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2nde partie : Le dynamisme, la mise en mouvement

VI. Provoquer 1) L'anti-musée 333

2) Le mouvement et le désordre

Deux tendances dominent la scène artistique parisienne dans les années 1950 : la jeune école de Paris et la peinture informelle. Jean Tinguely ne s'inspire d'aucune des deux. Il est fasciné par l'action temporelle et la mutation : le mouvement. L'objectif de Tinguely est bien de remplacer la notion du définitif par celle du mouvement.

« On a compris que le définitif sera le mouvement et son développement. […] La seule et grande possibilité que nous avons c'est de vivre avec le mouvement, de nous développer avec les transformations et d'essayer de les dominer. […] C'est un chaos permanent qui finit par fonctionner. On croit que c'est le désordre mais le désordre c'est l'ordre. »377.

La contradiction ici semble être celle de la bonne marche des choses. Tinguely défend le mouvement et le désordre378 :

« Georges Kleinmann : Vous êtes suisse ? Jean Tinguely : Oui.

G. K. : Alors pourquoi ne restez-vous pas en Suisse ?

J. T. : J'aime énormément la Suisse, j'y vais souvent. Je préfère me situer à Paris.

Parce que c'est plus stimulant, plus libre, plus anarchique et plus ouvert. Alors qu'en Suisse il y a un certain ordre qui règne et une étroitesse qui m'embarrasse un peu. Je préfère travailler à Paris.

G. K. : Vous n'aimez pas l'ordre ?

377 Le rêve de Jean, une histoire du Cyclop de Jean Tinguely. Réalisation Louise Faure et Anne Julien. Quatre à Quatre films, 2005.

378 Sylvie Guerreiro, « Que vivent le mouvement et le désordre », La tribune de Genève, n°289, mars 2001.

J. T. : Si beaucoup.

G. K. : Alors ?

J. T. : Mais je préfère l'éviter… Je pense qu'un certain désordre contribue à me donner une idée de vide, de non existence de problèmes. J'oublie mieux un désordre qu'un ordre. Un ordre c'est quelque chose dont on s'aperçoit très vite et qui a ses lois. Et c'est un phénomène beaucoup plus puissant qu'un désordre. »379.

L'œuvre Cercle et carré – éclatés (1981), machine monumentale exposée au musée d'art et d'histoire de Genève, doit son titre au nom de la revue « cercle et carré » parue en 1930, sous la direction de Michel Seuphor. Elle incarne une interprétation ironique des idées philosophiques défendant le « juste équilibre » de la culture que défendait Michel Seuphor, écrivain, poète et artiste constructiviste. D'après lui, si la dualité naturellement présente en tout homme parvient à s'équilibrer dans l'équivalence, alors il y a équilibre. Il pensait que le propre de la culture était de tendre vers ce but. À l'inverse, Jean Tinguely définissait l'équilibre par la fluctuation perpétuelle, autrement dit, par la dualité changeante, celle-là même qui est illustrée par le mouvement de ses machines. D'un point de vue général, le silence des historiens d'art concernant l'approche spirituelle, métaphysique ou philosophique de la sculpture semble, pour une part, lié au fait que les avant-gardes ayant évacué la tradition académique, l'histoire de l'art a évacué la dimension spéculative de l'œuvre contemporaine380. De manière à priori paradoxale, l'intention de Tinguely semble avoir été, du début à la fin de sa carrière, celle de réaliser les mille et unes variantes d'une seule et même machine, à savoir la machine à arrêter le temps. Tinguely a toujours été fasciné par la vitesse, mais il n'en considérait pas moins celle-ci comme une aberration de notre civilisation, ne manquant pas de relever, qu'à un certain stade, elle cesse d'être perceptible et donc d'être un objet de contemplation :

« Vous avez déjà vu une machine qui imprime un journal ? Il n'y a rien à voir tellement ça va vite. C'est fou … alors que mes machines à moi sont toujours garanties inutiles, toujours garanties visuelles. Je traîne, je suis un lent. »381 .

379 Personnalités Suisses, Georges Kleinmann & Jean-Jacques Lagrange, Schweizer Fernsehen, Dokumentation

& Archive, 15 novembre 1962.

380 Jean-Marie Schaeffer, L'art de l'âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, 1992.

381 Entretien du 21 août 1990 avec J-P Keller à l'atelier de la Verrerie, in Jean-Pierre Keller, Tinguely et le mystère de la roue manquante, Ed. Zoe, Genève, 1992. p.41.

La rapidité technologique contemporaine est telle que la panne elle-même peut être invisible à l’œil nu, comme, par exemple dans les usines :

« On ne voit rien, on ne voit même plus les pannes ; ils filment la panne et après ils la regardent au ralenti. Moi je crée la panne perceptible en permanence. C'est la panne organisée et totale… Ce n'est qu'une seule grande panne ! »382.

Il semble approprié, à ce niveau de l'étude, de s'étendre davantage sur la coexistence, au sein des œuvres tingueliennes, du maintien et du suspens, de l'immobilité et du mouvement, entre les deux, une translation s'opère, une sorte de métamorphose, et celle-ci est de plus en plus lente avec le temps : « Je m'aperçois qu'avec le temps mes machines s'éloignent de l'esprit ludique qui les habita longtemps. Elles tournent toujours, elles bougent, mais selon des mouvements de plus en plus lents. Elles glissent vers le tragique. »383. D'après Tinguely, on ne voit plus la vitesse, avec les machines modernes, alors que dans ses œuvres, on peut voir, grâce à la lenteur des mouvements, comment une machine peut fonctionner à ne rien faire384. Pontus Hulten reconnaissait dans les machines à dessiner de Tinguely, ainsi que dans les machines auto-destructives, les potentiels méditatifs et réflexifs, capables de transporter des actions et de permettre de saisir la vie et la société. D'après lui, l'artiste avait redécouvert, par le mouvement, des relations et des significations dont l'art de l'époque était, en majorité, est dépourvu. Il expliquait l'accessibilité de l'art tinguelien par le fait qu'il s'adressait à tous, justement parce qu'il mettait en scène, par le mouvement, des mécanismes universels, reconnaissables au-delà des jugements de valeurs culturels et moraux. Cela permettait de dépasser l'appréciation de son œuvre par les seuls critères du bon, du mauvais, du vrai, du faux, du beau, du laid385. En cela, on comprend pourquoi Hulten considérait cet art comme

« une anarchie en pleine force », comme une « parcelle de vie pure », « un peu d'existence véritable », la mise en scène de « l'éternel changement n'ayant besoin de vouloir dire quoi que ce soit et qui ne cherche rien »386.

Dans plusieurs de ses œuvres, l'artiste faisait remarquer que le mouvement n'était qu'une

382 Entretien du 15 mars 1991 à l'atelier de la Verrerie. Cité p.41. Tinguely et le mystère de la roue manquante, Jean-Pierre Keller, Ed. Zoe, Genève, 1992.

383 Mhahnloser-Ingold, « Pandémonium – Jean Tinguely, Lausanne / Zurich », Nice-Matin, 2 novembre 1986.

384 Émission Viva, « Tinguely 87 », Jacques Huwiler (journaliste), Jaroslav Vizner (réalisateur), RTS – Radio télévision Suisse, 1er décembre 1987.

385 Pontus Hulten, Méta, catalogue de l'exposition qui s'est tenue à la galerie Alexandre Iolas, 196 bd St Germain à Paris, du 10 décembre 1964 au 9 janvier 1965, p.15.

386 Ibid.

illusion : « Tu crois que ça bouge et quand tu regardes deux fois, rien ne bouge ! »387, ou bien qu'il était inutile : « Tu vois ça tourne ! Mais ça tourne pour rien, ça n'anime même pas les crânes. C'est absolument à la limite du dérisoire, du minable, du sous-dérisoire. »388. Il était également prévu que ce mouvement, à un moment donné, allait s'arrêter : « Dès que tu fais quelque chose qui est en mouvement, il est inclus dans son prix que tu auras un arrêt »389. Jean-Pierre Keller fait remarquer que la panne n'est pas « la vérité » du mouvement, parce qu'elle n'est pas toujours souhaitable. Il voit l'affirmation de Tinguely : « Le non-mouvement, c'est la panne. Mais j'ai un esprit de réparation. Je rêve même d'une pièce de théâtre qui s'appellerait Réparation »390. On perçoit ici la relation étrange et contradictoire entretenue par l'artiste avec le mouvement ; il appuie son avis sur le fait que cette contradiction ait été plusieurs fois remarquée par la critique. Keller invoque les propos que Frank Popper tient dans son ouvrage sur l'art cinétique : « l'un de ces paradoxes chers à Tinguely concerne directement le mouvement, il veut montrer sa stabilité »391. Nous verrons par la suite que c'est, précisément, de la contradiction que l'art tinguelien, loin d'en faire une faiblesse, tire sa force et son potentiel. C'est également, et nous le verrons, ce que Stéphane Lupasco aurait perçu comme le lieu de l'expérience de sa logique dynamique du contradictoire. C'est ce que la critique n'a pas vu dans son œuvre (même si Hulten et Restany l'ont évoqué à plusieurs reprises), la contradiction a été perçue comme une lacune, une faiblesse du sens parce que le mouvement regardé n'était pas le seul qu'il fallait voir.

Tinguely travaille dans un contexte de sculpture moderne ou l'irruption du fer revêt une importance considérable. En effet, celle-ci dépasse le cadre de l'inventaire des matériaux pour générer une réflexion sur le devenir existentiel de la sculpture. La structure métallique de la sculpture permet de créer un espace dont la profondeur, en raccourci, tient pour être apparenté à de l'anti-sculpture. On refuse à la masse son caractère, déterminant lorsque celle-ci est remplacée par des traversées de lumière. L'opacité étale de la matière est en quelque sorte dépassée ou du moins délaissée, à ce moment là, par les sculpteurs qui voient dans cette technique, un potentiel de communication, en plus de celui de révélation. « Pas plus qu'il n'y a

387 Tinguely, entretien du 15 mars 1991 à l'atelier de la verrerie avec Jean-Pierre Keller, Tinguely et le mystère de la roue manquante, Ed. Zoe, Genève, 1992.

388 Tinguely, entretien du 15 mars 1991 à l'atelier de la verrerie avec Jean-Pierre Keller, cité in Jean-Pierre Keller, Tinguely et le mystère de la roue manquante, Ed. Zoe, Genève, 1992.

389 Tinguely, entretien du 21 décembre 1990 à l'atelier de la Verrerie avec Jean-Pierre Keller, cité in Jean-Pierre Keller, op. cit.

390 Tinguely, entretien du 15 mars 1991 à l'atelier de la Verrerie avec Jean-Pierre Keller, cité in Jean-Pierre Keller, op. cit.

391 Tinguely et le mystère de la roue manquante, Jean-Pierre Keller, Ed. Zoe, Genève, 1992.

de mouvement sans matière, il n'y a de matière sans mouvement » écrivait Hegel392. Dans le travail de Jean Tinguely, le mouvement est un révélateur de l'énergie, dont il est le témoignage des effets sur la matière et l'énergie est révélatrice de la vitalité de tout un œuvre. L'évolution des tendances du vingtième siècle ne suit pas un chemin linéaire et jaillit d'une pluralité de sources qui rebondissent, se croisent et se séparent. La transgression de la mystique, de la forme et du matériau se régénèrent. Ainsi, le questionnement inhérent à l'emploi du mouvement dans la sculpture n'est bien sûr pas le propre de Tinguely. Par exemple, pour Calder, le volume n'existe plus « même pas à l'état virtuel, car le mobile ne procède pas de la volonté de dépasser la sculpture, mais bel et bien de faire bouger la peinture ». « On crée des couleurs et des formes, constate Calder, on peut aussi créer des mouvements »393. Comme tout élément soumis aux pressions de notre système solaire, les séquences colorées se chargent d'énergie. Elles poussent, sont poussées puis « prennent possession de l'espace réel, à trois dimensions, non pour le faire cristalliser en une architecture de volume mais pour y introduire par le déplacement rythmique de plans colorés, le temps »394.