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Une définition restreinte de l'économique

Ch II : La prise en compte des habitudes (de l'individu et des autres) par les théories de la rationalité

B. Le paradigme de la rationalité entre vocation universelle et cantonnement à l'économique

2) Une définition restreinte de l'économique

L'économie politique et l'analyse de l'équilibre économique général sont ensuite définies comme l'étude d'un certain nombre d'actions logiques; il s'agit des "actions logiques, répétées, en grand nombre, qu'exécutent les hommes pour se procurer les choses qui satisfont leurs goûts" (Pareto, 1909, p. 145)63. On ne prend ainsi en compte"qu'une partie des actions de l'homme en leur assignant en outre certains caractères"(Pareto, 1909, p. 146). L'étude économique de l'agir humain est donc pour Pareto celle de l'agir de l'homo œconomicus. Et cette étude demande une logique spéciale, différente de la"logique ordinaire"; c'est la"logique mathématique", la plus appropriée selon Pareto, car elle permet de prendre en compte "des faits objectifs très nombreux dans leur dépendance mutuelle". Les autres actions humaines, qu'elles soient logiques, mais non répétées, etc., ou non-logiques échappent à l'homo œconomicus et relèvent alors d'autres sciences, d'autres disciplines64.

On a bien ici une position différente de celle de Von Mises, une position semblable à celle de John Stuart Mill, telle que Arrow la résume du moins. On admet que la vie économique réelle est largement gouvernée par la coutume, l'habitude, l'action non-logique, et que celle-ci opère au coeur même des relations de marché. On refuse pourtant d'envisager une explication directe du comportement économique en termes d'habitudes ou de routines, une approche qui intégrerait les calculs et les raisonnements logiques éventuels des agents économiques concrets comme autant de routines particulières, comme le fait par exemple Schumpeter, quand il écrit que le "directeur, dans son bureau, a sa routine comme tout le monde a la sienne" (Schumpeter, 1912, p. 344). On définit au contraire l'économie, en tant que science, comme l'étude du comportement rationnel (ou logique) d'une abstraction particulière, celle de l'homo œconomicus.

Le lien logique entre les comportements postulés par la théorie (les comportements rationnels) et les comportements réels en économie est établi alors par Pareto de manière passablement arbitraire, à travers sa définition, - au sens mathématique du terme -, d'un sous-ensemble particulier d'actions logiques, qu'il appelle "économie"65. Le problème pour lui est alors

63 Considérer seulement des "actions répétées" permet, selon Pareto : (1) de ne s'intéresser ainsi qu'aux

"relations entre les faits objectifs et les faits subjectifs que sont principalement les goûts des hommes"

(Pareto, 1909, p. 145-146); et (2) de considérer que ces relations sont unies par un lien logique solide. La définition positiviste de l'utilité s'oppose alors au subjectivisme total de Von Mises.

64 La "sociologie" est ainsi définie comme "l'étude des phénomènes qui se rattachent au sentiment et ne peuvent être mesurés avec précision"On ne peut alors "avoir recours à la statistique, si utile en économie politique." (Pareto, 1909, p. 119). "Ces phénomènes sont très souvent non-logiques" et "la difficulté est encore accrue par ce fait que les hommes ont l'habitude de donner à leurs actions des motifs logiques non réels"(Pareto, 1909, p. 120).

"de concilier les exigences de l'économie pure (l'abstraction et l'analyse) et celles d'une science conservant un rapport étroit avec les phénomènes concrets (la synthèse)" (Steiner, 1994, p. 68). Pareto est trop positiviste et trop attaché à l'empirie et à la validation par les faits pour se contenter d'une science purement abstraite. Il pense qu' il faut partir de l'économie pure, et par des "approximations successives", arriver progressivement à l'explication des phénomènes concrets. Cette démarche est cependant loin d'être simple et évidente, et peut conduire à infirmer les lois ou prédictions du modèle initial, car, "dans le cas réel, il existe des éléments dont vous n'avez pas tenu compte et, fréquemment, ces derniers peuvent être prépondérants dans le phénomène"(Pareto, 1891)66.

Appliqué au comportement économique individuel, ce constat d'un écart entre la théorie (abstraite) et le monde réel dont la théorie est censée rendre compte est particulièrement destructeur pour l'hypothèse de rationalité, puisque la part du "non-logique" dans toute action peut facilement devenir prépondérante, et les "passions" ou les "sentiments" l'emporter sur le calcul raisonné des intérêts. Le traitement des"habits"au moyen d'une stratégie de cantonnement est en effet frappé d'une faiblesse intrinsèque. Il n'établit pas clairement, en lui-même : (1) où se situe la limite, (2) dans quelle mesure les comportements économiques relèvent de tel ou tel domaine (celui de l'action logique et celui de l'action non-logique), (3) et comment ces deux éléments se combinent entre euxin concreto.

Von Mises, avec son affirmation a priorid'un comportement humain "toujours rationnel", est moins facilement attaquable sur le plan de la logique formelle; et ceci, même si sa théorie semble plus difficile conciliable avec les faits (et cette conciliation n'est obtenue que par l'affirmation du caractère complètement subjectif - et donc hors de toute discussion - des "goûts" et des

"préférences"67). Von Mises lui même récuse tout test empirique des lois économiques. Cette

particulière d'actions logiques, n'est d'ailleurs établie que par "l'équilibre général", qui surgit en aval du raisonnement parétien. C'est la référence à l'équilibre général et le projet d'une économie mathématique qui impose de ne conserver que les "actions logiques", ou plutôt calculables. Chez Stuart Mill, c'est le "principe de concurrence" qui fonde l'équivalence entre le comportement "rationnel" et le comportement réel des agents économique "C'est uniquement le principe de la concurrence qui justifie que l'économie politique puisse prétendre au statut de science" (Stuart Mill, cité par Arrow, 1986, p. 23). Là encore, l'économie réelle peut s'écarter durablement de l'économie théorique (qui peut alors être considérée comme uniquement normative).

66 Ce passage est cité par Steiner ("Pareto contre Walras : le problème de l'économie sociale", 1994, p. 68). L'application la plus frappante de cette approche, où la théorie "concrète" peut nuancer ou infirmer la théorie initiale est donnée par le problème du protectionnisme. Pareto, qui est initialement un libéral impénitent, un"anarchiste de la chaire" selon l'expression de Walras, en arrive plus tard à admettre que, malgré les théorèmes de l'économie pure, qui toujours et partout, démontrent que la protection douanière est destructrice de richesse, le protectionnisme peut au contraire très concrètement accroître la prospérité de certains pays, comme l'Allemagne au XIX° siècle (Cf. Steiner, op. cit., p. 69-70).

67 Ces "goûts" sont hors de la théorie, donc on n'en discute pas, mais on peut toujours les reconstruire à l'envers, de manière à expliquer n'importe quel comportement dans n'importe quel domaine au moyen de l'hypothèse de rationalité. Comme le dit (et le fait) Gary Becker : "L'approche économique est assez compréhensive pour s'appliquer à l'ensemble du comportement humain, que ce comportement fasse intervenir des prix monétaires ou des prix fantômes supposés, des décisions répétées ou des décisions rares, des décisions importantes ou des décisions mineures, des fins émotives ou mécaniques, des riches ou des pauvres, des hommes ou des femmes, des gens intelligents ou stupides..."(Becker, 1976, cité par Mongin, "Modèle rationnel ou modèle économique de la rationalité", 1984, p. 17).

position, d'un radicalisme extrême, peut être assouplie; et l'est fréquemment chez les partisans de la rationalité, par exemple chez Friedman, Savage, Becker, etc. On peut distinguer par exemple la notion pure du choix et les conditions dans lesquelles s'exerce celui-ci; les conditions restant de nature empirique, etc. On peut considérer aussi que la rationalité a un sens plutôt normatif (mais permet de dériver des prédictions scientifiques); c'est la position de Savage (1954) par exemple, défendant ainsi son axiomatisation particulière de la rationalité (fonction d'utilité Von Neuman-Morgenstern) :"toute action ne s'y conforme pas immédiatement, bien que pour le sujet conscient de ce qu'il fait, elle doive s'y conformer"(Mongin, 1984, p. 15)68.

C. "L'irréalisme méthodologique" et la "sélection naturelle" au secours de

la rationalité et de la maximisation

Au cours des années 1940-1950, une longue controverse a opposé dans l'American Economic Review les partisans de l'analyse (marshallienne) de la firme en équilibre partiel à un certain nombre d'économistes "hérétiques"69, lesquels attaquent en particulier les hypothèses orthodoxes sur le comportement des chefs d'entreprise. D'un côté, les adversaires de l'analyse marginaliste, s'appuyant sur toute une série d'enquêtes et de travaux empiriques70, peuvent montrer que les chefs d'entreprise ignorent complètement les principes du calcul marginaliste et agissent en pratique en suivant d'autres règles de décisions, règles incompatibles (ou difficilement compatibles) avec une analyse utilisant les coûts et revenus marginaux. De l'autre, les défenseurs de l'orthodoxie reformulent la théorie initiale. Abandonnant les raisonnements fondés sur l'existence des différentes courbes marginales, ils adoptent une hypothèse abstraite de maximisation des profits (et plus fondamentalement, le principe de "l'irréalisme méthodologique"71).

68 Savage propose de recourir au test suivant : un postulat de la théorie est acceptable au point de vue normatif si le sujet modifie un comportement contraire à ce postulat quand on le lui fait remarquer. Cette méthode de "révélation des normes" est appliquée par Savage (à lui-même !) pour récuser le fameux paradoxe d'Allais, qui invalidait empiriquement "l'axiome d'indépendance" (Cf. Mongin, "Modèle rationnel ou modèle économique de la rationalité", 1984, p. 15-16, et Jallais, L'économie au miroir de la physique : la question de l'expérience, 1992, p. 371-377).

69 C'est ainsi que Sidney Winter désigne les deux camps dans son article de 1971 : "Satisficing, Selection, and the Innovating Remnant". Sur les multiples aspects de cette controverse, traditionnellement appelée "controverse marginaliste", voir Mongin [1986-a], "La controverse sur l'entreprise (1940-1950) et la formation de l'irréalisme méthodologique", et Jallais, op. cit., 1992.

70 Trois études furent au centre des débats. La première, la plus souvent citée, fut réalisée par un groupe d'économistes d'Oxford et présentée par Hall et Hitch en 1939, la deuxième par Lester en 1946, et la troisième par Eiteman et Guthrie (1952). L'article de Hall et Hitch représente la "première occurrence réellement significative de la doctrine du coût total"(Mongin, op. cit., 1986, p. 141), doctrine qui, à l'époque, était la principale rivale de la théorie marginaliste. L'enquête de Lester mettait en évidence une détermination du niveau d'emploi essentiellement liée à la demande anticipée, et pratiquement indifférente à toute prise en compte des salaires et des profits. Eiteman et Guthrie eurent l'idée d'interroger les chefs d'entreprises sur la façon dont ils percevaient la forme de leurs courbes de coûts moyens; les courbes retenues par la quasi-totalité des réponses ne correspondaient aucunement à celles que postulait la théorie orthodoxe.

71 Voir Lee (1984), cité par Mongin, "La controverse sur l'entreprise (1940-1950) et la formation de l'irréalisme méthodologique", 1986, p. 97. Le principal résultat de toute cette controverse fut"l'émergence