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IV. La machine comme système de pensée 1) La machine pour penser le vivant

5) Des machines sombres et graves

Il y aurait dans l'attitude de Tinguely quelque chose de l'ordre du désir de voir, une sorte de pulsion scopique. Mais nous n'entrerons pas dans les spéculations psychanalytiques de l'art pour comprendre une telle tendance. L'artiste procède à une mise à nu de la machine.

Il commence par l'ouvrir, la désarticuler, la casser. Il pratique à une échelle supérieure ce que les enfants font subir à leurs jouets. Et en faisant cela, Tinguely ne fait pas qu'exacerber une envie voyeuriste mais il nous propose un modèle de vision, il offre à notre regard la possibilité de voir l’hégémonie mécaniste à l'ère de sa déclinaison. Son œuvre anticipe dans les années cinquante, un certain regard que nous pouvons porter sur l'histoire contemporaine. Les

265 Stanislawski, Le métier d'acteur, ed. Perrin, 1958.

matériaux qu'il privilégie sont en fer. Il s'agit de courroies, de poulies, d'engrenages, de roues, etc., dont l'aspect général évoque un temps révolu. Un temps où la machine était lourde, imposante, imprécise, branlante, avant l'avènement du design. L'artiste laisse volontairement de côté les éléments électroniques, informatiques, miniaturisés ou les matières plastiques. Sa machine ne cache pas des organes, elle est comme éhontée. Les sculptures de Tinguely sont des sculptures qui râlent, qui gémissent continuellement. Grinçantes, haletantes, fourbues par les longues heures de fonctionnement qu'on leur impose, elles semblent malades. Elles paraissent s'efforcer de poursuivre le but vide de sens auquel on les a assigné. La dépense énergétique est inutile, les mouvements sont chaotiques ne sont jamais récompensés. Aucune production ne sera le fruit de cette agitation, aucun objet n'est fabriqué. Les Méta-matics, machines à peindre, sont les seules sculptures-machines qui produisent quelque chose. Mais leurs résultats sont semblables à l'outil qui les a faites naitre : tremblants, informes, sans structure apparente, hésitants, indécis. Hormis les machines à peindre, les sculptures-machines tingueliennes ne produisent rien. Ces sculptures-machines relèvent quelque chose de ce que Georges Bataille appelle, dans La notion de dépense266, une dépense improductive. À la rationalité froide d’une économie à l’image de l’homo oeconomicus de l’école néoclassique, Bataille oppose la nécessité de penser une économie fondée sur la notion de dépense improductive. Il y aurait donc deux formes de l’activité économique :

« La première, réductible, est représentée par l’usage du minimum nécessaire, pour les individus d’une société donnée, à la conservation de la vie et à la continuation de l’activité productive : il s’agit donc simplement de la condition fondamentale de cette dernière.

La seconde part est représentée par les dépenses dites improductives : le luxe, les deuils, les guerres, les cultes, les constructions de monuments somptuaires, les jeux, les spectacles, les arts, l’activité sexuelle perverse (détournée de la finalité génitale) représentent autant d’activités qui, tout au moins dans les conditions primitives, ont leur fin en elles-mêmes. »267.

La méta-machine tinguelienne relève de cette dernière. De cette chaine dérisoire naissent des images instables propres à déclencher la réflexion sur le sens de l'existence. Ces machines

266 Georges Bataille, La Notion de dépense (1933), éd. Éditions de Minuit, coll. Critique, 2003 (publiée dans la revue Critique Sociale de janvier 1933.

267 Ibid., p.28.

dites « inutiles » parce qu'elles ne produisent pas d'objet, « fabriquent » du rire, du rêve et parfois de l'effroi. Ce sont des machines de théâtre, des machines à communiquer. Leur image, actuelle (même dans leur obsolescence affirmée) et concrète, simule une réalité contemporaine, ancrée sensiblement dans la vision de ceux qui la vivent. Même la fin d'une performance tinguelienne est spectaculaire. La rupture ou l'explosion sont leurs modes privilégiés de terminaison. Mais même mené à leur paroxysme, le délire de ses machines-sculptures n'est qu'apparent. Car, tout comme n'importe quel robot, celles-ci sont obéissantes.

À la différence d'œuvres ouvertes où le compositeur ne livre qu'une liste d'événements et de parcours, laissant à d'autres le soin de les organiser et de les vivre différemment, les machines tingueliennes sont répétitives. Tinguely apparaît en quelque sorte comme un anti-ingénieur lorsqu'il affirme : « Le moteur, je lui fais faire des tours pour lesquels il n'est pas prévu », ou encore : « Mes machines sont innocentes, je suis un pacifiste ». Il crée des anti-machines de guerre contre la guerre pour laquelle on mobilise les machines et semble se mouvoir avec aisance et plaisir dans toutes sortes d’ambiguïtés. Son art est plein d'humour, anti-rationnel et anti-traditionnel. Mais il est poétiquement classique au sens où il parle les aspirations humaines à l'amour et à la liberté, hors de tout carcan géométrique, mathématique, rationaliste. Certaines de ses machines sont mues par l'homme comme le Cyclograveur. Mais d'autres de ses machines-sculptures, et la majorité d'entre elles, sont les parfaites antithèses du robot. Elles prennent des initiatives uniquement conditionnées par le hasard. Elles sont auto-créatrices. Machines folles, elles ont des comportements et des fonctions incongrus. Elles peuvent se servir d'une machine à écrire n'importe comment, piler du verre en tout format ou peindre un très grand nombre de tableaux abstraits en une heure. Pontus Hulten dira à leur propos qu'elles sont la joie retrouvée dans la folie-révolte, et parlera même de « vraie sagesse ». La sagesse et la folie co-existent dans la méta-machine tinguelienne. Celles-ci évoquent l'absurdité, contribuent à créer un sentiment ambivalent, contradictoire. La machine auto-destructrice que Tinguely qualifie d'« improvisation », évoque à la fois l'éphémère et le définitif. Par exemple, l'artiste dit à propos d'Hommage à New York qu'elle était une allusion au côté éphémère de la vie, qu'il s'était adonné à une construction complètement folle et libre268.

Les titres donnés aux œuvres confirment encore le caractère grave de ses propositions. C'est le cas par exemple avec la Dissecting Machine (1965) qui évoque la machine de la Colonie

268 Personnalités Suisses, Georges Kleinmann & Jean-Jacques Lagrange, Schweizer Fernsehen, Dokumentation

& Archive, 15 novembre 1962.

pénitentiaire (1914) de Franz Kafka. Un explorateur découvre le système judiciaire particulièrement monstrueux. Chaque accusé est battu individuellement pendant des heures par une machine de mort qui torture les suppliciés en inscrivant dans leur chair le motif de leur punition. L'appareil, qui est manipulé par un officier, fonctionne selon un mécanisme complexe. Après un spectacle long et sanglant, l'accusé finit par mourir. Par la suite, l'appareil va se dérégler et se s'autodétruire. Cela rappelle la machine tinguelienne.

La cruauté que Jean Tinguely insuffle à ses œuvres (Dissecting Machine, Enfer, etc.) ne fait pour lui que faire écho à celle de la vie. Le relativisme dont le sculpteur fait preuve (« La mort de l'un est la vie de l'autre » par exemple) est mis au service d'une certaine joie, et relativement, au service d'une cruauté. Cette cruauté, comme cette joie sont les effets que Jean Tinguely cherche à faire surgir non pas pour rappeler au spectateur la violence de la vie dans un monde qui s'en voudrait à l'abri mais pour faire sortir le spectateur de l'aveuglement, pour faire de l'expérience poétique une réalité à laquelle on puisse croire, une sensation vraie en tant qu'elle serait la fin et le moyen. En exacerbant les sens, Tinguely multiplie les effets de l'impact que procure un tel spectacle. Dans cette optique de production de sensations variées, l'artiste multiplie les effets de sons, de lumières et les contrastes. Il s'agit de bousculer le spectateur en profondeur, et viser ses sentiments les plus forts, les plus violents, ceux qu'il n'est pas convenable d'exprimer habituellement dans le contexte d'un musée ou d'une galerie d'art. Tinguely provoque en usant de la cruauté, entre autres, afin de libérer les sentiments contenus des spectateurs ; enfouis sous d'épaisses couches d'éducation et de bienséance. Ces derniers ne sont pas obligés de s'identifier aux sculptures ou aux personnages représentés. Le fait que l'expérience apparaisse comme dangereuse, étrange, qu'elle suscite des émotions ambivalentes, antagonistes, les plus immédiates, le fait que Jean Tinguely cherche à faire émerger les sensations les moins raisonnées trouve une explication dans Le Théâtre de la cruauté d'Antonin Artaud :

« Sans un élément de cruauté à la base de tout spectacle, le théâtre n'est pas possible. Dans l'état de dégénérescence où nous sommes, c'est par la peau qu'on fera rentrer la métaphysique dans les esprits. »269.

Jean Tinguely s'amuse des nombreuses interprétations, souvent contradictoires, qui sont faites à propos de ces sculptures. L'artiste a expliqué que ce qu'il recherchait était de la provocation

269 Antonin Artaud, « Le théâtre de la cruauté (premier manifeste) », dans Œuvres complètes, t. IV, cité in La Nouvelle Revue française, n°229, 1er octobre 1932.

des réactions chez le spectateur (rires, cris, expressions, onomatopées, colères, etc.), que toutes les interprétations étaient bonnes et que ce n'est pas ce qui l’intéressait. Il se préoccupait de la perception sensorielle du spectacle de ses sculptures parce qu'il voulait provoquer des sensations épidermiques, instantanées.

Il semble que les installations comme Enfer soient la résultante, pour une part, des réflexions de Jean Tinguely à propos du rapprochement de l'art et de la vie. L'artiste tente de minimiser, voire d'abolir les frontières physiques entre le public et le spectacle de ses machines en mouvement. Ces installations, leurs dispositifs, ne sont pas sans rappeler les indications techniques destinées à la réinvention de la relation physique entre le public et le spectacle qu'Antonin Artaud développait dans le Théâtre de la cruauté mais également comme c'est le cas dans le cadre de la Fashnacht (le carnaval bâlois qu'il fréquente assidument). Il propose une proximité, un lieu unique, sans séparation.

« Une communication directe sera rétablie entre le spectateur et le spectacle, entre l'acteur et le spectateur, du fait que le spectateur placé au milieu de l'action est enveloppé et sillonné par elle. Cet enveloppement provient de la configuration même de la salle. »270.

6) Folie de la machine / folie de l'homme : Sisyphe l'absurde