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II. Machine et mécanique dans l'art occidental du XXe siècle et apports de Jean Tinguely dans ce domaine

1) Relations homme – machine dans l'art

L’histoire des techniques est particulièrement riche de rapports contrastés entre la machine et les hommes. La relation de l’homme avec la machine n’a jamais cessé, en effet, d’être conflictuelle. Les penseurs révolutionnaires (tels que Marx, Engels ou encore Proudhon) mettent en avant le danger du progrès technologique, ce dernier générant l'exploitation et l’aliénation des individus – par l’accélération des cadences -, l’accentuation et la division du travail ou « Taylorisation ». Déjà au cœur des réflexions de « mécaniciens » grecs comme Archytas de Tarente, Héron d’Alexandrie ou Archimède, cette étude se trouve dans la recherche d’une organisation rationnelle ou scientifique du travail telle que la présentent les théories géotechniques d’Adam Smith ou surtout de Frederic Taylor. Certains, face aux performances des machines à tricoter et métiers à tisser, ont manifesté un violent rejet, craignant d'être supplantées par les machines qu'ils percevaient comme des concurrentes ayant pour effet la destruction de l'humain, c'est la raison pour laquelle il peut paraître étrange de constater l’intérêt de certains artistes pour ce mode de fabrication mécanique. Alors que l’art était protégé du joug des impératifs de l’industrie, certains artistes, au début du XXe siècle, décident se tourner vers la machine avec, pour objectif, de renouer avec la vie, dédier une nouvelle fonction à ce mode de fabrication, lui ouvrir un nouveau champ de recherche, le délivrer de la « subjectivité outrancière » ou des influx de la psyché humaine. Làszlo Moholy-Nagy met en évidence les possibilités plastiques inhérentes à la rencontre de l’art et de la machine. La perfection mécanique va donner les possibilités que nous connaissons, c’est-à-dire des surfaces lisses et impersonnelles, sans trace du passage de l’artiste, sans touche, la diffusion en série mais, également, la réalisation à distance (par exemple à partir de données transmises par téléphone)62. Les moyens mécaniques permettent aux artistes de réaliser des œuvres d’une netteté plastique parfaite et, c’est , par exemple, ce que vont exploiter Victor

62 Cf. Làszlò Moholy-Nagy, Vision in motion, New York, Wittenborn and Co, 1928, pp. 79-80.

Vasarely, Max Bill ou encore Yaacov Agam. Dans les années cinquante, ce dernier a sollicité l’aide technique de Jean Tinguely, afin de mettre au point un système ressemblant à un prototype de sa machine à dessiner.

Il semble essentiel de préciser qu’il y a dans la création artistique en général, de nombreuses utilisations pratiques de la machine. Certains artistes les emploient pour fabriquer, à proprement parler leur pièce, de manière plus ou moins systématique, mais il n’y a pas forcément, chez eux de recherche d’identification à leurs réalisations ou aux fonctions de celles-ci. Pour certains, l’emploi de machines permet, justement, d’exclure toute trace du geste dans le rendu final d’une œuvre ; en cela, l’usage des éléments mécaniques permet une mise à distance entre l’artiste et la pièce produite.

La machine, pour reprendre la définition de Mumford, est un véritable complexe fait

« d’agents non organiques ayant pour but de convertir l’énergie, d’accomplir un travail, d’accroître les capacités mécaniques et sensorielles du corps humain, ou de réduire à un ordre et à une régularité mesurable les phénomènes de la vie »63. L’utilisation de la machine dans le champ de la création artistique s'avère donc être à l'origine d'un changement radical.

L'aspiration machinique du XXe siècle était visible dans la poésie bruitiste et la littérature de l'Absurde. On peut voir l'expression d'un fonctionnement machinal dans ces œuvres à la logorrhée répétitive, banale, usant de non-sens, d'automatismes, cherchant la dislocation du langage ou, au contraire, sa profusion chaotique. C'est le cas dans la pièce En attendant Godot de Samuel Beckett où Vladimir et Estragon attendent un homme qui n'arrivera jamais ; il en est de même dans la tétralogie que Camus nommera « cycle de l’absurde », qui comprend l’essai intitulé Le Mythe de Sisyphe (1942), L'étranger (1942), ainsi que les pièces de théâtre Caligula (1944) et Le Malentendu (1944). Nous verrons que l’œuvre de Tinguely résonne de ces questionnements, d'abord par la critique – et ce à différents niveaux – et, ensuite, par l'expérience artistique qu'il propose, en tant que phénomène éprouvé du doute, ainsi que par les réponses inattendues, paradoxales, essentielles que l'artiste apporte.

L'évolution machinique sera marquée par l'apocalypse nucléaire64 traumatisante. Les productions de machines à peindre de l'artiste japonais Akira Kanayama (en 1957, soit sensiblement au moment où Jean Tinguely fait les siennes), ou la machine à fabriquer des ronds de fumée, de Motonaga du même groupe Gutaï, font apparaître de façon évidente, la

63 Lewis Mumford, Technique et civilisation, Ed. Du Seuil, Paris, 1950, cet ouvrage historique constitue un des apports essentiels sur la question du développement technologique, p.26.

64 Jean Clair, Méduse, Ed. Gallimard, 1989, p.55.

dimension symbolique. Alfred Pacquement y voit le « gommage des traces de l'inconscient » – « traces qui demeurent le fait de l'écriture automatique et du plus récent art informel – par la substitution d'une mécanique »65. Il s'agit évidemment, de quelque chose qui dépasse la simple surenchère plastique et il faut y voir la quête d'une autonomie du langage artistique.

« La machine productrice de langage est lavée de l'histoire, désaffectée des obscénités d'un réel, absolue et sans relation avec l'autre « célibataire », car la machine étudiée par l'auteur est celle qui s'exile dans le fantastique, celle qui, via Jules Verne, est l'héritière des grandes traversées sous-marines, celle qui finit par échouer dans « l'insularité laborieuse de Robinson Crusoé ».66

Le point commun des motivations des artistes est la volonté d'en finir avec un art où l'action individuelle prime sur le reste et de provoquer le retrait de l'homme devant l’œuvre qui se réalise. Émerge alors, avec vigueur, la volonté d'introduire le hasard dans la machine afin de favoriser l'émergence d'un art anonyme et, l'engouement pour les possibilités machiniques se retrouve également dans l'exploitation des possibilités d'enregistrement des données ; c'est ce qu'on trouve, par exemple, dans les œuvres de Spoerri, Hains ou Villéglé dont l'ambition portait sur l'échantillonnage de la réalité, dans le contexte du Nouveau Réalisme. La vocation sociologique et culturelle de ces recherches plastiques et de ces détournements d'objets du quotidien, peuvent évidemment se comprendre comme une critique de la société de consommation, de la fabrication en série, de la profusion, de la mise en avant des machines au détriment de l'humain. Mais l'opposition, seule, ne suffit pas à rendre compte d'une telle démarche ; ces créateurs se donnent pour tâche, de poursuivre la construction du monde.

Aux yeux des avant-gardes, le passé est synonyme de retard et il faut en venir à bout. La machine doit permettre une nouvelle forme d'art dont les artistes espèrent tirer profit mais elle permet, également, de faire table rase de ce que les avants-gardes voient comme l'archaïsme de l'appréciation artistique à savoir, les valeurs sentimentales. À partir du Futurisme, les machines deviennent les figures de proue de ce nouveau complexe esthético-idéologique, mais les artistes font preuve de plus ou moins d'enthousiasme à l'égard des capacités qui leur sont prêtées. Fernand Léger, par exemple, voit dans les machines agricoles, les aéroplanes ou les automobiles, une puissance plastique67 alors que Marinetti est beaucoup plus lyrique à ce

65 Cf. Alfred Pacquement catalogue de l'exposition Le Japon des avant-gardes, 1910 – 1970, MNAM Centre Georges Pompidou, Paris, 1987.

66 Michel de Certeau, L'invention du quotidien, tome 1, Art de faire, Ed. Gallimard, Paris, 1990, p. 220.

67 Fernand Léger, Note sur la vie plastique actuelle, in Fernand Léger, Fonctions de la peinture, Ed. Gonthier, Paris, 1965.

sujet, il assimile la machine à un animal fougueux, énergique, fort, qu'il faut domestiquer, maîtriser :

« Nous nous approchâmes des trois machines renâclantes pour flatter leur poitrail.

Je m'allongeai sur la mienne comme un cadavre dans sa bière, mais je ressuscitai soudain sous le volant – couperet de guillotine – qui menaçait mon estomac »68.

La machine est synonyme de résurrection de l'art pour Marinetti. Elle occupe le premier plan de son projet de redéfinition de la création. Elle exalte le fondateur du futurisme par sa puissance. Il la voit héroïque, agressive, lyrique, belliqueuse, superbe.

« […] nous exaltons l'amour pour la Machine que nous avons vu flamboyer sur les joues des mécaniciens, recuites et souillés de charbon. Ne les avez-vous jamais observés quand ils lavent amoureusement le grand corps puissant de leur locomotive ? Ce sont les tendresses minutieuses et savantes d'un amant qui caresse sa maîtresse adorée. »69.

En 1924, Marinetti donne une conférence à la Sorbonne dans laquelle il témoigne de sa volonté de reconstruire l'univers, et il réitère l'opération, plus de cinquante après, dans le même lieu. Ces conférences marqueront les artistes contemporains, notamment le mise en relief de l'espoir engagé dans une nouvelle sensibilité promut par la machine, gage d'un nouveau monde. Il voyait, dans la machine, une possibilité d'émergence d'un nouvel environnement dans lequel il serait possible de mêler les disciplines, de multiplier les niveaux de communication. L'idéologie de la machine est encore au cœur d'une conférence écrite et présentée par Yves Klein à la Sorbonne en 1959. Même si le ton de Klein est moins vindicatif que celui de Marinetti et que les images qu'il emploie sont différentes, le fond exprime le même espoir machinique :

« Ces machines extraordinaires qui produisent des tableaux d'une qualité, d'une improvisation, d'une variété inouïe et indiscutable, dans cet esprit technique du signe et de la vitesse, vont arrêter très heureusement à temps cette classe d'art abstrait qui dangereusement depuis quelques années précipite toute une génération vers un vide non plein lui, justement, vers ce qui est le fléau moral de l'Occident :

68 Filippo Tommaso Marinetti, texte de préambule au Manifeste du Futurisme de 1909, in Le Figaro, 20 février 1909.

69 Filippo Tommaso Marinetti, L'homme multiplié et le règne de la machine, Le futurisme, Ed. de l'Âge d'Homme, Lausanne, 1980, p.111-112.

l'hypertrophie du Moi, de la personnalité. »70.

Yves Klein voit, dans le machinisme, une possibilité formidable de transformer l'état des choses, ainsi qu'un outil de recherche pour l'artiste ; il voit également en lui, la possibilité de transformer l'art et ses fonctions, idées qui étaient déjà au cœur des idées futuristes du début du siècle. Durant la première moitié du XXe siècle et jusqu'à la fin des années 1950, la machine conserve son aura pour les artistes qui ont vu en elle la possibilité d'éviter l'affirmation, qu'ils jugeaient outrancière, des subjectivités individuelles. Son fonctionnement était perçu comme une solution à adopter par ces artistes, comme le meilleur moyen d'une avancée en art. Les images de la machine ont été largement exploitées comme vecteurs d'une idéologie, promoteurs d'un fonctionnement et nombreuses étaient ses représentations.

Considérée, également, comme la base de nouveaux moyens de procéder, la possibilité d'associer l'art à la technologie contemporaine, d'ouvrir le champ de l'art sur les autres disciplines et sur le quotidien, elle va s'ancrer dans le paysage artistique comme figure centrale71.

À l'instar de La Broyeuse de chocolat de Duchamp (1912) qui ne dit de la société industrielle que la destination de ses meules, réduisant en poudre une matière sans importance, la machine tinguelienne incarne l'inutilité même. Peu de temps après, les readymades vont encore davantage rendre compte de l'état de la production artistique contemporaine. Le peu de goût de Duchamp pour ce qu'il appelle le « beau métier » se confirme dans l'action du concasseur, non plus appelé à broyer les couleurs comme on le faisait jadis dans les ateliers, mais à définir de nouvelles manières de produire de l'art72. Il met en avant un portrait de l'artiste, alors réalisé par la machine : celui du peintre au chômage, celui du peintre remplacé par celle-ci73. Nous sommes bien loin de la conception romantique de l'art dans laquelle l'artiste exprime ses sentiments, ses émotions, ses pensées, sa personnalité, son individualité, produit quelque chose d'unique. Déjà, Cézanne définissait l'acte artistique comme un travail d'enregistrement :

« Le cerveau libre de l'artiste doit être comme une plaque sensible, un appareil enregistreur simplement au moment où il œuvre. »74. Dès le début du XXe siècle, l'attitude artistique tend à exploiter les possibilités de se penser machine, à adopter un comportement mécanique dans la

70 Yves Klein, « Conférences de la Sorbonne », 3 juin 1959, Paris, Galerie Montaigne.

71 Maurice Fréchuret, La machine à peindre, ed. Jacqueline Chambon, coll. Rayon art, Nîmes, 1994, p.19.

72 Cf. Thierry de Duve, Résonances du readymade, Duchamp entre avant-garde et tradition, Ed. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1989, pp.165-166.

73 Maurice Fréchuret, La machine à peindre, op. cit, p.26.

74 In Joachim Gasquet, Cézanne, 1921.

réalisation d'une œuvre. Certains promeuvent un art qui soit le résultat d'une technique réglée et parfaite, c'est-à-dire vue comme étant sans faille. Max Ernst semble avoir été parmi les premiers à peindre de cette manière. Dans ses notes, Peggy Guggenheim parle d'une machine primitive qui faisait goutter la peinture sur sa toile75. La production machinique est même présentée par certains comme un idéal : ils tendent vers un art qui serait le fruit d'une association entre leurs gestes et les gestes répétitifs d'une chaine de montage. Ces artistes en quête d'innovation inventent des machines à produire des œuvres et participent, par là même, à cette remise en question générale des fondements artistiques. Il y a chez d'autres une assimilation de plus en plus étroite entre les artistes et les machines. En disant que « La main d'un dessinateur doit répondre avec la même sensibilité au choses présentes et à leur éclairage que l'aiguille d'un sismographe aux frémissements de la terre. »76, Matisse compare l'acte artistique à un acte d'enregistrement. Plus tard, Warhol déclarait « Je veux être une machine »77 et Maurice Fréchuret rappelle que cette fonction d'enregistrement à toujours incombé à l'artiste qui a pu être comparé, certaines fois, à une plaque sensible sur laquelle une autre réalité que la sienne viendrait se fixer.

« L'artiste se fait enregistreur et, nonobstant son génie personnel toujours prêt à surgir dans la pierre qu'il taille ou sur la toile qu'il couvre de couleurs, son geste, dans une telle optique, tendrait à n'être que la conséquence de cette mécanique qu'implique toute œuvre d'art »78.

L'artiste est transformé par ce qu'il reçoit de l'extérieur et transforme ce qu'il a reçu en l'extériorisant. L'écart entre le modèle et l’œuvre a traditionnellement valeur artistique et, seul, le fonctionnement de cet acte est comparable à une certaine mécanique. Mais les avant-gardes revendiquant un acte artistique issu d'un fonctionnement machinique, nous renseignent davantage à propos de ce qui pourrait être une quête d'idéal dont le modèle est la machine, non pas perçue en tant que simple outil, mais en tant que paradigme79.

Un assemblage fait d'objets trouvés au hasard ou simplement choisis par l'artiste (le dadaïsme, Schwitters, Duchamp, etc.) est un affront fait à la société bourgeoise et à ses valeurs. Disparaît

75 Cf. Peggy Guggenheim, Ma vie et mes folies, Ed. Plon, Paris, 1987.

76 Georges Duthuit, « si la peinture de Matisse… » in Écrits sur Matisse, Collection Beaux Arts Histoire, Ed. de l'École Nationale Supérieures des Beaux-Arts, Paris, 1992, p. 111.

77 Françoise Cohen, « Les artistes anonymes » in Vies d'artistes, Ed. La Différence et l'Association des Conservateurs de Haute Normandie, catalogue de l'exposition Vies d'artistes, Le Havre, Évreux, Darnétal Rouen, 1990-1991, p. 57.

78 Cf . Jean-Luc Marion, La croisée du visible, Ed. La Différence, Paris, 1991, p.36.

79 Maurice Fréchuret, La machine à peindre, op. cit., p.22.

alors la valorisation d'un don, d'un savoir-faire, d'un bon goût, et chaque artiste, à sa manière, annule la portée antérieure de l'art en se mettant de côté, en quelque sorte, en se déresponsabilisant, et chacun le fait avec une intentionnalité artistique qui lui est propre80. C'est par exemple le cas de Duchamp ou de Picabia qui manifestent un intérêt certain pour les machines, en intégrant dans leur peinture des roues, des essieux, des cylindres ou des pistons, et c'est ce que l'on retrouve, également, dans la machine raddadiste (1921) de Kurt Schwitters81 et dans les œuvres méca-art. D'autres, encore, voient le monde à travers la représentation de la machine vue comme grande organisation, fortement structurée et à rouages complexes. Picabia se montrait néanmoins circonspect à l'égard des engouements futuristes pour l'ère industrielle, marqué par la Broyeuse de chocolat et le concept de ready-made de Marcel Duchamp, il confectionne dès 1913 – soit un an après l'exposition Futuriste – une série d'œuvres reprenant l'esthétique du dessin industriel pour lesquelles il recopiait ou simplifiait des images qu'il trouvait dans le magazine scientifique La Science et la Vie et c'est dans le dessin Fille née sans mère (1918) qu'apparaissent, pour la première fois, ses préoccupations machinistes. Il s'agit d'un art abstrait, non figuratif – dont il est l'un des inventeurs, dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale -. Picabia semblait avoir, pour la peinture, des ambitions certaines, sentant la trivialité menacer la peinture et pour pallier au risque que cette dernière y sombre, il pensait que celle-ci devait se recentrer sur son univers propre, c'est-à-dire sur un domaine de compétence auquel la photographie n'aurait pu prétendre. Ainsi, elle devait, d'après lui, renoncer à la copie des formes extérieures, elle devait voir plus loin, plus profondément que la surface des choses, au-delà des apparences. « L'art, l'art, mais qu'est-ce donc que l'art ? Est-ce de reproduire fidèlement un visage ou un paysage ? Non, cela c'est de la mécanique. Peindre la Nature telle qu'elle est, ce n'est pas de l'art, c'est du génie mécanique. »82. L'opposition entre la création artistique et la création mécanique permet d'interroger la nature même de l'art. Ainsi, malgré leur commune fascination pour les innovations techniques, qui relève de l'esprit du temps, les conceptions dadaïste et futuriste de la machine ne se recoupent pas. Dans les structures mécaniques, Picabia décèle, certes, un nouveau principe d'organisation plastique des éléments, mais, à la différence des compagnons futuristes de Marinetti, il ne le retraduit pas dans une esthétique du dynamisme abstrait, car il considérait la machine, dans sa portée symbolique avant tout :

80 Maurice Fréchuret, La machine à peindre, op. cit., p.24.

81 Kurt Schwitters, Merz, Ed. Gérard Lebovici, Paris, 1990, volume I, p.36.

82 Cité in “How New York Looks to Me“, The New York American Magazine, New York, 30 mars 1913, p. 11 (trad. fr. in Maria Lluisa Borràs, Picabia, Paris, Albin Michel, 1985, p. 110).

« Je travaillerai jusqu'à ce que je parvienne au pinacle du symbolisme mécanique" déclare-t-il en 1915. L'art de Picabia n'est pas une louange à la machine, il ne lui voue pas un culte et va même jusqu'à l'opposer au génie artistique. Quand il utilise le terme de « mécanique » pour désigner l'appareil photographique, Picabia est péjoratif. « L'artiste, [dit Picabia], a constaté que la photographie pouvait reproduire les objets mieux que lui-même, et il a ainsi compris qu'il lui fallait trouver un champ d'action qui lui soit propre. […] L'art conscient de lui-même ne tentera pas de reproduire des objets quels qu'ils soient. »83. Si l'artiste copie la nature, comme le peintre de nature morte, composant son motif, qui « s’assoit et se met à reproduire les objets avec une certaine fidélité », il deviendrait « à peu de choses près un copiste, un photographe de sa propre œuvre » – ; dans l'esprit de Picabia, cet artiste se rapproche du faussaire, puisqu'il établit un écart par rapport à l'impulsion créatrice originale, comme s'il se

« Je travaillerai jusqu'à ce que je parvienne au pinacle du symbolisme mécanique" déclare-t-il en 1915. L'art de Picabia n'est pas une louange à la machine, il ne lui voue pas un culte et va même jusqu'à l'opposer au génie artistique. Quand il utilise le terme de « mécanique » pour désigner l'appareil photographique, Picabia est péjoratif. « L'artiste, [dit Picabia], a constaté que la photographie pouvait reproduire les objets mieux que lui-même, et il a ainsi compris qu'il lui fallait trouver un champ d'action qui lui soit propre. […] L'art conscient de lui-même ne tentera pas de reproduire des objets quels qu'ils soient. »83. Si l'artiste copie la nature, comme le peintre de nature morte, composant son motif, qui « s’assoit et se met à reproduire les objets avec une certaine fidélité », il deviendrait « à peu de choses près un copiste, un photographe de sa propre œuvre » – ; dans l'esprit de Picabia, cet artiste se rapproche du faussaire, puisqu'il établit un écart par rapport à l'impulsion créatrice originale, comme s'il se