• Aucun résultat trouvé

V. Machines destructrices 1) Une mise à distance

4) Semer le doute

L'artiste assume la contradiction en acceptant toutes les interprétations possibles. Il reconnaît volontiers qu'à travers cette machine à la fois tragique et humoristique l'on peut voir une forme de désespoir existentiel. Mais bien que sa machine soit sonore, elle reste silencieuse quant à une éventuelle signification. L'artiste accepte toutes les significations mais n'en accepte aucune. Ce qui semble important aux yeux de Tinguely est le fait que cette machine fonctionne en générant des interrogations de la part des spectateurs.

« Il y a beaucoup de choses. Je ne suis pas dans l'état actuellement de pouvoir vous donner une description, je n'en ai même plus besoin parce qu'elle va fonctionner, elle sera là, elle sera un problème pour tout le monde. Les uns vont rire, les autres vont voir une quantité de possibilités dramatiques ou comparer ça à Kafka, Charlie Chaplin, etc., et c'est très bien. Moi, je suis d'accord pour toutes les formes d'explications, toutes les formes de réactions également. Je suis en dehors du circuit de celui qui a des réflexions. Je suis en train de construire, je suis une unité totale. Je ne sais plus si je suis poète ou mécanicien, je travaille c'est tout. Je crois que la machine ne sera pas facilement digestible. »298.

L’interprétation de l'œuvre ne peut consister dans sa seule analyse. Il faut donc saisir les rapports entre la totalité et les éléments dans l’œuvre. « Le critère qui sert à juger des œuvres d'art est équivoque : à savoir si elles réussissent à intégrer les niveaux thématiques et les détails dans leur loi formelle immanente et à conserver dans une telle intégration, même avec des failles, l’élément qui leur est contraire. »299. Adorno écrit que toute œuvre authentique est la résultante de forces centripètes et de forces centrifuges, entre les détails et la totalité300. Il faut parvenir dans la réception de l’œuvre à donner leur importance aux détails tout en les comprenant à l’intérieur du tout. L’œuvre est donc le fait de faire tenir ensemble des éléments dont la somme est plus que leur simple addition, c’est pourquoi Adorno prend la métaphore du « tour de force »301 : « Le tour de force n’est pas une forme première de l’art, ni une aberration, ni une dégénérescence mais le secret de l’art qu’il tait pour ne le livrer qu’à la fin. ». On ne peut donc pas juger les œuvres sur un critère formel ou de contenu. Elles se

298 Idem.

299 Th. W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1995 (1970).

300 Ibid.

301 Ibid.

jugent elles-mêmes dans leurs rapports mutuels : les œuvres sont leur propre critère. En conséquence, l’interprétation de l’œuvre en peut se réduire à une décomposition analytique de ses éléments constituants. « Les grandes œuvres attendent. Il y a dans leur contenu de vérité – difficile à cerner avec précision – quelque chose qui ne se dissout pas avec leur sens métaphysique : ce par quoi elles restent éloquentes. »302. Leur aura ne peut être cernée par un discours définitif, ni sur leur sens, ni sur leurs éléments. Interpréter une œuvre n’est pas analyser ses éléments mais comprendre les conflits qu’elle maintient en équilibre. La comprendre comme un « tour de force ». Il n’y a rien de mystérieux, d’incompréhensible dans l’œuvre mais elle n’est pas réductible par l'analyse car le conflit est dynamique, vivant. Il se saisit dans ses interactions et non dans la dissection de ses composants. Il s’agit d’identifier non pas une essence de l’art mais une saisie dialectique des œuvres. Les œuvres les plus grandes en se laissent pas déchiffrer immédiatement. Tinguely ne donne pas de signification à sa sculpture mais accepte qu'elle soit signifiante pour le spectateur. Car les choix de l'artiste sont signifiants. Par exemple, Tinguely joue sur le contexte de présentation et le caractère inhabituel de la scène montrant une machine inutile en tant que sculpture. L'artiste espère provoquer par ce « choc » une réaction collective quant aux problèmes que pose cette machine qui ne fait rien. Elle est une machine mais semble gaspiller son énergie à effectuer des mouvements qui ne produisent rien, comme une sculpture, mais elle est également une sculpture à l'apparence inhabituelle pour une œuvre d'art, car elle ressemble beaucoup à une machine. Jean Tinguely espère que le rire provoqué par la présence d'un tel objet sera la conséquence d'une forme de gène et d'hésitation de la part du public. Cette machine doit déclencher « beaucoup de problèmes pour beaucoup de gens »303. Ils pourront par exemple se poser des questions au sujet de la machine, de « la roue qui a fait notre civilisation et qui a bouleversé l'humanité »304.

La gêne que cette œuvre suscite chez certaines personnes est mise en avant par la Radio-télévision Suisse qui diffuse quelques images de cette exposition accompagnée du commentaire assez emblématique d'un visiteur :

« Dans l'ensemble le Suisse est plutôt conservateur, ce qui n'est certainement pas un mal dès que quelque chose qui n'a aucun sens, mais vraiment aucun sens se

302 Ibid.

303 « Jean Tinguely à l'expo 64 », Carrefour, RTS – Radio Télévision Suisse, 24 février 1964.

304 Idem.

présente, le Suisse le rejette. C'est le bon sens populaire. »305.

Mais Tinguely ne rejette pas le caractère mémoriel et nostalgique que revêt sa machine qui est également un :

« Monument à une certaine forme de machine qui est en train de disparaître. C'est-à-dire la machine type Bugatti, la belle machine du XIXe siècle qui aujourd'hui, avec la technique qui s'améliore, devient de moins en moins spectaculaire, tout en devenant de plus en plus rationnelle. La machine devient de plus en plus un coffre, et presque triste. La vraie machine fonctionnelle de notre époque technique, et la belle époque de la machine est en train de disparaître je crois. Et ceci sera une forme de monument à la belle époque. »306.

Davantage que l'innovation, Tinguely cherche la constante actualité. C'est en proposant un art essentiellement basé sur la contradiction, un art dynamique, que Tinguely pense échapper, au moins pour un temps, à la fixation. Adorno avait analysé la situation « aporétique » de l’art contemporain307. Selon lui, toute œuvre cherche à innover mais inévitablement, la société la récupère. Ainsi, malgré le message de souffrance et le discours sur l’absurde qu’il véhicule, l’art contemporain est récupéré. C'est ce que Tinguely redoute, que l'art devienne décoratif.

L'artiste refuse les normes établies, critique le caractère aliéné de l'art conçu comme une marchandise et revendique le fait que l’œuvre ne puisse plus être l'objet d’une évaluation sociale. De manière contradictoire, Tinguely revendique le caractère éphémère de ses sculptures qu'il développe entre 1960 et 1970. L'artiste aborde, au travers de ces machines conçues dans un but précis, pour un lieu donné et dans un temps limité, l'art sous un angle assez neuf. Toutes ont pour base une idée commune et fondamentale : la destruction. « J'ai voulu trouver quelque chose qui passe entre l'art et la sculpture, mais la notion d'art est une charge, alors j'ai résolu le problème : on s'en fout de l'art ! »308.

305 Tinguely – Ein film von Thomas Thümena, Hugofilm, Frenetic Film, Moviemento, 2011.

306 « Jean Tinguely à l'expo 64 », Carrefour, RTS – Radio Télévision Suisse, 24 février 1964.

307 In Th. W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1995 (1970).

308 O. Hahn, « Tinguely », in Connaissance des arts n°368, 1982.