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2nde partie : Le dynamisme, la mise en mouvement

VI. Provoquer 1) L'anti-musée 333

6) Une démarche analytique

Le fonctionnement des machines à peindre de Tinguely est une mise en évidence spectaculaire des procédés de la peinture. La démarche de l'artiste, à ce niveau de compréhension de son œuvre, est structuraliste. Car en « déconstruisant », Jean Tinguely présente un découpage puis un grossissement méthodique des processus picturaux. Par un va-et-vient entre signifiant et signifié, entre synchronie et diachronie, il pose les questions telles : Qu'est-ce que la peinture ? Qu'est-ce que l'acte de peindre ? Tinguely présente ces questionnements de manière logique. Il pose la question d'une description la plus large de la nature même de l'art, cherche une définition à un autre niveau que celui que l'on pourrait qualifier de réflexif, par la réalisation. Les processus rendent ici intelligible le fait que réaliser une peinture c'est disposer des couleurs, inscrire des lignes, à l'aide d'outils, sur un support. La valeur de l'objet n'est pas artistique en soi. C'est une valeur qui est donnée par l'environnement social qui le reconnaît comme tel. Peut-on prêter une valeur artistique à un objet mécaniquement réalisé ? Quelle place sensible reste-t-il à l'homme dans la réalisation d'un tel objet, après la mise en évidence de ce procédé de successions de différents modes d'opération ?

D'après Roland Barthes, « le but de toute activité structuraliste, qu'elle soit réflexive ou poétique, est de reconstituer un « objet », de façon à manifester dans cette reconstitution les règles de fonctionnement (les « fonctions ») de cet objet »349. La structure est un simulacre de l'objet, faisant apparaître quelque chose qui restait invisible, ou si l'on préfère, inintelligible dans l'objet initial. Tinguely prend le « réel » de l'activité picturale telle qu'elle est pratiquée par les peintres contemporains, le décompose, puis le recompose. C'est entre les deux objets, ou les deux temps de l'activité structuraliste, dans cet écart que se produit du nouveau. D'après Barthes, le nouveau n'est rien moins que l'intelligible général : « Le simulacre, c'est l'intellect ajouté à l'objet, et cette addition a une valeur anthropologique, en ceci qu'elle est l'homme même, son histoire, sa situation, sa liberté et la résistance même que la nature oppose à son esprit. »350.

Jean Tinguely partage, avec le Nouveau Réalisme, le rejet de l'expression de l'intériorité d'un artiste, la conception romantique de l'art et de l'artiste génial, des intentions de captation de ce

349 Roland Barthes, « L'activité structuraliste », in Lettres Nouvelles, 1963, p.214.

350 Ibid.

qu'est la « réalité » du Nouveau Réalisme. La machine à peindre tinguelienne en particulier, met en évidence cette compréhension de l'artiste du fait que la création ou la réflexion ne sont pas « impression » originale du monde, mais fabrication véritable d'un monde qui ressemble au premier, le but n’étant pas de le copier mais de le rendre intelligible. La dimension structuraliste de la démarche tinguelienne est, à ce point de vue, évidente. D'après Barthes, le structuralisme est essentiellement une activité d'imitation, et c'est en cela qu'il n'y a, à proprement parler, aucune différence technique entre le structuralisme savant d'une part et la littérature en particulier ou l'art en général, d'autre part : « car tous deux relèvent d'une mimesis, fondée non sur l'analogie des substances (comme dans l'art dit réaliste), mais sur celle des fonctions (que Lévi-Strauss appelle homologie) »351.

La mimesis tinguelienne ne s’arrête pas à l'apparence figée des choses ; c'est en cherchant à mettre en évidence les fonctionnements du monde, en recréant des systèmes, des mouvements fondamentaux, qu'il rend le processus comme une expérience à éprouver. Pour cela, l'artiste brise constamment les habitudes (culturelles, sociales, etc.) et les attentes implicites des spectateurs, en ayant recours au décalage permanent, au mouvement, à l'inattendu, à l'échec, à l'aléa, au hasard, etc. Son art n'est donc pas uniquement critique:en proposant une expérience esthétique, il est performatif, anti-illusionniste et pourvoyeur de vérité.

Mais que reste-t-il de l'homme dans la création machinique d'une machine à peindre, si, comme Roland Barthes l'indique, il importe peu que l'objet premier soit prélevé dans le réel social ou imaginaire, parce que ce n'est pas la nature de l'objet copié qui définit un art, c'est ce que l'homme y ajoute en le reconstituant, que la technique est l'être de toute création et que les fins de l'activité structuraliste sont indissolublement liées à une certaine technique352. Le participant ne sait pas ce qu'il y ajoute, puisque cela est associé aux effets des hasards mécaniques. L'objet a été décomposé puis recomposé pour faire apparaître des fonctions, dont celle du hasard. Le propos métaphysique paraît se situer à ce moment là, c'est-à-dire lorsque l'activité structuraliste a permis de révéler les fonctions, parties prenantes d'une création artistique, et que nous sommes face à ce qui ne se conçoit pas. Tinguely met le spectateur dans une position ambivalente, car le concept de hasard pur, absolu, apparaît comme une absurdité.

Rationnellement, ce qui le représente est le concept de probabilité. Mais le hasard lui-même, consistant à attribuer à une et une seule des possibilités le titre de réalité, est un concept portant sur l'existence réelle. Celle-ci n'est pas un concept rationnalisable. Par conséquent, on

351 Ibid.

352 Ibid., p.215.

ne peut pas attribuer un sens rationnel au mot « hasard » sans le vider de sa substance, à savoir abandonner le concept de réalité auquel il se rapporte. Cependant, cette vérité ne concerne que la métaphysique. La création produite ici est également mécanique et, dans ce cas, le hasard est une notion pratique : l'approximation permettant de décrire les expériences physiques et de faire fonctionner des machines. Dans ce cas précis, le hasard se manifeste de façon conforme à son concept rationnel, à la philosophie matérialiste à son égard. La question existentielle qui se pose alors est : quelle est la limite de cette approximation et quelle est l'origine spirituelle effective des choix effectués ? Comment et dans quelle mesure l'origine de ces choix nous concerne-t-elle ?

La machine à peindre, tout comme toutes les autres méta-machines de Jean Tinguely est, d'après un point de vue plus poussé que celui de la simple critique contestataire, la farce ou l'ironie, une activité structuraliste. Elle comporte deux opérations typiques : le découpage et l'agencement. Tinguely découpe le premier objet, dans le cas d'une Méta-matic c'est l'acte de peindre, c'est celui qui est donné à l'activité de simulacre. Il trouve en cet objet des fragments mobiles dont la situation différentielle engendre un certain sens : outils techniques typiques de cette activité (pinceaux, crayons, peinture, support, mouvements des bras, etc.) ; le fragment n'a pas de sens en soi, mais il est cependant tel, que la moindre variation apportée à sa configuration produit un changement de l'ensemble. C'est cela qui est intéressant car le changement c'est justement la création à l’œuvre. C'est ce changement qui est donné à voir et c'est parce qu'il est à l’œuvre qu'aucun dessin produit par la machine n'est identique.

La machine à peindre est un paradigme, « une réserve, aussi limitée que possible, d'objets (d'unités), hors de laquelle on appelle, par un acte de citation, l'objet ou l'unité que l'on veut douer d'un sens actuel »353. Et comme le dit Barthes, « ce qui caractérise l'objet paradigmatique, c'est qu'il est vis-à-vis des autres objets de sa classe dans un certain rapport d'affinité et de dissemblance : deux unités d'un même paradigme doivent se ressembler quelque peu pour que la différence qui les sépare ait l'évidence d'un éclat »354. Ici, ce que nous pouvons qualifier de vocabulaire formel est constitué de formes facilement identifiables, produites par la machine à dessiner par exemple (hachures, traits, virgules caractéristiques).

Ce vocabulaire rapproche les productions les unes des autres par leur apparence caractéristique et, à la fois, met en évidence ce qui les différencie : le hasard en action (associé aux choix du spectateur concernant les outils et couleurs employés par la machine). Ce qui est

353 Ibid.

354 Ibid., p.216.

donné à voir est le processus de création, par les traces qu'il laisse. Les productions ont des traits communs et des traits distinctifs. Pour « déconstruire » et reconstruire, il faut avoir recours à l'enregistrement des données. Dans le cas des machines à peindre, les données sont captées et rendues sous une forme différente, à la manière d'un sismographe qui rend visibles les ondes sismiques provoquées par les mouvements et frottements des plaques tectoniques.

Nos sens ne percevraient que certaines conséquences sur notre environnement (grondements, vibrations éprouvées par le corps et visibles par les effets produits sur l'environnement). Dans le cas des machines à peindre, les pulsations et autres vibrations des bras mobiles rendent compte des effets de mouvements mécaniques, mais les effets graphiques rendent également compte des effets causés par le jeu laissé dans les engrenages. Ils enregistrent et retranscrivent les effets du hasard, soulevant, par là même, de manière évidente, les questions de causalité, de déterminisme. Tinguely insistait très souvent sur le fait que tout est en mouvement. Le mouvement et le hasard associés ne peuvent rendre compte de quoi que ce soit sans le transformer. La transformation est permanente. Il joue sur la coexistence des points de vue d'un individu et d'un groupe d'individu, dans un va-et-vient permanent entre points de vue synchronique et diachronique. Ce rendu sensible et intelligible des mouvements attentionnels est au cœur même de son travail : il donne, à nous en faire éprouver les effets, au sens où il crée une situation lors de laquelle le spectateur, libéré de ses habitudes, peut être attentif à ce qui a lieu. Il dirige l'attention du spectateur sur ce qui a lieu à ce moment là, par la séparation des opérations bien distinctes et par le mouvement permanent qui empêche le saisissement de toute unité, de toute forme, de tout moment, car il est à chaque fois nouveau et donc unique.

Ils s'agit d'un processus de virtualisation, d'une fiction. Par la suite, nous reviendrons sur les conséquences de tels procédés sur la perception de la réalité, et nous aborderons les questions de causalité.

Ce qu'il faut relevé ici est que, comme nous l'avons vu précédemment, le protocole d'action d'une machine à peindre (défini par la co-action du système mécanique conçu par Tinguely, du hasard, du choix des outils par le participant) constitue des données. Et conformément à ce que dit Roland Barthes, la nécessité pour l'homme structural, est alors de découvrir ou de fixer des règles d'association à ces unités posées (ce qu'il appelle l'activité d'agencement, qui succède à l'activité d'appel)355. Bien que la syntaxe des arts en général soit extrêmement variée, et que l'on y retrouve une forme de soumission à des contraintes régulières dont le

355 Ibid.

formalisme importe moins que la stabilité, ce qui se joue à ce stade de l'activité de simulacre n'est pas « une sorte de combat contre le hasard » comme Barthes le décrit, à propos des activités structuralistes, mais c'est un jeu avec lui, une manière de le rendre visible. Et cela n’empêche pas le retour régulier des unités et des associations d'unités donnant une apparence construite à l’œuvre ; c'est ce qui lui donne un sens, une forme. La contiguïté des unités n'apparaît pas comme un unique effet du hasard, malgré le fait que Roland Barthes affirme que l'œuvre d'art est ce que l'homme arrache au hasard356. C'est la résultante d'une co-construction, d'une coexistence de paramètres créateurs, dont le hasard fait partie, même dans la création artistique ; cette dernière est alors libérée de l'association à l'image d'un artiste romantique génial qui exprimerait son intériorité, unique.

Ce qui est rendu intelligible par une machine à peindre tinguelienne est que le hasard est une condition de la créativité. Il fait partie de l'acte de peindre. L'enregistrement, la nostalgie romantique et passéiste, la volonté de figer le temps, de saisir un moment sont évités par Tinguely (n'oublions pas ses origines dadaïstes), et ce, grâce à l'inclusion volontaire et revendiquée du hasard dans les engrenages de ses machines. Cela fait de son œuvre une création originale, car le projet d'une machine capable de peindre ou de dessiner inclut par ailleurs, presque toujours, un procédé d'enregistrement systématique ; c'est le cas pour les films fixes de Wharol, pour les Lignes continues de Manzoni, pour les Dates Paintings de On Kawara, tous ne procèdent pas sans enregistrer, voire capitaliser les données avec lesquelles toutes les machines composent. Pour ces travaux, l'acte d'enregistrement confère la majorité de sa légitimité et de sa raison d'être à la machine à peindre.

Ce que dessine une Méta-matic n'est pas la retranscription d'un simple enregistrement de données. Les macules des dessins des Méta-matics ne sont pas insignifiants puisqu'ils sont la trace de la créativité à l'état pur, de l'action du hasard. L'art de Tinguely apparaît comme une conquête du hasard, mais l'artiste joue aussi des métaphores, des symboles et des illusions.