• Aucun résultat trouvé

V. Machines destructrices 1) Une mise à distance

6) Études pour une fin du monde

Étude pour une fin du monde, sculpture monstre autodestructrice-dynamique et agressive est la deuxième machine autodestructrice de Tinguely. Elle est commandée par le Louisiana Museum de Humlebaeck, près de Copenhague et se compose d'un groupe de cinq grandes figures et de formes plus petites. La plupart des éléments (ferraille, plâtre, dynamite, feux d'artifice) sont peints en blanc et enveloppés dans du papier d'aluminium. À la tombée de la nuit, le 22 septembre 1961, Tinguely met en marche ses sculptures devant un vaste public, venu de Copenhague et de la banlieue résidentielle, ainsi que le premier ministre danois. Le spectacle est étonnant. Les fusées brûlent et explosent dans le ciel, un cheval à bascule se balance sauvagement, une poussette pour poupées se détache de la sculpture, l'astronaute Youri Gagarine, représenté par un pantin cassé, fait une culbute dans l'espace. Pour finir, le drapeau français, accroché à un parachute, descend lentement vers le sol. Les déflagrations sont d'une violence telle que les vêtements des spectateurs sont soufflés par les explosions.

Au-dessus de leurs têtes, les fusées passent en émettant un puissant sifflement. Le plâtrage des explosifs augmentent l'efficacité et le résultat s'avère impressionnant325.

D'après Pontus Hulten326, au début des années soixante, la Suède était un foyer de rationalité parce que les ingénieurs jouaient un rôle important et que peu de suédois contestaient la suprématie du progrès technologique. Le fait que Tinguely eut tourné en dérision les machines et les eut privées de leur fonction pratique, provoqua à la fois un dérangement mais aussi un certain amusement. Car cette manifestation transformait la solennité, qui a longtemps dominé

324 Liliane Blum-Touraine, De la logique symbolique de la Fasnacht aux machineries de Jean Tinguely, thèse de doctorat en histoire de l'art, Université de Paris 8, sous la direction de Franck Popper, 1982, p.34.

325 Pontus Hulten, Tinguely, Paris, Centre Georges Pompidou, 1988. p.98.

326 Ibid., p.97.

la scène artistique, pour laisser place à un art gai, amusant et inquiétant à la fois. Néanmoins, lors de la performance, des pigeons furent tués et Tinguely fut condamné à deux mois de prison avec sursis ainsi qu'à 800 francs d'amende.

En 1962, Tinguely se rend compte que des actions comme Hommage à New York ou Étude pour une fin du monde peuvent mener à une impasse car ces moyens d'expression risquent de dissimuler le véritable problème, à savoir l'impossibilité de saisir l'insaisissable. Il décide, malgré tout, de produire une autre sculpture spectacle autodestructrice, et ceci aux États Unis, à cette époque, centre de l'art moderne. Tinguely se rend en Californie en février 1962. C'est début février que la NBC sollicite l'artiste qui exposait alors à la Everett Ellin Gallery de Los Angeles. La chaîne lui demande de préparer un happening pour le programme de télévision David Brinkley's journal. Tinguely décide alors de créer une nouvelle vision apocalyptique : Étude pour une fin du monde n°2. Sa tentative au Louisiana Museum lui a donné envie d'utiliser des feux d'artifice et des explosifs puissants. Ce genre de projet exclut, a priori, un public traditionnel. C'est donc la télévision qui diffusera les images de l'événement. Les spectateurs pourront-ils assister, en toute sécurité, aux explosions les plus terribles et les plus extraordinaires ? Il est libre de choisir son lieu et la chaîne finance le projet. Le sculpteur pense immédiatement au désert du Névada – où se sont déroulés les premiers essais nucléaires –, et plus particulièrement au lac salé asséché, situé à 40 km de Las Vegas – une ville bâtie par les gangsters à la fin des années quarante, dont la principale source de revenus repose sur les jeux de hasard –. Elle convient parfaitement aux intentions de Tinguely et à son amour de l'absurde et du risque.

« Quinze ans auparavant on a fait exploser une bombe atomique qui est plus qu'un symbole de la fin du monde. À la même époque se tenait une conférence du désarmement à Genève qui conférait mais ne désarmait pas. »327.

Il construit les différentes pièces de l'Opéra-Burlesque-Dramatique-Big-Thing-Sculpture-Boum, dans le parking de l'hôtel Flamingo. Il dispose ensuite tous ses éléments sur le lieu de l'événement, en une ligne horizontale étirée, afin de mieux respecter la planéité désertique, incompatible avec les constructions en hauteur : le moindre mégot y assume des proportions monumentales, d'après lui. Le Nevada réunit les conditions matérielles du désert, car l'espace est à la fois vaste en hauteur et en profondeur. Répondant au paysage environnant, les

327 Personnalités Suisses, Georges Kleinmann & Jean-Jacques Lagrange, Schweizer Fernsehen, Dokumentation

& Archive, 15 novembre 1962.

éléments de l'installation sont posés à même le sol et s'échelonnent sur une totale horizontalité. Tout doit fonctionner sur une séquence de mises à feu successives programmées sur deux heures. Tinguely achète plusieurs centaines de kilogrammes d'explosif, et le 21 mars, en fin de journée, il met le feu aux différentes parties de l'Étude pour une fin du monde n°2.

Un chariot à provision plein de paquets de lessive et autres produits de consommation, actionné par un câble, s'écrase sur un butoir, avant la spectaculaire explosion d'un frigidaire suspendu à un mât et rempli de plumes. Mais le seul générateur diesel ne suffit pas à fournir l'énergie nécessaire aux allumages et aux caméras. Il faut choisir. Les électriciens soutiennent Tinguely. Les caméras ne peuvent donc filmer tous les épisodes. Le spectacle dure une demi-heure environ. Conservant l'ambivalence habituelle de l'événement ironique et joyeux, l'artiste dira : « On ne peut tout de même pas s'attendre à ce qu'une fin du monde arrive comme on l'avait imaginée ». Il pense que, quel que soit notre degré de civilisation, la part du hasard reste active. Pour lui le hasard est un matériau au même titre que les autres, et il ne cesse de s'en servir, de compter sur lui. Ici, l'emploi du hasard entre dans la composition de la représentation d'un événement difficilement concevable. En développant une idée à première vue absurde, il a réussi à ridiculiser les valeurs conventionnelles et à susciter des doutes sur une civilisation jugée arrogante et sur sa technologie. Pour permettre aux machines de s'autodétruire, il s'est servi des moyens les plus violents et les plus brutaux, et a remporté ainsi une victoire sur la violence et la brutalité du monde ; c'est un événement doublement ironique, puisqu'il se situe dans le domaine de l'art.

Un des journalistes présents, Herm Lewis, conclut son article sur le happening de Tinguely en ces termes :

« En réalité, nous n'avions pas prévu que les erreurs commises auraient permis à Jean de faire partie intégrante de sa création. Lorsqu'une charge de dynamite n'arrivait pas exploser, il se précipitait dans la fumée et les flammes pour la faire sauter lui-même. Plus tard, une fois le danger passé, il est retourné parmi les débris fumants et il en a sorti un moteur encore utilisable. Certains spectateurs ont vu dans ce geste le signe qu'on arrivera pas à détruire complètement le monde : l'homme renaîtra de ses cendres et, emportant sous le bras un objet sauvé, il repartira de zéro. »328.

Autre happening, Toro del fuego est un événement organisé par Marcel Duchamp en l'honneur

328 Pontus Hulten, Tinguely, Paris, Centre Georges Pompidou, 1988. p.119.

de Salvador Dali à Figueras en 1962. Tinguely réalisera, à cette occasion, un taureau de feu doré, autodestructeur, de 280 cm bourré de pétards. Les fusées provoquaient des nuages de fumée et déclenchèrent une explosion finale qui dura trois minutes. Les machines de Tinguely ne sont pas seulement des caricatures de l'homme, elles sont aussi des caricatures de la vie, et du monde. La fin du monde qu'il avait imaginée dans le désert, spectacle que seul le film pouvait enregistrer, un peu comme une explosion atomique, est le message de Tinguely.

Derrière tous ces rires communicatifs, cette agitation, ce burlesque, cette vulgarité, il y a une grande amertume. Cette ambivalence est au cœur même de sa démarche329.

Jean Tinguely cherche une solution à la fixité, en créant des œuvres en mouvement. Mais le contexte d'exposition apparaît rapidement aux yeux de l'artiste comme un danger de stabilisation. C'est ce qu'il appelle le danger de la « muséification ». Celui-ci, d'après le sculpteur, est un moyen d'absorption, d'amenuisement, voire d'anéantissement de la charge provocatrice de l'art. Le danger est alors celui d’ôter le caractère poétique des propositions, ainsi que les possibilités de questionnements face à l'incongruité de la présence inhabituelle de tels objets au sein de ce contexte codifié. Tinguely craint la fétichisation de son travail (et de celui des autres « poètes » comme il s'emploie à appeler les artistes), la catégorisation, en tant que celles-ci lui semblent être des dispositifs stabilisateurs, annihilateurs de poésie, destructeurs de l'expérience du doute et du questionnement.

« Vous voyez on est officialisé. Finalement on sait ce qu'il se passe. Tout le dispositif de la société… je ne veux pas dire tout le dispositif de la société mais dans la société il y a des dispositifs qui sont par exemple là pour absorber certaines tendances ou certaines activités de l'homme. Par exemple pour le voleur il y a les prisons et pour les artistes, on les fout dans les musées. On arrive presque à les immobiliser. Je crois qu'on arrive à tuer la vie dans l'art, en quelque sorte, à désamorcer la poésie, en la déclarant art, en la piédestalifiant et en la muséifiant.

Alors vous voyez que l'on ne peut pas beaucoup là-dedans n'est-ce pas. »330.

Afin d'échapper à la catégorisation, à la rationalisation muséale, Jean Tinguely la met en tension, la provoque, tente de la forcer au mouvement. C'est par exemple en imposant une

329 Jean-Jacques Lesveque, « Tinguely : folles machines caricatures de l'homme », in Nouvelles Littéraires, 25 juin 1971.

330 Tinguely – Ein film von Thomas Thümena, Hugofilm, Frenetic Film, Moviemento, 2011.

« anarchie totale »331 dans la présentation de ses machines, qu'il essaie de « fasciner »332 le public, lors de sa première rétrospective en Suisse, au début des années 1980 (170 000 visiteurs sont venus en sept semaines). Le commissaire en charge de l'exposition témoigne du fait que « rien ne se passait comme prévu », qu'il y avait un « bruit infernal », un « bruit d'enfer », car l'artiste avait tenu à ce que toutes les machines fonctionnent en même temps et en permanence.

Au terme de cette première partie, il apparaît que, chez Tinguely, l'esprit de subversion, de renversement des conventions communément admises, est l'héritage des futuristes, constructivistes et dadaïstes. Nous avons vu que, dès le départ, l'artiste s'oriente vers le cinétisme, intègre le mouvement, dans sa production, pour échapper à la fixité et que, la contradiction, la mécanique et la métamorphose sont bien des principes dont use l'artiste pour leur pouvoir générateur.

Son œuvre apparaît à la fois comme une mise en espace de la contradiction et, également, comme le résultat du contradictoire, en tant qu'il la constitue.

Nous avons mis en évidence que Tinguely, d'une part, se sert des moyens de la caricature, de la parodie, de la synthétisation et du raccourci, mais que, d'autre part, il n'y a pas, dans sa sculpture, d'unité du symbole, ni d'univocité.

Il est apparu que l'artiste rejette la symbolique au profit des qualités plastiques des matériaux ou objets employés, et, tout à la fois, que l'artiste fait usage de mécanismes machiniques pour rendre intelligibles les métamorphoses et processus de la vie, souvent, en se servant de l'analogie.

Une contradiction majeure est apparue, ici, dans le fait que le sculpteur semble tendre vers une sacralisation de l'art, qu'il oppose aux autres activités humaines, considérées comme intrinsèquement aliénées, alors que Tinguely, désacralise l'art, en inscrivant ses œuvres dans le banal, l'utilisation de rebuts et de machines, mais, surtout, en le rapprochant de la vie quotidienne.

L’œuvre tinguelienne apparaît sous des aspects contradictoires : elle est à la fois vitaliste et mécaniste, attachée à une tradition philosophique de l'art et détachée de toute illusion, qu'elle souhaite abolir.

331 Commissaire du Zürich Kunsthaus in Tinguely – Ein film von Thomas Thümena, Hugofilm, Frenetic Film, Moviemento, 2011.

332 Idem.

Aux mécanismes machiniques, la sculpture tinguelienne intègre les effets du hasard, en cela, elle contredit l'usage habituel des machines, supposées précises, et contredit les procédés traditionnels de la création artistique. Cette contradiction génère une réflexion sur les procédés de l'art, et, en cela, la machine tinguelienne (notamment la machine à peindre et à dessiner), est auto-reflexive.

Nous avons vu, également, que l’œuvre de Jean Tinguely interroge les comportements humains : suicide, danse, rire, folie, questionnement existentiel, guerre, etc., et qu'elle est un champ d'expérimentation pour penser le réel, le vivant et l'homme en particulier.

L'art de Jean Tinguely est apparu, à la fois, illusionniste, car il passe par le mime, et anti-illusionniste, car il met au jour les mécanismes qui sont à l'origine de ces illusions, ainsi que leurs fonctionnements.

Nous avons relevé, au sein de la sculpture tinguelienne, de nombreuses contradictions, nées de la co-existence de certains phénomènes. En effet, ces sculptures mettent en évidence, à la fois : le mouvement et la stabilité, la répétition et la métamorphose, le contrôle et le non-contrôle, la continuité et la discontinuité, la stabilité et l'instabilité, le réel et le virtuel, l'éphémère et le définitif, la création et la destruction, un jeu sur les significations potentielles et l'absence de signification, etc.

Le caractère dynamique de l'art tinguelien se trouve, également, dans l'animation des machines par des moteurs, dans le caractère spectaculaire et théâtral de sa sculpture, qui prend souvent l'allure d'évènement, de performance, ce qui en fait, à la fois, un lieu d'expérimentation et un lieu d'illusionnement.

Nous avons démontré que la machine tinguelienne permet de penser l’articulation du théorique et du pratique, en tant que celle-ci intervient, de manière concomitante, dans les réalisations effectives, et comme paradigme d’intelligibilité. La machine tinguelienne semble réflexive, ouverte sur de nombreux champs d'opérativité et déploie un milieu d'expérience qui permet un retour de conscience. En cela, elle ouvre la compréhension du spectateur sur les effets intimes que des dispositifs automatiques peuvent avoir, ainsi que sur la manière dont ces dispositifs participent à la configuration de l'intériorité elle-même.

Nous avons remarqué que Jean Tinguely n'oppose pas ses machines au domaine des fonctions spirituelles (intériorité, religion, art, philosophie), tout en les voyant comme un élément de déshumanisation.

Cette première partie nous a permis de mettre en évidence les multiples formes que revêtent les contradictions dans l’œuvre de Jean Tinguely. Mais, nous voudrions montrer, dans la seconde partie de ce travail, que cette contradiction est utilisée par Tinguely pour son pouvoir générateur, parce qu'elle met en mouvement, que c'est par esprit de contradiction que l'artiste provoque (les institutions culturelles, le milieu de l'art, la passivité du spectateur, la critique, etc.), que le mouvement, entendu par l'artiste, revêt des conceptions variées (mouvement de la matière, mouvement perçu, mouvement de la pensée, etc.), que son art est analytique et qu'il fonctionne sur la base d'un principe du contradictoire lupascien.

Dans cette seconde partie, nous ouvrirons notre analyse aux influences philosophiques et politiques de Tinguely, afin de mettre en évidence que celui-ci avait une conception spéculative de l'art mais que son usage de la contradiction semble s'apparenter davantage à la logique dynamique du contradictoire de Lupasco. Le rapprochement de théories irréconciliables ne sera alors pris que comme l'une des nombreuses contradictions à l’œuvre dans la sculpture tinguelienne, c'est à dire en tant que phénomène actualisé quand son antagoniste est potentialisé et inversement.