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Le "Skill" est une forme de programmation du comportement

Equivalents chez Nelson et

A. Le "Skill" est une forme de programmation du comportement

Le terme "skill" désigne pour Nelson et Winter la compétence d'un individu dans un domaine particulier et dans un contexte particulier. C'est la capacité de faire quelque chose, une aptitude dans une manière de faire, qui est déployée souplement et sans hésitation, une habileté affichée à travers"des séquences de comportement coordonnées".Ainsi, l'habileté à servir la balle pour un (bon) joueur de tennis, l'habileté à engager un menuisier compétent, à conduire correctement une voiture, à faire tourner un ordinateur, à juger de l'embauche d'un salarié, etc. Tout cela représente autant de talents, de compétences particulières, de"skills".

Les"skills", aussi variés soient-ils, ont différentes caractéristiques en commun :

(1) Ils sont tout d'abord comparables à des programmes, car chaque "skill" comporte une série d'étapes successives, liées entre elles, et apparaissant dans un ordre bien déterminé;

(2) Ils reposent dans une large mesure sur de la connaissance tacite, un aspect du "skill"

que nous développerons dans la sous-section B, un peu plus loin;

159 C'est une précision importante, qui prendra toute sa valeur quand Nelson et Winter aborderont le problème de la "trêve" (la"routine comme trêve"p. 107-112), une question que nous ne traiterons que dans le chapitre IV. Les individus (humains) apparaitront alors comme restant fondamentalement "autonomes" vis-à-vis de leurs propres compétences, pouvant les mobiliser avec plus ou moins de "bonne volonté", ou suivant d'autres routines, agir à l'opposé de toute routine organisationnelle.

(3) Leur exercice implique des choix, souvent nombreux, qui s'effectuent de manière quasi-automatique et sans attention consciente, par sélection entre un certain nombre d'alternatives.

Revenons ici sur cette notion de "programme". Nelson et Winter se réfèrent d'abord à la littérature psychologique existant sur les "skills" et plus particulièrement aux approches cognitivistes. "Les efforts pour développer des programmes d'ordinateur simulant des modèles complexes de comportement ont montré, après tout, que les processus logiques d'un ordinateur digital pouvaient imiter des comportements très "compétents" ("skillful") et "intelligents", au moins dans le sens où ils peuvent rendre compte de manière satisfaisante de nombreux aspects observés du comportement"(Nelson et Winter, 1982, p. 74). Dans cette littérature psycho-cognitive, les termes de "plans", de "script", de "routine", ou plus particulièrement de "programme" ont été alternativement proposés pour désigner les"skills".

Les "skills" affichent en effet certains traits qui légitiment une comparaison avec les programmes des ordinateurs. Ils fonctionnent de manière unitaire, tout en étant souvent décomposables (au moins partiellement) en sous-programmes, ou "sous-compétences" plus élémentaires (des"subskills"). Leur mise en œuvre est "sérielle", avec un début et une fin, et un ordre bien déterminé des opérations (ce qui oblige parfois, en cas d'interruption à tout reprendre au début). Leur exercice par ailleurs est automatique, ce qui pour une performance humaine signifie que "la plupart des détails sont exécutés en dehors de toute volonté consciente" (Nelson et Winter, 1982, p. 75). Tout cela rend "impressionnantes" les performances d'un ordinateur convenablement programmé, tout comme celles d'un être humain possédant un certain nombre de talents ou savoir-faire.

Nelson et Winter semblent alors reprendre l'analyse de Simon, mais leur comparaison entre les"skills"et les programmes ne doit pas faire illusion. Il s'agit d'une simple comparaison, liée à des caractéristiques formelles communes; et il n'y a pas ici une assimilation aussi forte que chez Simon entre le "skill" et le programme computationnel. Nelson et Winter refusent en particulier l'idée qu'existerait une possible écriture commune de ces deux réalités, une écriture computationnelle (voir la sous-section B). Ce que Nelson et Winter retiennent de cette comparaison est l'idée d'une programmation, c'est-à-dire d'une détermination préalable. Les

"skills" sont comme des programmes d'ordinateurs car ils déterminent les comportements et permettent ainsi d'accomplir telle ou telle performance, organisant à l'avance la manière dont celle-ci sera accomplie, etc. Les"skills"sont "programmes" dans le sens où existe dans l'individu concerné un stockage de certains éléments qui déterminent le comportement compétent - ce qui explique que l'exercice de celui-ci soit "automatique". Tout cela permet d'ailleurs une certaine prévision. Les"skills"sont aussi comparables aux gènes de la biologie qui eux aussi programment à l'avance un certain nombre de caractères de l'organisme vivant.

Les compétences individuelles sont alors comme ces programmes d'ordinateurs qui déterminent la performance d'une machine; ils déterminent et pilotent les réactions et les performances des individus, y compris les performances les plus talentueuses. L'importance de l'idée de programmation ou de "routinisation" du comportement apparaît encore plus nettement

dans l'analyse du problème du choix. "Quand l'exercice d'un savoir-faire implique la sélection de différentes options de comportement, le processus de sélection est hautement automatique" (Nelson et Winter, 1982, p. 82). Le choix est donc lui-même programmé. C'est une sorte de"skill"ou plutôt un élément - parmi d'autres - du"skill"lui-même160. Le terme choix ne convient donc pas ici, car ces différents "choix" se font"sans aucune délibération", et cette absence de délibération est même une des conditions du bon déroulement de la performance."Un haut niveau de compétence ["skills"] est atteint par la suppression de toute délibération au niveau du choix, confinant le comportement dans des chemins bien définis, et réduisant la sélection possible à une autre part du programme"(Nelson et Winter, 1982, p. 85).

Nelson et Winter discutent alors de la conduite automobile, comme l'exemple même d'une compétence complexe fondée sur l'intégration en une seule action de nombreuses compétences plus élémentaires, une compétence qui, à tout moment, oblige à effectuer certains choix, la plupart du temps sans aucune "attention ou conscience". Il s'agit de sélectionner dans l'instant, sous la pression des événements, tel ou tel comportement, telle ou telle action : accélérer, ralentir, doubler, prendre par pure habitude la bretelle de sortie de l'autoroute, etc.

Cette présentation des "choix" comme sélection largement automatique entre différentes options de comportement s'oppose assez radicalement à la notion (orthodoxe) d'un choix opérant entre des options définies préalablement. La sélection fait en effet partie intégrante du"skill". Elle est en elle-même une forme de compétence; et la manière de choisir ou de décider des hommes d'affaires, insistent Nelson et Winter, ne relève pas d'une autre logique. Il s'agit là encore d'un

"skill", d'une compétence particulière "programmée" à l'avance et soumise elle aussi à des automatismes, une compétence qui échappe donc largement à toute délibération consciente.

Nelson et Winter reprennent alors les exemples donnés par Machlup et Friedman, en avancant une interprétation complètement différente161. Et leur théorie de la délibération - une théorie en partie implicite - renverse l'argumentation de Machlup, qui voit dans les "skills" un exemple de comportement maximisateur inconscient (sur le mode de la "quasi-action" de Von Mises). Ici à l'inverse, Nelson et Winter voit dans les décisions apparemment les plus réfléchies et les plus délibératives de l'homme d'affaires le résultat d'une programmation qui échappe largement à son entendement. On ne peut pas parler réellement d'un choix entre différentes options, car les options choisies et la manière dont elles sont choisies - la compétence en matière de choix - sont des éléments constitutifs de la même compétence, et relèvent pour Nelson et Winter de la même théorie; à la différence de la théorie orthodoxe du choix qui postule"une stricte distinction conceptuelle entre capacités et choix"(Nelson et Winter, 1982, p. 84).

La théorie considérera donc que les individus sont - au moins partiellement - analysables

160 Ce qui invalide l'approche orthodoxe qui repose sur"une distinction précise ("sharp") entre capacités et comportement de choix"(Nelson et Winter, 1982, p. 82).

161 Voir le Chapitre II. En 1982 (p. 93-94), Nelson et Winter illustrent ainsi leur développement sur le "skill" en citant longuement un passage de Machlup (1946) où celui-ci compare le comportement et le savoir-faire des automobilistes et des hommes d'affaires.

comme des collections ou "répertoires" de certaines compétences ou "skills" (Nelson et Winter, 1982, p. 98). Ces compétences ou routines - terme équivalent - correspondent à des principes ou des habitudes acquises et profondément enracinées dans les individus. Elles s'entendent alors de deux façons, comme "manière de faire les choses" [le savoir-faire proprement dit] et "manière de déterminer ce qu'il faut faire"[le savoir-faire en matière de choix] (Nelson et Winter, 1982, p. 400).

La comparaison avec les programmes d'ordinateur inscrit donc nettement - dès le début de l'exposé et un peu paradoxalement à première vue - l'analyse des "skills" du côté des "habits"

vébléniens (ou des schèmes hayékiens) et non du côté de la simulation cognitive, avec son hypothèse forte d'une connaissance entièrement exprimable au moyen du langage (computationnel), hypothèse récusée explicitement un peu plus loin avec l'introduction des connaissances tacites.