• Aucun résultat trouvé

II. Machine et mécanique dans l'art occidental du XXe siècle et apports de Jean Tinguely dans ce domaine

7) De Munari à Tinguely

C'est incontestablement, Bruno Munari, que Tinguely rencontre à Milan et que Picasso définissait comme le « Nouveau Léonard », qui avait donné à l'artiste suisse l’idée d’une

« machine joyeuse », plus ou moins libre de son mouvement, qui serait l’égal de l’homme, son collaborateur. La recherche de l'inutilité est, en effet, présente dans les œuvres de l’artiste milanais qui réalise, dès en 1934, ses premières sculptures mues par l’action de l’air, amorçant, en cela, la série de ses Machines inutiles. Bruno Munari reprend la lignée des mobiles animés que Calder abandonne et, en 1952, il publie un Manifesto del Machinismo qui est une glorification de la présence du moteur dans la sculpture, puis, suivent, Machine-Art machinisme, art organique, désintégrisme et Art total.

« La machine doit devenir une œuvre d’art » et encore : « les artistes sont les seuls à pouvoir s’intéresser aux machines… Ils doivent se familiariser avec l’anatomie et le langage mécanique, comprendre les machines et leur offrir des divertissements en les amenant à fonctionner irrégulièrement. C’est ainsi qu’avec ces mêmes machines et avec les moyens qui leur sont propres, les artistes produisent une œuvre d’art. »108.

Estampes du musée d'Art et d'Histoire de Genève, Genève, 1976, pp.9 – 16.

108 Bruno Munari, Manifesto del Macchinismo (Arte Concreto 10), Milan, 1952

Ses « machines inutiles » sont pourtant moins liées à la subversion de l'univers de la production que celles de l'artiste suisse. Tinguely imite, par exemple, la chaîne de production dans Rotozaza I (1965)109 et la voiture dans Klamauk (1979)110. De plus il déjoue la régularité monotone du rythme machinique que les dadaïstes et les surréalistes avaient jugée aliénante mais qu'ils n'avaient pu dépasser (voir les « Litanies du chariot » duchampiennes que Tinguely avais reprises dans ses Moulins à prières). Ce dernier recherche le désordre mécanique : Méta-matic géant n°17 de la Biennale de Paris (1959) et Hommage à New York (1960) en sont des exemples célèbres, il va donc plus loin que Munari et, au contact spirituel d'Yves Klein, sa machine devient double : elle est à la fois créatrice, auto-créatrice, destructrice et autodestructrice. L'artiste suisse passe ainsi, de la mécanique à la méta-mécanique.

Afin de rendre compte d'une sensibilité moderne (celle de la machine du XIXe, qu'il considère comme belle et vouée à la disparition, car obsolète), le sculpteur emploie presque exclusivement des moteurs pour mettre ses réalisations en mouvement ; il cherche à libérer l’œuvre, tant physiquement que symboliquement, et à restituer le caractère instable, changeant d’un monde que l’on donnait autrefois pour fixe et immuable, le tout, en revendiquant le caractère expérimental de sa démarche et en plaçant la perception du spectateur au centre de l’œuvre (au sens où l'artiste veut obtenir une réaction de la part de celui-ci, qu'importe la forme qu'elle puisse prendre : rire, exclamation, colère, peur, etc.). La particularité de l'emploi du mouvement, dans les sculptures de Jean Tinguely, se trouve également dans la volonté de ce dernier de présenter un aspect ludique et spectaculaire qui permette de toucher un large public et de réaffirmer, tout en la réajustant par rapport à son temps, la fonction poétique et le statut d’une œuvre d’art.

Les premières machines de Tinguely sont manœuvrées à la main. Elles ne sont pas bien huilées et les courroies sont distendues volontairement. Le mouvement n’est donc pas répété ou peut l’être, mais à des intervalles de temps variés. Dès 1964, Manuel Gasser remarquait :

« Avec les méta-mécaniques, nous avons affaire pour la première fois dans l’histoire de l’art à des sculptures à mi-chemin entre objets inanimés et animaux familiers et qui, comme ces derniers, nécessitent soins et entretiens. »111.

« Enfants du monde mécanique », c'est ainsi que Franz Meyer appelle les œuvres de Tinguely,

109 exposée en 1967 à galerie Iolas.

110 Museum Jean Tinguely, Basel. Donation Niki de Saint Phalle MJT, n°1256.

111 Dans Manuel Gasser, « Tinguely », Werk, avril, 1964.

dans sa préface du catalogue de l’exposition Kricke, Luginbühl, Tinguely112, et il relève que

« pourtant leur esprit n’est pas subordonné, mais la réflexion et l’expression de la liberté humaine ». De plus, la présence des mécaniciens confère à l’ensemble, une forte image chorégraphique.

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, Jean Tinguely ne voue pas un culte au mythe de la technologie et du machinisme. L'intérêt qu'il éprouve pour les constructions mécaniques ne se traduit pas de la même manière dans son œuvre que dans celles des partisans convaincus du progrès, comme chez Fernand Léger, ou dans les productions ou revendications des poètes de la modernité. En effet, les futuristes italiens n'émettent jamais de doute à propos d'éventuels inconvénients ou risques que présenteraient le monde moderne. Le fait que Tinguely utilise des éléments mécaniques dans son œuvre ne signifie pas qu'il rende un quelconque hommage à l'ère technologique, mais comme Daniel Soutif le fait remarquer, Jean Tinguely utilise des éléments de la « grande industrie » (Marx), d'avant l'informatisation113, c'est-à-dire une technologie considérée comme déjà ancienne, à l'époque à laquelle il réalise ses sculptures.

De plus, l'artiste n'use presque uniquement que d'éléments permettant de produire des mouvements simples : un mouvement rectiligne alternatif, transformable en mouvement circulaire, par un système de bielle-manivelle. Tinguely reste ainsi fidèle, d'une certaine façon, aux éléments de la chaine mécanique « classique » et limitée à des engrenages, arbres à cames, poulies et leviers. « La magie, si active dans ses machines au point de nous rendre étrangère telle manivelle ou de nous rendre mystérieux le moindre vilebrequin, est comme secondée (ou soutenue) par une vision critique très dynamique et très sûre »114. La dimension critique ne suffit pas à elle seule, à expliquer le processus de décalage ou le gain de puissance des éléments machiniques, dans ce qui confère un caractère d’œuvre d'art à de simples éléments machiniques. Ses machines-sculptures « mettent en évidence les mécanismes automatiques qui font de la vie une suite programmée d'événements qui se répètent au fil des jours, souligner la monotone marche du temps, seulement scandée par les faits prévisibles de son emploi, mettre au jour les procédures qui en font si efficacement une parodie ridicule, voilà ce que sait admirablement faire la machine tinguelienne, hors de toute implication morale ou idéologique »115.

Tinguely met en scène l'absurdité quotidienne mais on trouve aussi, dans son œuvre, des

112 Franz Meyer, catalogue de l’exposition Kricke, Luginbühl, Tinguely, Kunthalle Bern, 1960.

113 Daniel Soutif, « Tinguely ou le crépuscule des machines », in Artstudio n°22, Automne 1991, p.62.

114 Maurice Fréchuret, La machine à peindre, op. cit., p.153.

115 Idem.

marques d'ironie, des prises de position, des critiques plus explicites et plus ciblées à l'encontre d'un certain ordre moral, et les conventions communément admises ; c'est le cas, par exemple, quand, avec la série des Balubas (1961-1962), il rend hommage à la résistance de Patrice Lumumba ou lorsqu'il dénonce les essais nucléaires en réalisant son Étude pour une fin du monde n°2 dans le désert du Névada – là où, justement, les premiers essais nucléaires ont été réalisés.

La critique est présente à plusieurs niveaux et à différents degrés dans son œuvre, mais son travail est loin d'être univoque au sens où la critique, qu'elle soit celle de l'absurdité, de la politique, ou du champ artistique lui-même, etc. n'est pas constante, car Jean Tinguely introduit le hasard dans ses mécanismes, ce qui rend tout résultat imprévisible ; en ce sens, la machine tinguelienne est créatrice. L'artiste, en quête incessante de liberté, refusera toujours de voir, dans l'invention technique, un instrument de domination. En contradiction apparente avec sa passion de la Formule 1, une idée, ou un regret revenait souvent chez Tinguely : il avait confié sa volonté déconstructive à Alain Jouffroy en 1967, disant qu'il était admirateur de machines industrielles classiques, comme les emballeuses ou les broyeuses de chocolat, la mise en paquet de savons. En fait, il regrettait que les mécanismes des machines contemporaines étaient cachés et il souhaitait montrer, au grand jour, ce qui était caché (ses tripes et celles des machines)116.

En broyant une voiture neuve, César a voulu démontrer qu'un produit d'usine peut-être ramené à l'état de matière brute et reconstitué comme assemblage cubiste, mais les créations les plus typiques de Tinguely ressemblent à des objets appartenant au machinisme industriel du XIXe siècle. L'histoire de la machine dans l'art est faite, en grande partie, de l'utilisation d'appareils dépassés depuis longtemps ou même cassés et qui ont été transformés en autre chose, c'est ce que Pierre Saurisse voit comme une négation de l'utilité117.

De manière concomitante à l’œuvre de Tinguely sont apparues la discipline de l'archéologie industrielle ainsi que, aux États-Unis, les machines molles de Claes Oldenburg. Malgré la différence dans la matière (vinyle, fer), et dans l'approche (le pop art constate, Tinguely perturbe), la machine est saisie comme si elle était un produit du passé. Tinguely affirmait :

« Ma machine ne subit pas les inconvénients de la machine c'est-à-dire d'être démodée demain, pour des raisons techniques (parce qu'elle n'a pas de raison technique d'exister). Elle,

116 Jean-Pierre Keller, Tinguely et le Mystère de la roue manquante, Ed. Zoe, 1992, p.32.

117 Pierre Saurisse, La mécanique de l'imprévisible, art et hasard autour de 1960, L'Harmattan, Paris, 2007.

cette machine aura plus de chances de vivre que les machines d'hier et d'aujourd'hui »118. Aux côtés d’œuvres de Ernst, Schwitters, Grosz, Haussmann ou encore de Man Ray, plusieurs productions de Tinguely ont été présentées à l'occasion de The Machine as seen at the end of the Mechanical Age, exposition archéologique qui s'est tenue en 1968, au MoMA de New York. Il s'agissait d'une exposition réalisée sur le thème des progrès technologiques et qui faisait appel à la mémoire collective : le catalogue s'ouvre et se ferme sur deux photographies emblématiques montrant Hommage à New York en train de s'autodétruire dans le jardin du MoMA, huit ans auparavant (1960). Harold Rosenberg ne voyait pas en lui, seulement le plus récent des objets esthétiques représentatifs du siècle mais, également, celui qui était le plus proche de la perfection car, par sa matérialité même, il avait réussi à ne pas devenir durable119, mais la mémoire de cet événement survit aujourd'hui, par les photographies que l'on retrouve dans les livres sur l'avant-garde artistique. Quant à l'exposition de Pontus Hulten, elle présentait des dessins des premières machines volantes, des jouets mécaniques et automates du XVIIIe siècle, des maquettes démontrant les principes d'Archimède, des affiches et des gravures en couleur du XIXe siècle, illustrant les rêves populaires de vitesse et de lévitation.

Ces machines, servaient d'introduction aux œuvres de l'art du XXe siècle qui prenaient la machine comme thème ou comme modèle. Une partie de l'exposition présentait des œuvres produites par un groupe d'artistes et d'ingénieurs dans le cadre d'un concours lancé par EAT (Experiments in Art and Technology : Expériences en Art et technologie). Cet organisme interrogeait les possibilités d'échanges et de collaboration entre artistes et ingénieurs, entre art contemporain, industrie et technologie. Dans le cadre de ce programme, le Los Angeles Country Museum of Art mobilisera des artistes tels que Oldenburg, Rauschenberg, Vasarely, Dubuffet, ou encore Robert Morris ; ces derniers étaient envoyés dans une vingtaine d'implantations industrielles, afin d'expérimenter les possibilités d'appareils de chauffage sophistiqués, de systèmes électroniques, ou encore d'appareils acoustiques. Des productions issues de l'EAT étaient exposées, par exemple, au Brooklyn Museum et prenait l'apparence de lumières clignotantes ou de disques tournants. Mais Pierre Restany ne voit pas tout à fait la méta-mécanique de Jean Tinguely sous cet angle-là :

« C'est la métaphysique du marché aux puces, l'impitoyable revanche de l'homme, du vrai, sur le rebut mécanique. Seule une aussi totale et profonde gratuité pouvait

118 Jean-Pierre Keller, Tinguely et le Mystère de la roue manquante, op. cit., p.35.

119 Harold Rosenberg, La dé-définition de l'art, op. cit., p.162.

enfin avoir le pas sur la machine asservissante. »120.

L'art tinguelien lui apparaît, en effet, sous deux aspects, c'est-à-dire comme destructeur et créateur à la fois.

Ainsi, nous avons vu que le travail de Jean Tinguely s'inscrivait dans un contexte dont il réactive certains principes. L'artiste se situe au cœur des questionnements d'une époque qu'il critique, en proposant une expérience de l'absurdité par exemple. Pour ce faire, il exploite les apports des avant-gardes relatifs à la vision d'un réel multiple et insaisissable, et souhaite transcender les frontières matérielles de l’œuvre d'art en reliant l'art et la vie. L'artiste est désireux d'ancrer sa pratique dans la technicité de son époque afin de créer un art qui lui soit contemporain, et c'est donc l'une des raisons pour lesquelles il utilise des machines. La motorisation de la sculpture est un apport du constructivisme dont Tinguely revendique la filiation. La machine tinguelienne est drôle et subversive comme pouvait l'être la machine dadaïste, qui jouait avec le langage et les éléments du quotidien.

Mais l'originalité de sa démarche tient à certaines contradictions de l'art de son temps que l'artiste exploite. En effet, Tinguely fait table rase des valeurs sentimentales de l'artiste mais n'exclut pas la sentimentalité ou l'impression d'une sentimentalité de l'homme qu'il met en scène avec ses machines en la parodiant ou du moins en en imitant les gestes ou les onomatopées. Le goût pour la contradiction des habitudes de diffusion de l'art et des documents qui lui sont associés, est, certes, un héritage du Constructivisme dans le fait qu'il s'agit de sortir des carcans académiques et d'investir l'espace public, mais l'artiste innove, comme on l'a vu, en jetant son manifeste, imprimé sur des tracts, depuis un avion. Des apports du Constructivisme, Tinguely garde le goût pour les réalisations tridimensionnelles se déployant dans le temps. Nous avons également mi en évidence, le fait que l'un des objectifs majeurs de l'artiste consiste à analyser le monde ambiant, à s'emparer de celui-ci et à l'intégrer à son art. Il exploite de nombreuses pistes ouvertes par ses pairs et dont on trouve l'origine au XXe siècle ; quant à la question de la correspondance des sens, elle est ici accompagnée de décalages perceptifs et de l'emploi délibéré du hasard, et l'artiste évitera toujours d'être confronté à la réalisation de la fin de ses œuvres, à leur l’achèvement, ce qui est extrêmement novateur pour l'art de l'époque.

Jean Tinguely souhaitait être un artiste de son temps, mais il montre une machine qui n'existe

120 Tapuscrit de Restany : Tinguely : concert pour 7 peintures, conservé aux Archives de la critique d'art, Rennes.

pas à son époque, car il crée une machine qui ne sert à rien : c'est un assemblage constitué de fragments d'anciennes machines qui ne sont plus utilisées à son époque. Celles-ci sont donc les représentantes du présent et du passé à la fois, elles évoquent l'histoire de la machine mais elles ne sont pas une archéologie de la machine, car elles sont des créations qui ne cessent d'être neuves. L'apport majeur de Jean Tinguely est d'avoir réussi, par l'utilisation d'ensembles de contradictions (mécaniques, contextuelles, historiques, psychologiques, etc.), à donner ce qui confère le caractère d’œuvre d'art, à de simples éléments machiniques. Le chapitre suivant a pour objet l'analyse d'une contradiction majeure de l'art tinguelien : celle d'une machine qui est, à la fois, créatrice et auto-créatrice, destructrice et auto-destructrice.

III. Machines créatrices : mécanismes et usages