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V. Machines destructrices 1) Une mise à distance

2) L'art comme destruction et la destruction en tant qu'art

D'une part, l'artiste emploie des objets détruits. D'autre part, celui-ci les amène parfois à s'auto-détruire. Les titres des expositions sont évocateurs : Under Destruction du musée Jean Tinguely de Bâle, ou encore Débricolages. Les titres des articles qui parlent de ses créations : « L'art amusant de la destruction, sous toutes ses formes »281, les slogans :

« Achetez les vite avant que Tinguely ne casse tout », expriment clairement que la destruction est au cœur de l’œuvre tinguelienne. Mais ces approches rapides restent superficielles. Dans le travail de Tinguely, la destruction doit non pas être pensée comme promesse du néant mais comme force dynamique. Les kilomètres de peintures produites à la chaîne, ne sont pas la négation de l’œuvre d'art, elles ne sont pas un simulacre. Davantage que la simple dérision, que la subversion ou la moquerie des tâchistes, Tinguely interroge en passant par l'exemple, la

281 « L'art amusant de la destruction, sous toutes ses formes », Le Monde, 13 janvier 2011, p. 21.

nature même d'une telle production, le statut de celle-ci, le geste créateur. Il questionne les fondements mêmes de l'art. La production est machinique, mais le contexte la reconnaît en tant qu’œuvre. La biennale de Paris (1959) où il présente sa Méta-matic, les artistes, le public, l'histoire de l'art, d'aucun ne doute qu'au-delà du geste artistique, les peintures produites soient des œuvres d'art. Cela nous interroge sur la place de l'auteur dans l'art. Et à l'inverse, l'apogée du caractère éminemment destructeur des machines tingueliennes est sans aucun doute porté à son paroxysme dans les machines auto-destructrices. C'est ce caractère qui est mis en avant par la critique. Mais nulle trace d'une réception qui pencherait vers une analyse globale. Car Tinguely met également au jour un questionnement sur le caractère générateur d'une relative association entre machines et hasard, voire une possible hétérogénèse machinique, celle dont parle Guattari282. Des machines qui créent des machines, qui les réparent, et des machines qui se génèrent elles-mêmes.

Nous avons vu que l'artiste s'était confronté à son impossibilité de finir une peinture. Que pour éviter le problème, en quelque sorte, il avait trouvé une solution dans la mise en mouvement de l’œuvre. Mais ce sont deux choses bien distinctes. Car la machine qui est mise en mouvement par un moteur est une sculpture. Elle est finie à un moment que l'artiste choisit. Il annonce l'impossibilité qu'il a de peindre mais n'admet pas l'impossibilité de créer. Il ne s'agit aucunement d'un drame. Parce que l’œuvre tinguelienne commence au moment où nous dépassons nos habitudes de lectures habituelles pour voir la création avoir lieu. En ce sens, il s'agit de performance. Il ne s'agit pas d'une mise en scène de son échec personnel à arrêter une peinture, il ne s'agit pas simplement non plus d'une critique laissant penser que les machines bientôt remplaceront les êtres humains et qu'elles peuvent ou ne peuvent pas faire de l'art, mais bien de voir la création avoir lieu, considérer le geste, la performance, l'intention, comme les lieux de son art – au moins autant – que ces sculptures elles-mêmes. Même si l'artiste avait été enthousiaste à la lecture des tonitruantes déclarations de Bruno Munari en 1952, qu'il l'avait lu avec un réel intérêt283 et rencontré, il faut dépasser les simples questions et critiques de société ou celles des conséquences de la mécanisation de la production humaine comme quelque chose de figé et d'appréhendable de fait. Au-delà du simple jugement de valeur, il y a une mise en place des circonstances machiniques dans un champ d'expérimentation artistique.

La seule évidence notable est que Tinguely ait employé des éléments mécaniques pour les

282 Félix Guattari, « L’hétérogenèse machinique », in Chimères, n°11, 1991.

283 Texte reproduit dans Pontus Hulten, Tinguely, Ed. du Centre Georges Pompidou, Paris, 1988, p.29.

mettre en scène en train de subir des perturbations fonctionnelles, prévues ou non, sur la scène artistique. Parce que selon lui la fixation de l'art dans un objet d'art et la confusion qui s'installe par glissement entre l'art et les objets d'art est mortifère : « l'exercice de l'art, c'est une forme d'anarchie, une révolte… il s'agit de se défendre contre ceux qui veulent faire de nous des objets de musée. »284. C'est donc en tant que défenseur de l'action artistique qu'il considérait « l'œuvre d'art comme attentat »285. Il a mis l'accent sur la confusion qui s'établissait entre l'art et l'objet d'art. Ce qui a valeur artistique dans son travail est insaisissable. Que ce soit parce que c'est en mouvement, parce que c'est chaotique, parce que c'est ambivalent, parce que cela produit en détruisant, voire en s'autodétruisant. Ce n'est jamais l'objet figé qui intéresse Tinguely. L'objet est toujours un moyen et non une fin. Il lutte en permanence pour éviter que les gens, la critique, les conservateurs, puissent confondre l'objet et l'art. Il voyait le potentiel des objets rebuts. Comme disait Billy Klüver, en tant qu'homme libre, Jean Tinguely voulait passer sa vie sur un tas d'immondices.

« Il aurait fait surgir des décombres de grandes constructions compliquées et aurait persuadé, petit à petit, les vagabonds installés dans les petites cabanes proches du dépôt d'ordures qu'il travaillerait à des projets grandioses. Peut-être se seraient-ils joints à lui et l'auraient-ils aidé à construire ? Il n'aurait naturellement jamais été question d'art et ses machines n'auraient eu d'autre vocation que celle de faire partie du tas d'immondices. L'anarchie et le chaos qui règnent dans la décharge constituent un terrain propice au développement de la machine. »286.

User d'objets de récupération est comme user d'une source destructrice, il s'agit de détruire les habitudes de réception artistiques, les attentes formelles bien ancrées. C'est une destruction, mais c'est une création aussi, celle de nouvelles formes, de nouveaux modes de réceptions. Le principe d'opposition, de contradiction, de provocation est à l'origine d'une dynamique. Il apparaît dans cette optique une contradiction, dans le sens de l'opposition, comme un attentat contre l'ordre établi.

284 Tinguely, in Jacques Michel, « Un mécanisme de l'absurde », Le Monde, 23 juin 1967.

285 Par P. Hulten, « Jean Tinguely : l’œuvre d'art comme attentat », dans Les Nouvelles Littéraires, Paris, 18 novembre 1974. p.13.

286 Bily Klüver, La Garden Party, in Pontus Hulten, Tinguely, Paris, Centre Georges Pompidou, 1988. p. 74.

3) Les machines auto-destructrices de Jean Tinguely, un attentat