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Les machines auto-destructrices de Jean Tinguely, un attentat contre l'ordre établi

V. Machines destructrices 1) Une mise à distance

3) Les machines auto-destructrices de Jean Tinguely, un attentat contre l'ordre établi

Pour l'exposition nationale de Lausanne de 1964, Jean Tinguely propose un labyrinthe dynamique. Une construction tubulaire dans laquelle seraient montés successivement des attractions foraines classiques (modifiées parfois), des restaurants, des événements « un peu extra forains », des « phénomènes étranges » et « le tout très moderne, très mécanisé, très beau ». Cela aurait été une grande tour lumineuse la nuit287. Le visiteur était appelé à s'égarer dans le Dynamisches Labyrinth que Spoerri, Tinguely et Bernard Luginbühl avaient conçu dès 1960. Cette construction verticale qui aurait atteint cent mètres de haut aurait multiplié les espaces, les couloirs, les escaliers et les passages. La participation du spectateur aurait été de mise tout comme le hasard inhérent à la succession de ses choix et de ses hésitations. Mais ce projet n'est pas accepté par les organisateurs de l'exposition nationale. Lorsqu'un journaliste demande à Jean Tinguely d'expliquer les motifs de leur refus, celui-ci dit avec beaucoup d'ironie :

« Parce que c'était trop important. Les organisateurs ont dit que c'était quelque chose qui risquait de dévier l'esprit, d'être trop attractif, étant donné que c'est pour le plaisir… ça n'aurait pas été bien. »288.

Tinguely marque ici la différence qu'il entend entre « sérieux » et « profond ». Cette nuance revient régulièrement dans les propos de l'artiste. Pour ce dernier, la beauté est la maîtrise de la forme sur le contenu. Et ce contenu doit être dense et contradictoire pour que l’art soit profond d'après lui. Ses œuvres ne sont pas naïves, elles ne véhiculent pas l’idée d’un monde idyllique. Chacune d'entre elles, par l’équilibre qu’elle crée entre beauté et laideur, donne un exemple de beauté. Mais Tinguely ne donne pas de définition générale du beau. Celui-ci apparaît davantage comme une lutte que comme un contenu.

C'est donc à l'occasion de l'exposition nationale de 1964, au cœur de la mise en scène d'une Suisse moderne, que Tinguely construit sa plus grande machine jamais réalisée jusqu'alors, celle qui sera nommée par la suite Eurêka. Jean Tinguely présente une sculpture qui apparaît comme une provocation et divise le public. Celle-ci était placée non loin du pavillon de

287 Personnalités Suisses, Georges Kleinmann & Jean-Jacques Lagrange, Schweizer Fernsehen, Dokumentation

& Archive, 15 novembre 1962.

288 Personnalités Suisses, Georges Kleinmann & Jean-Jacques Lagrange, Schweizer Fernsehen, Dokumentation

& Archive, 15 novembre 1962.

l'armée intitulé « La Suisse vigilante » et des bâtiments à l'esthétique rationaliste de Max Bill.

Tinguely souhaite présenter un symbole pour une manifestation destinée à fêter le génie Suisse et ses prouesses. L’après-guerre s’achève et l’économie est florissante en Suisse.

Malgré la Guerre froide entre l’Est et l’Ouest, le pays reste neutre. L'exposition nationale vente la beauté et le sens pratique du pays. C'est avec ironie que Jean Tinguely explique à une journaliste que le chef-d’œuvre qu'il construit pour cette occasion est réalisé à la grâce de l'effort considérable du peuple Suisse et à la bienveillance des organisateurs289. L'artiste explique qu'il ne connait pas les critères d'attente des organisateurs avec lesquels il a eu des échanges très vagues. Ces derniers ayant demandé au sculpteur de réfléchir et d'étudier plusieurs solutions pour la réalisation d'une construction. Le seul critère retenu étant que cette structure devait être réalisée en extérieur.

« Et bien je n'ai pas connu exactement les critères. J'ai su que ici c'était la voie Suisse. Il fallait attirer et faire monter les gens. J'ai pensé qu'il y avait déjà un côté fonctionnel dans le placement de ma sculpture et de ma machine et les éléments de mon spectacle à la fois qui étaient destinés à drainer les gens vers le haut. Ça c'était une raison fonctionnelle. Il y a dû avoir d'autres raisons évidemment. Je n'ai jamais discuté avec les organisateurs. C'était peut-être une espèce de sel et poivre en plus, je ne sais pas… ajouter ça en contraste général avec l'ambiance générale.

Ça a peut-être été décidé de mettre une chose ultra joyeuse et un peu triste, sinistre à la fois. »290.

Jean Tinguely pense que sa proposition a été approuvée par les organisateurs parce qu'elle n'avait aucun rapport avec cette exposition nationale, parce qu'elle venait interroger le sens d'une telle proposition dans un tel contexte. Il pense que sa machine n'a pas de rapport avec ce qui est présenté, que son placement apparaît comme un questionnement par rapport à l'exposition nationale. En somme, qu'elle vient quelque peu contredire cet événement, ou du moins le contraster.

Tinguely propose une « machine qui résume des millions de machines »291, une machine « qui ne sert à rien ». Il explique que celle-ci est placée dans un contexte de machines fonctionnelles (comme c'était le cas lors de cette exposition nationale), elle devient

289 « Jean Tinguely à l'expo 64 », Carrefour, RTS – Radio Télévision Suisse, 24 février 1964.

290 Idem.

291 Idem.

« automatiquement poétique ». Et l'artiste souhaite fournir au public ce côté « poétique » qu'il qualifie également de « joyeux ».

« N'étant pas ingénieur né, n'ayant aucune fonction utilitaire à assumer, je me trouvais automatiquement sur le terrain de la poésie pure. Ce qui fait qu'une machine poétique est automatiquement méta, c'est-à-dire en dehors de sa fonction originale. »292.

Une contradiction certaine se situe ici dans le statut que Jean Tinguely accorde à sa production. Comme nous venons de le voir, il revendique le caractère « poétique » de celle-ci, mais, dans le même entretien, le sculpteur va insister davantage sur le caractère fondamentalement technique de sa machine :

« Oui, j'ai un peu oublié cette idée méta, j'ai simplement voulu construire une machine. […] Actuellement, je me suis transformé en technicien et mécanicien.

Au fond, mes problèmes sont uniquement d'ordre technique. C'est-à-dire que j'essaie de faire un travail aussi bien, aussi propre, aussi qualitativement élevé que possible. »293.

Le philosophe Martin Heidegger écrivait dans son essai La question de la technique que : « la réflexion essentielle sur la technique et l’explication décisive avec elle doivent avoir lieu dans un domaine, qui d’une part soit apparenté à l’essence de la technique, et qui d’autre part n’en soit pas moins foncièrement différent d’elle. L’art est un tel domaine. »294. Heidegger remarquait qu’un seul mot, techné, désignait en Grèce le « faire » de l’artisan mais aussi l’art au sens élevé du mot295. Il concluait : « l’essence de la technique n’est absolument rien de technique »296 et nous conseillait d’interroger ce que nous dit l’art de l’essence de la technique. La considération de la technique est au cœur de l’œuvre tinguelienne. D'après l'artiste, la machine est un instrument qui lui permet d'être poétique297. Jean Tinguely recherche une alliance entre technique et poésie mais ne dit pas dans quelle mesure.

292 Idem.

293 Idem.

294 Martin Heidegger, « La question de la technique », in Essais et conférences (Vorträge und Aufsätze, Pfullingen 1954), Paris, Gallimard, 1958.

295 Ibid., p.18.

296 Ibid., p.9.

297 Pontus Hulten, « Méta », Pierre Horay éd., Paris, 1973, p.83.