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III. Machines créatrices : mécanismes et usages 1) Machines à dessiner et à peindre

4) Réception de l’œuvre

« Chacune des nouvelles inflexions de la pensée de Tinguely, chacune de ses œuvres est porteuse de nouveaux facteurs d'émerveillement. C'est d'abord parce que chacune de ses sculptures est le témoignage de son énergie créatrice et de la viabilité fondamentale de ses opinions. »196.

La dynamique tinguelienne tient pour beaucoup à l'ambivalence de ce qu'elle produit : plaisir, joie, émerveillement, sentiments d'horreur ou de cruauté. Les interprétations sont nombreuses face à une méta-machine tinguelienne qui dépasse et enveloppe le concept de machine. La défaillance apparaît alors comme la paradoxale condition de possibilité de créativité de l'homme. Le plaisir du spectateur, son émerveillement et la joie ressentis au contact de son art sont primordiaux pour Jean Tinguely. L'artiste considère le plaisir éprouvé comme seul critère recevable quant à l'émission d'un jugement concernant la réception de sa production. Il n'accorde pas de crédit aux jugements de valeurs qui seraient le fruit d'une culture « élitiste ».

En cela, il se place dans un état d'esprit dadaïste, en dehors des critères de bon ou de mauvais goûts. Il recherche une communication sensible avec le spectateur, en dehors d'un questionnement de la qualité même de ce que doit être ou ne doit pas être une œuvre d'art.

L'aspect décoratif de sa sculpture sert principalement à l'accroche du spectateur par la séduction, par le plaisir éprouvé. Il sait s'en servir et il sait pourquoi il s'en sert. Ses témoignages sont nombreux à ce propos :

« Les sculptures dans l'eau facilitent l'approche, l'eau c'est séduisant » ;

« L'absurdité est bien emballée, le non-sens est bien emballé dans la fontaine Stravinsky […] aspect décoratif pour plaire aux gosses. »197.

« L'étalon mesure de tout ça c'est à la base les enfants. […] C'est très simple l'approche se fait très facilement. »198.

196 François Pluchart, « Le siècle de Tinguely » in Combat du 24 mai 1971.

197 Entretien avec Bernard Blistène, enregistrement audio conservé à la bibliothèque Kandinsky, Centre Georges Pompidou, (BS 259).

198 Le rêve de Jean, une histoire du cyclope de Jean Tinguely. Réalisation Louise Faure et Anne Julien. Quatre à Quatre films, 2005.

Pour séduire, distraire, amuser, les apparences plaisantes, seules, ne sont pas les seules mises en œuvre par l'artiste. Un glissement s'opère lors de l'expérience artistique tinguelienne. Par exemple, si Rotozaza I est la machine de la bonne humeur et du jeu parce que le spectateur est invité à participer à jouer au ballon avec elle, que ce qu'elle représente se situe entre la joie et la création (Tinguely parle de l'éjaculation des ballons), Rotozaza I est tout le contraire de ses consœurs. Rotozaza II est une destructrice froide. Comme toutes les sculptures événements, cette œuvre voit le jour pour une occasion bien particulière, ici à l'instigation de Willem Sandberg. L'artiste est invité à concevoir une sculpture pour illustrer un congrès de futurologie : Vision 67 : Survie et croissance. Il s'agit du « deuxième congrès mondial sur les communications dans un monde en transformation » qui a lieu au Loeb Student Center (Washington Square) à New York, le 19 octobre 1967. Jean Tinguely crée un véritable spectacle qui s'adresse à tous les sens. Une chaîne de montage achemine des bouteilles de bière vers une énorme masse qui les fracasse impitoyablement. Les giclées de boissons et éclats de verre traversant la scène sont fréquents. La machine est accompagnée d'un Chinois âgé à longue barbe blanche qui ramasse systématiquement et sans émotion apparente, les morceaux à l'aide d'une pelle et d'un balai, pour les jeter dans une poubelle. Il est accompagné d'une chanteuse (Clarice Rivers) vêtue d'une robe rouge et bleue. Les paroles de la chanson qu'elle interprète sont révélatrices de l'ambiance générale qui règne dans la salle : « Trop de vidéo, téléphones, trop de voitures, trop de cigares, trop de fusils, trop de tout ». Le message de Tinguely paraît clairement dénoncer une fatigue éprouvée face à cette société de surproduction. Pour Tinguely, produire pour vendre et consommer ne peut pas être une fin en soi et finira par tuer toute spiritualité chez les êtres humains. Pour lui la surabondance matérielle met en péril la société, en rendant les gens de moins en moins capables de réflexion, de création. Elle ne peut pas servir d'unique moyen de communication. Mais l'artiste use des clichés issus de l'industrie cinématographique pour faire passer ce message.

Les personnes sont des acteurs et prennent l'apparence de personnages archétypaux. Le Rotozaza II est une sculpture destructrice de biens matériels faite également dans le but d'amener les spectateurs à réfléchir sur la voie de garage où semblent nous mener nos sociétés super-mécanisées. Tinguely fait toujours appel à la destruction dans une optique positive : le choc que provoque ce genre d'action doit être salutaire aux humains. Cette œuvre prouve, comme beaucoup d'autres, que Tinguely possède une fantastique capacité à appréhender puis à « traduire » une situation donnée. Ses machines pétaradantes, ostentatoires, les formes

échevelées, ne sont donc pas uniquement des prétextes à la prise de plaisir gratuit. Même si ses sculptures ont souvent été appréciées pour leur caractère festif et carnavalesque, que les spectateurs ont éprouvé à leur contact de la joie (ce dont témoignent les nombreux clichés photographiques des démonstrations publiques et des spectacles de rue que l'artiste organisait), Tinguely accentue l'aspect tragique de cette dépense. L’énergie mise en jeu, la prouesse technique, servent à communiquer du plaisir certes, mais si l'on pense au contexte dans lequel cela est présenté, il est évident que les intentions d'un tel spectacle apparaissent comme étant ambivalentes. Nous ne pouvons pas passer à côté du caractère grotesque exacerbé d'une telle production ainsi mise en scène. Derrière la monstration de la vie dynamisée par le mouvement, derrière l'euphorie de l'action, se cache la dénonciation du caractère tragique et absurde de ces dépenses jugées inutiles dans cette société de consommation. Le texte intitulé Pour la statique, écrit à l'occasion de son exposition personnelle à la galerie Schmela de Düsseldorf en 1959 et imprimé sur 150 000 tracts qui furent tous lancés d'un avion, offre un bel exemple de cette saisie du présent que propose Jean Tinguely. L'artiste, dans un court texte au caractère quasi militaire, dénonce les valeurs traditionnelles et se moque de ses détracteurs, puis invite à vivre « dans et sur le temps […]

Pour une réalité belle et totale ». Mais dans un entretien avec Charles Goerg et Rainer Michael Mason, Jean Tinguely admet le caractère éminemment ambivalent de sa démarche :

« L'absurdité totale, le côté dingue, auto-destructif, répétitif, le côté jeu, sisyphien des machines qui sont coincées dans leur va-et-vient ; je me sens assez valablement faire partie de cette société. Disons : mon travail en donne un commentaire salé, satirique, dans lequel entre beaucoup d'équivoque. »199.

Cette description décrit de manière très pertinente son travail. Jean Tinguely fait preuve d'une lucidité admirable lorsqu'il décrit le fonctionnement de ses machines. Il admet volontiers que celles-ci ne sont en rien les simples jouets inoffensifs de nombreuses fois décrits par la critique.

La méta-machine tinguelienne possède une identité complexe et fragmentaire. Elle soumet le spectateur à l'alternance et à la nature hétérogène de son propre point de vue. Car, en tentant de déchiffrer ses mécanismes, nous sommes face à nos doutes, hésitants. Ses mouvements, ses

199 Jean Tinguely in extrait d'une interview de Jean Tinguely recueillie par Charles Goerg et Rainer Michael Mason en juin 1976 in Charles Goerg, Rainer Michael Mason (commissaires), Jean Tinguely, dessins et gravures pour les sculptures, catalogue d'exposition du 25 juin au 3 octobre 1976 au cabinet des Estampes du musée d'Art et d'Histoire de Genève, Genève, 1976.

oscillations, ses balancements, qu'ils soient continus et saccadés, interminables ou non, interrogent sur les fonctions de l'art, sur notre existence même. Les machines tingueliennes nous font vivre l'indicible, tout en nous rappelant que nous ne pouvons totalement comprendre ou appréhender ce qui a lieu.