. Le bilan des contemporains et de la postérité quant à la valeur de ces audaces semble particulièrement sévère. Citons ce passage de BRUNEAU résumant dix pages d’analyse du vocabulaire des Goncourt :

Que subsiste-t-il des tentatives, plutôt désordonnées, faites par les Goncourt pour enrichir notre vocabulaire ? Sans doute peu de choses. Des mots comme allume-ment et merveillosité ne sont ni beaux, ni sonores, ni utiles. Ils peuvent naître au cours d’une improvisation ; l’usage ne les accepte pas. Artistes consciencieux et convaincus, les Goncourt ne possèdent ni la puissance de création d’un Gautier, ni la sûreté de goût d’un Baudelaire.

Mais peut-être n’était-il pas inutile, à une époque où un faux classicisme risquait de maintenir la langue dans un état de pauvreté regrettable, de donner la théorie et l’exemple du néologisme 2

2.1.3.2. Au niveau de la phrase ou de la syntaxe

Au niveau de la syntaxe, les Goncourt utilisent des procédés variés et assez constants. À l’intérieur du syntagme nominal, ils usent souvent de « l’appartenance d’un même signifiant [à] deux catégories » : adjectif et adverbe ; les adjectifs sont souvent substantivés ou antéposés à un nom auquel ils sont habituellement postposés, le com-plément du nom peut constituer sous leur plume des dimensions hors normes et ils n’hésitent pas à mettre au pluriel des noms abstraits.

1 BRUNEAU (1972), op. cit., p. 67.

2

La phrase est tantôt emphatique, tantôt composée de juxtaposition, tantôt visant à créer une impression ou un rythme. Le recours aux figures de l’oxymore et d’autres rapprochements inattendus est courant. Bref, « tous les types de phrase recommandés pour leur élégance se trouvent chez les Goncourt »1.

2.1.3.3. Au niveau du texte ou du style

Le style est l’aboutissement de ces procédés dans leurs détails mais c’est aussi la façon avec laquelle ils sont combinés.

Le roman que veulent créer les Goncourt est un récit qui rend compte de l’élégance ; cette élégance si difficile à saisir et que l’auteur de la préface des Frères

Zemganno déclare ne pas pouvoir tenter. Il s’attache alors à ce qu’il dit plus facile : la

description du monde bas : celui de La Fille Elisa et de Germinie Lacerteux. Or le vieux Edmond écrira, plus tard, La Faustin et Chérie : des romans de l’élégance sous ses dif-férentes formes. Le génie de cette école est de pouvoir rendre aussi bien la laideur des faubourgs pauvres que le sublime des Beaux quartiers. Le propre de l’écriture des Frères Goncourt est de mettre face à face et même côte à côte ces mondes différents. La recette semble simple : « mettre dans sa prose de la poésie, (…) combiner dans une ex-pression le trop et l’assez »2. Il s’agit enfin de chercher le beau et de choisir le mot, la structure et le style qui rendent compte du paysage ou de l’action dans ce qu’elle a de plus réel et de plus poétique ; de choisir une langue adaptée et un style propre qui re-donne de la vie à ce monde ; C’est ce que semble appeler Alain PAGES la « compo-sante visuelle » :

Elle suppose une topique, c’est-à-dire un ensemble de scènes et de motifs, que les romanciers naturalistes partagent avec les peintres impressionnistes. Les uns et les autres, refusant l’immobilité des objets ou des corps humains, s’efforcent de saisir leur variation : soit le déplacement des corps et des objets dans l’espace, soit le changement qu’apporte la lumière avec le jeu des reflets. 3