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2nde partie : Le dynamisme, la mise en mouvement

VI. Provoquer 1) L'anti-musée 333

4) Pour la statique

De manière équivoque, l'artiste affirme ses prérogatives en mars 1959, dans le ciel de Düsseldorf. D'un avion, Jean Tinguely lance plus de 15.000 tracs sur lesquels il a fait imprimer son manifeste pour la statique :

« Tout bouge, il n'y a pas d'immobilité. Ne vous laissez pas terroriser par des notions de temps périmées. Laissez tomber les minutes, les secondes et les heures.

Arrêtez de résister à la transformation. Soyez dans le temps, soyez stables, avec le mouvement. Pour une stabilité dans le présent. Résistez à la faiblesse apeurée de stopper le mouvement, de pétrifier les instants et de tuer le vivant. Arrêtez-vous de toujours peindre le temps. Laissez tomber la construction des cathédrales et pyramides qui s'écroulent quand même comme des cartes. Respirez profondément. Vivez à présent, vivez dans et sur le temps, pour une réalité belle et totale »399.

399 Jean Tinguely, « Fur Statik » (« Pour la statique »), Catalogue de l'exposition Motion i Vision – Vision in Motion, Hessenhuis Anvers, 1959.

Son texte et son action apparaissent comme un véritable plaidoyer poétique. Avec efficacité, il éveille à « une réalité belle et absolue » et se place contre l'étranglement des valeurs idéalisées, toujours en opposition à l'idée d'un éternel fil chronologique du temps. Jean Tinguely y fait l'éloge d'un présent intense, attentif à l'avenir et au devenir400. Tinguely voue une attention tout entière aux formes de vie sociales modernes et à leurs images mystérieuses.

Son affirmation de l'existence du hasard et du risque est complémentaire de celle du devenir ; il ne s'agit plus simplement d'un devenir, d'un mobilisme universel encadré par des cycles, des lois, mais bien d'un emballement radical, qui disparaît dans un flux incontrôlé de forces et d'énergie immatérielle et vivante, au comportement tour à tour aveuglément mécanique et humain, et tout aussi bien incohérent que chaotique. Le mobilisme et l'énergétique vitale de Tinguely impliquent, à ses yeux, un Devenir fou qui exclut toute Fin des Temps, tout un cycle cosmique présocratique ou orientalisant et, enfin, toute rationalisation positiviste de l'évolution anthropoïde.

Les Probabilités que Tinguely appelle aussi Relief Stabilité, sont une des dernières séries de reliefs se référant ainsi directement au manifeste Für Statik. (Cf. planche 17, Jean Tinguely, Probabilité No. 6 = p, Relief Stabilité, 1959).

Très peu de temps après la diffusion de son texte, Jean Tinguely mène une « conférence » à l'Institute of Contemporary Art (ICA) de Londres401 lors de laquelle il met à l'honneur les idées de son manifeste. Sur une estrade faisant face au public, sont posés une machine parlante ainsi qu'un microphone. Présenté par Jacques Brunius, l'artiste apparaît dans la lumière du projecteur et annonce la conférence à l'aide du microphone. Bruce Lacey, qui s'occupait à l'époque des effets sonores pour le Goon Show, avait fait un montage de la conférence préalablement enregistrée par Tinguely. Deux versions identiques passent en même temps mais à des vitesses différentes, avec un léger décalage, ce qui produit une sorte d'écho. L'artiste se tient sur la scène où il reste immobile et silencieux, écoutant avec le public la conférence qui avait été enregistrée à Paris. Sur ces deux bandes sonores diffusées simultanément, Jean Tinguely, dans un anglais très approximatif, explique ses théories de la stabilité pour le mouvement machiniste moderne. La voix agressive d'un Britannique corrige

400 Jean-Hubert Martin, Rainer Zimmermann, Catherine Millet, Bazon Brock, Zéro, Avant-garde internationale des années 1950-1960, catalogue de l'exposition qui s'est tenue au Museum Kunst Palast de Düsseldorf du 8 avril au 9 juillet 2006 et au Musée d'Art Moderne de Saint-Étienne du 15 septembre 2006 au 15 janvier 2007, Ed. Un, Deux…Quatre, Saint-Étienne : Musée d’art moderne, 2006, p.32.

401 le 12 novembre 1959.

ses fautes et interrompt constamment l'enregistrement402. Les décalages donnent un caractère imprévu à l'ensemble. Les difficultés d'élocution de l'artiste, associées à l’habileté technique qui préside à l'ensemble conféraient à la situation un caractère burlesque certain.

« C'était vraiment drôle et très beau aussi par moments. Nous entendions Static, static, no static, static… sensationnel, le tout était totalement incompréhensible à part quelques mots clés qui arrivaient à passer. »403.

Tinguely reprend, en les développant les idées déjà évoquées dans son manifeste Für Statik (diffusé en mars de la même année), à savoir celles d'un présent engendré par un certain déterminisme héréditaire, mais apparaissant aussi comme libre génération spontanée ; Tinguely affirme ainsi la valeur du hasard et du risque, et présente une notion du Devenir, éloignée du mobilisme au profit d'un flux incontrôlé de forces, d'énergie immatérielle et vivante ; l'artiste défend le mobilisme et l'énergétique vitale : la matière est en mouvement, et ce mouvement, loin d'être une caractéristique accidentelle extrinsèque, en est l'essence même, l'élan vital continu.

« Statique, statique, statique ! Soyez statique ! Le mouvement est statique ! Le mouvement est statique parce qu'il est la seule chose immuable – la seule certitude, le seul inchangeable. La seule certitude est que le mouvement, le changement et la métamorphose existent. C'est pourquoi le mouvement est statique. Le soi-disant objet immobile n'existe qu'en mouvement. Les choses, idées, œuvres et croyances immobiles, certaines et permanentes changent, se transforment et se désintègrent. Nous refusons d'accepter l'existence des objets immobiles et les instantanés d'un mouvement, parce que nous ne sommes nous-mêmes qu'un instant dans le grand mouvement.

Le mouvement est la seule chose statique, finale, permanente et certaine.

Statique signifie transformation. Laissons nous être statiques ensemble avec le mouvement. Bougeons statiquement ! Soyons statiques ! Soyons mouvement ! Croyons en la qualité du mouvement statique. Croyons en le changement. Ne définissez rien avec exactitude ! Tout de nous est mouvement. Tout change autour

402 A. Fermigier, « La Machine à décerveler », in Le Nouvel Observateur, 24 mai 1971.

403 K. G. Pontus Hulten, Tinguely, catalogue de l'exposition qui s'est tenue du 8 décembre 1988 au 27 mars 1988 au Centre Georges Pompidou, musée national d'art moderne, Paris, Ed. du centre Georges Pompidou, 1988, p.66.

de nous. Croyez en la qualité statique du mouvement. Soyez statique !

Le constant du mouvement, de la désintégration, du changement et de la construction est statique. Soyez constant ! Habituez-vous à voir les choses, les idées et les œuvres dans leur état de changement incessant. Vous vivrez plus longtemps. Soyez permanent en étant statique ! Soyez une partie du mouvement ! Seul le mouvement nous permet de trouver la véritable essence des choses. Nous ne pouvons pas continuer à croire aujourd'hui aux lois permanentes, qui définissent la religion, l'architecture durable des royaumes éternels. L’immuabilité n'existe pas. Tout est mouvement. Tout est statique. Nous avons peur du mouvement parce qu'il signifie la décomposition – parce que nous voyons notre désintégration dans le mouvement. Le mouvement statique continu est en marche ! Il ne peut pas être stoppé. Nous nous trompons si nous fermons les yeux et refusons de reconnaitre le changement. En fait, la décomposition n'existe pas ! La décomposition n'existe pas ! La décomposition est un état que nous envisageons seulement parce que nous ne voulons pas qu'elle existe, et parce que nous la redoutons.

Il n'y a pas de mort ! La mort existe seulement pour ceux qui ne peuvent pas accepter l'évolution. Tout change. La mort est une transition d'un mouvement vers un mouvement. La mort est statique. La mort est mouvement.

Soyez vous-même en vous dépassant. Ne bloquez pas votre propre route.

Laissons-nous changer avec, et non contre le mouvement. Alors nous serons statiques et ne nous décomposerons pas. Alors il n'y aura ni bon, ni mauvais, ni beauté, ni in-esthétisme, aucune vérité ni de mensonge. Les conceptions sont des fixations. Si nous restons immobiles, nous bloquons notre propre course et nous nous confrontons à nos propres controverses. Laissons-nous nous contredire nous-même parce que nous changeons. Laissons nous être bons et mauvais, vrais et faux, beaux et détestables. Nous sommes tout cela. Laissons-nous l'admettre en acceptant le mouvement.

Laissons-nous être statique ! Soyons statiques !

Nous sommes toujours très ennuyés par des notions de temps périmées. S'il vous plaît, jetez vos montres ! Rejetez au moins les minutes et les heures.

Évidemment, nous nous rendons tous compte que nous ne sommes pas éternels.

Notre peur de la mort a inspiré la création de belles œuvres d'art. Et c'était aussi une bonne chose. Nous voudrions tellement pouvoir posséder et penser par nous-même. Nous voudrions tellement posséder, penser ou être quelque chose de statique, d'éternel et de permanent.

Cependant, notre seule possession éternelle sera le changement.

Essayer de retenir l'instant est incertain.

Capter une émotion est impensable.

Pétrifier l'amour est impossible.

C'est magnifique d'être transitoire.

Comme il est beau de ne pas avoir à vivre pour toujours.

Par chance il n'y a rien de bon et rien de mauvais.

Vivons dans le temps, avec le temps – et lorsque le temps s'est épuisé jusqu'à disparaître, contre lui.

N'essayez pas de le retenir. Ne construisez pas de barrages pour le restreindre.

L'eau peut être stockée. Elle coule entre vos doigts. Mais le temps, vous ne pouvez pas le retenir. Le temps est le mouvement et il ne peut être contrôlé.

Le temps passe et poursuit sa course, et nous restons derrière, vieux et en ruine.

Mais nous sommes rajeunis encore et encore par le mouvement statique et continu. nous être transformés ! nous être statiques ! Laissons-nous être contre la stagnation et pour le statique ! ».

Tinguely rédige une apologie lyrique, militante et survoltée, dans laquelle se mêlent des descriptions aux rythmes saccadés, des dramatisations dialogiques, des échappées utopiques tout comme des parenthèses scientifiques et des définitions paradoxales, des répétitions martelantes d'impératifs éthiques, d'abstractions elliptiques, d'images poétiques paroxystiques.

Ce texte est, tant dans la forme que dans le contenu, très proche de certains textes futuristes (Marinetti, Il teatro Futurista Sintetico, 1915 par exemple). L'univers évoqué par les textes de propagande futuriste est en effet défini, quels que soient les rédacteurs et la date du manifeste, avec des termes qui renvoient fondamentalement aux caractéristiques suivantes, qui sont le dynamisme, le hasard et le conflit. Il s'agit pour Marinetti d'un univers « éphémère, instable et symphonique » (F.T. Marinetti, Noi rinneghiamo i nostri maestri simbolisti ultimi amanti della

luna, in Guerra sola igiene del mondo, Edizione futuriste di poesia, 1915 (1911), E.

Settimelli, Antitedeschismo : questione d'architettura, 1917).