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IV. La machine comme système de pensée 1) La machine pour penser le vivant

4) Une mécanique du rire ?

Jean Tinguely « fabrique » donc des idées et adore l'humour qui naît des contrastes, des paradoxes. L'artiste oppose au seul plaisir rétinien et à la seule jouissance du faire, l'aridité de cette « fabrique d'idée », une construction intellectuelle dont la mise en image doit quand même déclencher le rire.

« Cette forme de réaction, le rire, je teste ça. Là, j'étais bien décidé à faire rire le paysan, le prolo ou le profane qui généralement n'a pas d'idée sur l'art. Je voulais bien placé ça devant lui, je voulais bien qu'il soit un peu devant une situation équivoque. Son rire sera pour moi un degré d'indication du degré de réussite de certaines parties de la machine.

Sa beauté en tant que sculpture, ça c'est mon affaire. Mais en ce qui concerne la réaction collective vis-à-vis du problème machine inutile, machine qui ne fait rien, qui est placée au fond comme une sculpture, là je crois que ce rire qui j'espère sera provoqué, sera une forme de gène et d'hésitation et ce sera un peu comparable à certaines scènes que Chaplin réussit souvent à créer qui faisaient éclater le public de rire et en réalité derrière ce rire il y a une peine, une réaction, presque une défaillance de réaction et le rire était la seule forme de réaction qui était encore possible.

[…] Peut-être que certains spectateurs ne savent pas pourquoi ils rient mais ça n'a peut-être pas d'importance.

[…] Non, pas d'importance, parfait, pas besoin de s'en rendre compte mais leur rire sera certainement un facteur, une forme de réaction que moi j'apprécierai beaucoup. »253.

« Après Eurêka j'ai continué à faire mon apprentissage de technicien, juste pour pouvoir m'exprimer… afin de fabriquer mes idées, je cherchais toujours certains aspects dont j'avais besoin. Il fallait que je donne une certaine forme et que ça devienne quand même à la fin une clownerie. »254.

253 « Jean Tinguely à l'expo 64 », Carrefour, RTS – Radio Télévision Suisse, 24 février 1964.

254 Tinguely in Parole d'artiste. Cabinet des estampes ; musée d'art et d'histoire de Genève. Exposition dessins et gravures pour les sculptures, 25 juin 1976. pp.11-13. « Le métier ne sert à rien, il faut du délire » Tinguely in

Ces lignes sont révélatrices de la démarche tinguelienne, d'une hiérarchie d'objectifs comme de l'élaboration d'une stratégie. Sa démarche à moins à voir avec la gratuité qu'avec l'exigence de communicabilité. Souvent, Tinguely choisit d'exploiter son talent dans le cadre des actualités contemporaines. Et la plupart du temps, il tire parti des glissements et des retournements possibles de plusieurs situations, de plusieurs lectures. Ainsi, pour être comprise, la caricature s'appuie sur une trame de faits susceptibles d'être reconnus, de ces faits qui, selon les publics espérés, défrayent la grande presse ou un cercle plus restreint. Et ces faits, ne cessent de jalonner le déroulement de l'œuvre, lui insufflant cette structure de discours en forme de chronique illustrée. « Le rire a besoin d'écho, il doit répondre à certaines exigences de la vie en commun[…] il doit voir une signification sociale », disait Bergson255. Cette signification sociale légitime la marge de réserve que l'artiste insère entre le relevé du fait qu'il met en exergue et l'inscription de ses propres sentiments, opérant par là une dissociation entre sa personne et sa production. Une exposition ayant eu lieu en 1965, au musée des Arts Décoratifs de Paris, met en évidence de quelle prudence s'accompagne cette recherche du clownesque et combien peut être froide la lame que forge le rire. L'exposition réunissait des œuvres de César, de Roël d'Haesse et de Tinguely. Non loin d'ébouriffantes Baloubas de la période 1960-1963, se tenait une sculpture de 1961 dédiée à la mémoire du leader noir assassiné : À Lumumba, réalisée l'année même du drame. Il s'agit d'une œuvre torturée, une asse crispée dont surgissent une semelle et des mains méconnaissables256. Comme rarement, Tinguely laisse une grande place à l'expression de sa subjectivité dans cette sculpture. Il traduit dans le bronze l'intensité du chagrin et de l'horreur qu'il a ressenties à l'annonce de la tragédie. Touche après touche, il a façonné un plâtre qui rappelle les conditions sordides d'une exécution relevant du crime d'état. Les Baloubas ne racontent pas l'Afrique et ne la valorise pas et, tout comme les autres pièces de l'exposition, elles n'expriment pas un tel engagement politique. Les Baloubas, font rire de ce rire « toujours un peu humiliant pour celui qui en est l'objet et qui exige pour produire tout son effet quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur »257. De même que pour les contemporains de la grande quête de liberté qui s'ouvre à cette époque en Afrique, les Baloubas, tout comme Vive la liberté ou Totem. Et c'est une vision tendancieuse, faite de raccourcis et de clichés que nous propose Tinguely. Une vision qui assimile les africains à des pantins articulés gigotant

« Des sculptures qui grincent », Otto Hahn, L'Express, 31 mai – 6 juin 1971.

255 Henri Bergson, Le rire, essai sur la signification du comique, PUF, 1978 (1940), pp.4-6.

256 Michel Conil-Lacoste, « Dissonances à trois », in Le Monde, 17 septembre 1965.

257 Henri Bergson, Le rire, essai sur la signification du comique, op. cit., p.108.

comiquement sur des sonorités féroces et criardes. Il y a dans ces pièces un jeu sur l'image des ragtimes, ces contorsions humiliantes imposées aux danseurs noirs par les blancs américains au début du siècle. Tinguely ne dénonce-t-il pas à ce moment là, la bêtise des clichés et des aprioris ? Le rapprochement fortuit d'œuvres exposées au musée des arts décoratifs donne la mesure de l'ambiguïté des créations tingueliennes. Les Baloubas brossent à grands traits de généralités, un portrait de caractère dont le sens ne se laisse entrevoir qu'au terme d'une succession de tableaux sonores et cinétiques proches du jeu théâtral où l'œuvre n'est saisie que dans sa performance. L'astuce du titre tinguelien est alors de plaquer une certaine idée de l'humain sur des mouvements mécaniques et saccadés, volontairement exagérés, que l'on peut associer à des spasmes. C'est un subterfuge de comédie classique et auquel Charlie Chaplin a eu largement recours. Mais dans les années soixante, cette image est anachronique et tout à fait étonnante. Et le gouvernement français de l'époque s'honorait de compter dans ces rangs et à l'intérieur des universités, des sages et des poètes de la qualité d'Houphouet Boigny et de Léopold Senghor. L'image de l'africain que nous montre Tinguely est davantage révélatrice de l'état d'esprit d'un courant d'opinion qu'elle ne décrit la réalité de l'objet ou du personnage désigné. Il s'agit en ce sens d'une parodie, d'un cliché. Dans son essai sur le rire, Bergson affirme que « l'art vise toujours l'individuel […] tandis que la comédie est une observation extérieure qui s'exerce sur les autres et par là prendra un caractère de généralité »258. L'art tinguelien relève de ces deux caractéristiques. La critique reconnaît très largement la part humoristique de l’œuvre tinguelienne. L'artiste affirme jouer de l'humour mais le rire n'est pas l'objectif qu'il vise :

« Georges Kleinmann : On ne vous a jamais traité de farceur ?

Jean Tinguely : Si, avec juste raison d'ailleurs. Parce que j'aime bien travailler avec l'élément de la farce. C'est un facteur avec lequel on arrive à décontracter les gens et qui me paraît parfaitement utilisable.

G. K. : Et vous aimez décontracter les gens ?

J. T. : Oui, pour avoir la possibilité disons en quelque sorte de pouvoir augmenter l'intensification de la communication. Pour augmenter aussi l'intensité du rapport

258 Henri Bergson, Le rire, essai sur la signification du comique, op. cit., p.121.

entre l'objet d'art et disons le spectateur-contemplateur.

G. K. : L'éclat de rire ne peut pas être une barrière ?

J. T. : Il l'est souvent oui. C'est même un phénomène d'autodéfense pour celui qui rit aux éclats. Mais je pense en général que c'est de toute façon un contact. Alors à ce moment là c'est bon. C'est bon dans ces rapports que je veux changer, modifier.

Ces rapports que j'essaie d'amplifier.

G. K. : Vous cherchez délibérément à faire rire ?

J. T. : Non, ce que je cherche c'est autre chose. Souvent en même temps ça fait rire. Mais ce que je cherche surtout c'est un mélange de réaction chez le spectateur qui peut aussi bien être un sentiment d'inquiétude, un sentiment d'être devant une chose absurde, de parfois aussi une réaction très simple qu'on peut avoir devant un film de Chaplin ou de Harold Lloyd. Ce sont des sensations que je considère comme très importantes. »259.

« Georges Kleinmann : Certaines de vos sculptures sont parfois très inquiétantes.

Jean Tinguely : En même temps oui, mais elles font rire les uns, inquiètent les autres. Ça les réactions sont alors individuelles. On a pensé que la machine à dessiner était une grande farce. En même temps c'est une recherche très sérieuse de ma part. Il y avait un côté farce dedans, c'était un côté voulu et en même temps j'aimais bien ça. Alors je ne pouvais pas être sérieux si on me traitait de farceur.

C'était pour moi une chose très réelle et très bien. C'était sérieux. »260.

L'art tinguelien ne peut être réduit à un reflet passif de la réalité, à un instrument de distinction de classe ou encore à celui d'un rôle idéologique de légitimation sociale, comme le fait Bourdieu dans La Distinction. D'après Bourdieu, la principale fonction de l’art est d’ordre social, la pratique culturelle sert à différencier les classes et les fractions de classes, à justifier la domination des uns par les autres. Même si pour Tinguely, comme pour Marx, l'art fait partie de l'idéologie et a à voir avec la structure sociale : « La religion, la famille, l’État, le

259 Personnalités Suisses, Georges Kleinmann & Jean-Jacques Lagrange, Schweizer Fernsehen, Dokumentation

& Archive, 15 novembre 1962.

260 Idem.

droit, la morale, la science, l’art, etc. ne sont que des modes particuliers de la production et tombent sous sa loi générale. »261. Mais même si l'art tinguelien parle de l'actualité de son temps (dont il est l'expression) au sens littéral comme au sens métaphorique, il met en mouvement quelque chose d'intemporel. Et en même temps, l'aspect miteux des premiers reliefs cinétiques de Tinguely leur confère un caractère de plaisanterie, de gag262.

« Il fallait qu'une machine à dessiner soit chouette, rigolo, que le gosse qui joue avec elle n'ait à aucun moment le problème qu'il s'agisse ou non d'une œuvre d'art.

Et quand elle bougeait, je l'aimais bien, arrivée à un certain degré de vitesse où tout devenait ridicule, et que c'était du burlesque. ».263

Comment l'artiste provoque-t-il le rire ? Les principes d'imitation et de transgression sont cruciaux. Mais tout le monde ne rit pas de la même chose au contact de ces machines-sculptures et l'œuvre n'est pas définie comme telle par son créateur, elle le devient aussi par la société qui la reconnaît en tant que telle. Il y a une part d'imprévisibilité de l'effet comique et une impossibilité d'établir des règles universellement établies qui seraient à l'origine de ce processus somme toute relatif à l'esprit et à la sensibilité, individuels, avec lesquels le dialogue se met en place et qui est à l'origine d'un sentiment comique personnel. Pourtant, il est possible d'affirmer que les machines-sculptures tingueliennes sont drôles d'une manière générale et la critique leur a presque toujours reconnu cette qualité. Cet esprit comique que nous leur prêtons est basé pour une grande part sur l'imitation qui joue des excès et des surenchères de la déformation ou se lit dans une représentation des contraires. Chaque œuvre tinguelienne doit se saisir dans le cinétisme sonore de sa performance (associé à des « gestes » quand elle est anthropomorphique) qu'éclaire la force du titre. Un titre qui, étroitement accolé à la production graphique et sonore, recrée l'image d'un fait, d'un lieu ou d'un personnage, connus en partant d'éléments à la fois signifiants et expressifs. D'une point de vue général encore, nous pouvons constater que les procédés du rire tinguelien sont variés. Certains sont élémentaires comme la mise en place d'une liaison de sens burlesque entre l'assonance de titres comme Bing-Bing, la Cloche, Zing-Zing, Radio-sculpture ou Klamauk et les caractéristiques sonores des objets. Il s'agit dans ce cas d'un processus d'imitation stricte, et non d'une suggestion ou d'une transposition. Ces titres usent d'une répétition rudimentaire

261 Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Éditions Sociales, trad. Émile Bottigelli, 1969, p.88.

262 Tinguely – Ein film von Thomas Thümena, Hugofilm, Frenetic Film, Moviemento, 2011.

263 Jean-Pierre Keller, Tinguely et le Mystère de la roue manquante, Ed. Zoe, 1992, p.98.

comme d'autres machines – à peindre, à graver, à casser ou à disséquer – redoublent la perception du « geste » qu'elles exécutent.

Le rapprochement d'un titre et d'une sculpture condense le rapport du spectateur à l'objet. Il opère alors une réduction brutale de la profondeur du champ dialectique habituelle. C'est-à-dire, qu'en s'éloignant de la recherche de repère de compréhension ou d'évaluation du caractère de « ressemblance », d'un jugement qui serait traditionnellement basé sur la ressemblance de la sculpture et du spectacle représenté de manière dialectique, mais au contraire en usant de l'allitération, Tinguely répète, redouble ce que le signifié représente. Il lie phoniquement et sémantiquement des qualités ou caractéristiques tenant du propos afin d'en renforcer la teneur ou la portée sur le spectateur. D'autres conjonctions jouent des incongruités malsonnantes d'une panoplie de guerrier ou de rockers placées dans l'espace

« vénérable » du musée. Des titres comme Revolver, Char ou Canon, Honda, Suzuki et autres Fraiseuses chargent les objets de dérision, voire d'une certaine violence qui ne peut alors se résoudre que dans la plaisanterie.

Ainsi, la réception humoristique des sculptures-machines tingueliennes tient du fait qu'elles s’insèrent volontairement mal dans le contexte choisi. Il s'agit donc d'un comique de l'espace qui vient perturber les relations du spectateur aux objets et au monde extérieur. La marque d'irrespect dont témoigne le Grand Charles provoque un facile sourire qui s'épanouit d'autant plus à la lecture de projets provocateurs sortis d'un catalogue d'exposition contenu dans une mallette en forme de cartable d'écolier. Les machines à déchirer les robes et les chapeaux, les machines à casser des services à thé ou à s'enterrer dans le sous-sol d'un musée, provoquent des rêves de complicités enfantines et d'actions défendues. Ils ouvrent sur un comique de montage qui bientôt, « transforme la réalité, en une simple représentation de l'imaginaire »264. Le comique tinguelien peut aussi être le fruit d'une recherche plus élaborée. C'est le cas avec les Baloubas ou Pop, Hop und Op qui invoquent quelques souvenirs enfouis au fond des mémoires collectives ou individuelles. En associant des fragments d'images et de sonorités connus du spectateur avec la justesse du décalage qui lui est propre, Jean Tinguely fait surgir le comique. Ainsi, le seul rapprochement entre un titre comme Balouba et les mouvements spasmodiques d'une sculpture faite d'objets de récupération hétéroclites évoque une transe sur une mélopée africaine complètement exagérée. De même, une suite d'injonctions apparaissant à première vue comme peu rationnelles que peuvent l'être entre-elles Pop, Hop, Op et un

264 Bertold Brecht, Sur le réalisme, écrits sur la littérature et l'art, Ed. L’Arche, 1970.

article alémanique Und induisent une apparence d'unicité évidente, une unité de sens qui s'inspire des intonations et de la rythmique anglaise. Circule alors dans ce titre quelques réminiscences du grand succès américain de 1954 de Bill Harley : « Rock around the clock », qui fut sur toutes les lèvres de la jeunesse occidentale au cours des années soixante. De par sa virtuosité à unir de telles dissemblances, le titre tinguelien provoque une sorte de télescopage entre le sensoriel et l'intellect qui se surprend, malgré lui, à trouver du sens dans un non-sens apparent. De l'absurdité de la situation surgit le rire, surgit le gag. L'esprit sensible de Tinguely joue avec pertinence et lucidité sur la polysémie, la multitude d'interprétations possible d'un même énoncé. Dépassant de loin la simple opération de montage, il opère une description par détournement de la raison en une sorte de « vérité transformée par l'imagination créatrice en un équivalent poétique »265. Un grand nombre de ses œuvres jouent de cette technique du collage de deux chroniques relevant de registres différents. L'une sert de cadre géographique ou social à quelque mise en évidence d'une situation artistique vécue personnellement par l'artiste, ce fut le cas pour Pop, Hop und Op, mais d'autres titres sont des emprunts directs à des œuvres déjà existantes. Des titres comme Revolver, Isidore, La roue, Mes roues, La fontaine d'Etienne, Dylaby, Totem II ou la Tour répètent Moteur I (un sèche-cheveux en forme de revolver, 1960) de César, L'énigme d'Isidore Ducasse de Man Ray (d'après le texte de Lautréamont, 1920), les ready made de Duchamp La roue de bicyclette, 1913 et la Fontaine, (1915), le Dylaby de Rauschenberg exposé chez Sonnabend, comme Totem I de Pollock (1944) et Totem de Max Ernst ou les tours de Calder, La tour bifurquée comme la tour blindée de 1954.