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2nde partie : Le dynamisme, la mise en mouvement

VI. Provoquer 1) L'anti-musée 333

5) La transgression des règles pour un nouveau regard

L'artiste dote ses sculptures-machines des armes de l'imitation caricaturale ainsi que de celles de l'inversion. Par effet de retournement, l'imitation devient transgression.

Transgressant des règles, comme nous l'avons vu, Tinguely pointe, exacerbe, joue, dénonce les règles érigées au rang des convenances, les mœurs faisant implicitement force de loi.

La première transgression est celle des convenances dans le milieu artistique qui l'accueille : le sculpteur parodie la pratique artistique, réalise des canulars dans le lieu sacré de l'art, dénonce le trop sérieux, le formalisme et la privation de liberté qu'induisent les milieux artistiques. Tinguely transgresse les valeurs de bienséance, également, en dotant ses œuvres de titres obscènes de type scatologique : Char KK, Chiottes. Ou libidineux : Monocouillon, Gwenn ou la Fontaine d’Étienne. Il s'amuse de contrepèteries douteuses, laissant volontiers apparaître un caractère que l'on peut qualifier de voyeuriste. La forme même de ses productions est bien éloignée d'un académisme lisse et immaculé. L'artiste travestit ce qui pourrait s'apparenter à un bricolage de roues, courroies, bielles, ressorts, boulons, rivets, plumes, couvercles de casseroles, et toutes sortes d'objets rebuts et/ou issus du quotidien , en œuvre d'art. Dépassant les convenances, il élève la production industrielle banale au rang des icônes contemporaines, choisit ses matériaux dans les décharges, les accumule au lieu de réaliser avec maîtrise une sculpture en marbre ou en bronze. Il recourt à des titres qui prennent

345 Jean Tinguely in Catherine Francblin, « Jean Tinguely, farces et attrapes », Artpress, n°131, décembre 1988.

la forme de charades ou de pataquès : « Si c'est noir, je m'appelle Jean », « Vasisdas »,

« Requiem pour une feuille morte », etc. Les cocasses assemblages, l'effondrement du caractère univoque des mots, participent de cette surprise éprouvée face à de telles productions et déclenchent le rire.

Jean Tinguely dépasse largement les limites de la convenance en créant des machines dont les mouvements miment ce qui ne se dit pas, ce qui ne se montre pas. Il transgresse les mœurs avec des machines présentant, sans équivoque ni retenue l'érotisme, la trivialité, la brutalité.

Le montage tinguelien peut être grivois, mettant le prohibé en avant, exposant ce qui fait l'objet d’inhibitions. Ses machines exhibent, dévoilent des phallus et des testicules, simulent le mouvement des érections, pénétrations, copulations, masturbations et autres rapports sexuels. Une sexualité ostentatoire qui explose et mouille le sable de l'arène de Figueras (Taureau del fuego), s'écoule et se répand sur le sol ou éructe de matières. Le sexuel et l'excrémentiel, associés ou non, sont montrés sans pudeur. L'ensemble qui constitue le théâtre de la sculpture tinguelienne est empreint de l'obscénité du verbe, du sacrilège du lieu (tel que celui du parvis du Dôme de Milan et, l'excitation visuelle des mouvements, se répondent et stimulent l'imaginaire du spectateur. Tinguely met en scène la frustration mécanisée, l'impuissance et suggère, de manière évidente, les jouissances perverses de l'onanisme, celles des « Masturbatrices », des « Eos », des bascules et autres spirales. « J'en suis arrivé à faire des machines qui baisent » dira-t-il346. Mais les machines, ne se reproduisant pas, interrogent par leurs actions, ce qu'il y a de propre aux êtres vivants dans l'acte sexuel. Ici aussi, il ne s'agit plus de la contemplation d'une nature imposant un ordre excluant chaos et artifice, mais d'un milieu à la fois métallique, vivant et sexué, agissant tout autant spirituellement, chimiquement et mécaniquement sur le narrateur. Parfois, les sculptures se parent d'un corps de femme nue, un corps artificiel loin des canons académiques classiques de la statuaire.

Poupées et mannequins publicitaires, le corps féminin est davantage la « composante primaire de la libido et substitut d'un plaisir qu'on peut considérer comme primaire : à savoir celui de toucher les parties sexuelles »347. De la même manière, la monstrueuse Hon qui, les jambes écartées, accueille les passants à la pénétrer par l'entrejambe de son « Tunnel d'amour ». Le sadisme est à l'honneur quand la machine écartèle et torture un corps de femme en plastique (Dissecting Machine) ou feint d'en déchirer la robe. Le rire est libéré des conventions sociales,

346 in Parole d'artiste, Cabinet des estampes, musé d'art et d'histoire de Genève, exposition dessins et gravures pour les sculptures. 25 juin 1976.

347 Freud, Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, coll. Idées Gallimard, 1930. p.159.

lorqu'une image, un ensemble de gestes ou une titre provoquent le rire. Qu'il soit dans le registre de l’invective ou du déboutonnage, le rire est d'autant plus intense que les pudeurs et les inhibitions à surmonter sont fortes. Le comique n'est pas uniquement immédiat, il se dévoile au fur et à mesure de la fréquentation des œuvres, car Tinguely masque quelques audaces et égare volontairement son public : « Je ne veux pas trop laisser entrevoir ce que je fais » dit-il348.

Comme nous l'avons vu précédemment, le ballet mécanique des Méta-matics transforme le regard que nous portons sur la pratique gestuelle, à laquelle se livrent les peintres de l'abstraction lyrique et du tachisme, en une technique risible et ridicule. Dans ce cas, les machines tingueliennes proclament que l’œuvre d'art n'est pas le réceptacle privilégié de l'intériorité, de la subjectivité d'un artiste et encore moins le lieu de son asservissement, ou la transformation de celui-ci en moyen de communication.

Dans les années 1960, les Nouveaux Réalistes (dont va faire partie Jean Tinguely), posent un regard critique sur la société industrielle. Pour s'approprier le monde urbain moderne, ils s'expulsent hors de l’œuvre. Comme c'est le cas pour Tinguely, l'expression personnelle du créateur est mise de côté. C'est le cas, par exemple, dans le travail des affichistes comme Raymond Hains ou Jacques Villéglé qui, de manière systématique, collecte des échantillons de la réalité pour les assembler sur une toile. Cette condensation de lambeaux d'affiches est formellement proche des coulures des peintures réalisées par les Méta-matics mais, surtout, l'attitude de l'artiste tend vers la mise à distance de son intériorité pour la captation sinon mécanique, au moins systématique, comme un protocole sociologique, un prélèvement scientifique, une méthodologie qui va dans le sens d'une recherche de non contamination de l’œuvre d'art par sa subjectivité.

La mise en exergue des débordements subjectifs, la dénonciation d'une idéologie élitiste et bourgeoise, l'esprit critique et ironique, les recherches de provocation aux effets polémiques, sont les résultats de procédés usant d'équivalences, de métaphores, de référents, d'un jeu d'idées. Mais plus en profondeur, le référé est l’œuvre d'art elle-même.

348 Warvara de la Vaissière, « D'autres machines, la mariée mise à nu par Jean Tinguely » in Plaisir de France, juin 1971.