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De la mise en évidence des limites de la "rationalité globale" à la

Ch II : La prise en compte des habitudes (de l'individu et des autres) par les théories de la rationalité

Section 2 : Entre psychologie et théorie de la décision, la

A. Une déconstruction progressive du comportement rationnel maximisateur

2) De la mise en évidence des limites de la "rationalité globale" à la

"rationalité procédurale"

A la différence de Von Mises et Friedman, Simon récuse toute hypothèse de rationalité a priori. Son opposition (ancienne) à la rationalité globale et optimisatrice trouve son origine - selon ses propres déclarations (discours de Stockholm, 1979, p. 500) - dans toute une série de constats empiriques sur la prise de décision dans un cadre organisationnel. L'impossibilité d'expliquer au moyen du modèle standard de la théorie économique les conduites effectives des agents le conduit à douter de la possibilité même d'une optimisation.

On ne retracera, ni l'évolution détaillée de la critique simonienne de la rationalité globale, ni la transformation des différentes formulations de sa propre théorie92. Rappelons simplement que Simon a successivement mis l'accent sur deux oppositions, entre la "rationalité globale" et la

"bounded rationality" tout d'abord, puis entre la "rationalité substantive" et la "rationalité procédurale".

La "bounded rationality"est définie comme une alternative assez large (et relativement peu spécifiée93) à la rationalité optimisatrice ou "globale". Il s'agit d'une conception de la rationalité

"qui prend en compte les limitations cognitives du preneur de décision - limitations à la fois de sa connaissance et de ses capacités computationnelles" (Simon, 1987, p. 233). On retrouve là l'objection centrale de Simon à une définition de la rationalité comme rationalité globale. Toutes les données empiriques et psychologiques dont nous disposons témoignent du fait que l'homme est limité dans sa capacité à recueillir et traiter l'information, écrit-il dès 195594. C'est pour lui l'objection la plus forte à l'idée d'une rationalité globale optimisatrice, celle de l'impossibilité pour un être humain de conduire, en règle générale, une recherche d'informations et un calcul exhaustif à son

le "rationalisme critique" (anti-cartésien); chez Nelson et Winter, c'est l'analyse de la délibération comme gouvernée par la routine (le choix comme une sélection quasi-automatique dans un "répertoire"). A noter que si Simon reste attaché à une analyse du comportement commandé par la délibération - une délibération souvent très analytique -, il partage en principe le point de vue évolutionniste et relativiste; pour lui, les processus de la cognition ou de l'intelligence ne sont pas posésa priori, mais sont, dans leur principe même, évolutifs.

92 Cf. l'article de Mongin, "Simon, Stigler et les théories de la rationalité limitée", 1986, pour les différentes formulations de la critique simonienne de la rationalité globale et la progressive radicalisation de ses positions vis-à-vis de l'école du "search" optimisateur, école initiée par Stigler (1961). Voir aussi les différents textes réunis dans Models of Bounded Rationality, tome II, 1982, et plus particulièrement le discours de Stockholm, "Rational Decision Making in Business Organizations", 1979, où il retrace lui-même son évolution.

93 Mongin souligne que la question s'est posée de savoir si la"bounded rationality"renvoyait"à l'idée d'une rationalité affaiblie par rapport à la rationalité achevée dont ferait preuve le maximisateur ... ou bien à l'idée d'une rationalité achevée dans son ordre, sur le même pied, donc, que la rationalité optimisatrice, mais qui, contrairement à celle-ci, tiendrait compte des limitations effectives dans les capacités cognitives de l'agent"

(Mongin, 1986, p. 560). Les deux interprétations sont (toujours) possibles, comme le montre l'article du New Palgrave (cité ci-dessus); pour comprendre exactement ce qu'est, pour Simon, une "bounded rationality" conçue comme rationalité achevée dans son ordre, selon la formule de Mongin, il faut s'intéresser au Simon psychologue et à ses travaux en Intelligence Artificielle, ce que nous ferons dans le point suivant.

terme, en prenant en considération les différentes alternatives pour en évaluer toutes les conséquences, etc.95.

Les théories de la"bounded rationality"s'opposent ainsi au modèle canonique de la rationalité globale - la maximisation d'une utilité subjective espérée, selon l'axiomatique de Friedman-Savage. On peut cependant les générer, dit Simon, en modifiant une ou plusieurs hypothèses de la théorie de Friedman-Savage. On peut ainsi introduire des procédures d'estimation, de recherche d'information, postuler des stratégies de "satisficing", etc. Ces différentes approches, introduites par l'économie behaviouriste sont dérivées "de ce qui est connu, empiriquement, sur la pensée humaine et les processus de choix, et particulièrement de ce qui est connu sur les capacités limitées des cognitions humaines pour découvrir des alternatives, calculer leurs conséquences avec ou sans incertitude et établir ainsi des comparaisons entre elles"(Simon, 1987, p. 266).

Car, le plus important dans la prise de décision n'est pas le choix lui-même, mais plutôt la recherche des différentes alternatives possibles. "Si nous observons l'emploi du temps des acteurs économiques, c'est-à-dire des dirigeants des grandes entreprises, nous constaterons sans doute que la plus grande partie du temps nécessaire à la prise de décision est consacrée à la recherche des modes d'action possibles et à leur évaluation (c'est-à-dire l'estimation des conséquences). Beaucoup moins de temps et d'effort est consacré aux choix finaux, une fois les alternatives générées et leurs conséquences examinées"

(Simon, 1987, p. 267).

La recherche des différents modes d'action et d'évaluation possibles est donc au coeur des théories de la"bounded rationality"; et on ne peut poser le problème du choix, sans s'intéresser à la manière dont les procédures effectives seront définies, car le choix n'est plus simplement le résultat d'un calcul (automatique). Inspiré ici par ses recherches en psychologie et plus particulièrement en "simulation-cognitive" - voir point suivant -, Simon précise son analyse et son rejet de la rationalité globale en opposant le comportement "substantiellement rationnel" au comportement"procéduralement rationnel".

"Le comportement est substantiellement rationnel quand il permet d'atteindre des buts donnés à l'intérieur des limites imposées par des conditions et des contraintes[elles-aussi]données"(Simon, 1976, p. 426).

La rationalité substantive s'intéresse donc aux résultats du choix et considère que les conditions du choix sont fixées et données; il s'agit évidemment, non seulement des conditions externes (l'état de l'information), mais surtout des conditions internes, c'est-à-dire de la procédure même du choix. Cette procédure est donca priori, définie par la maximisation (selon telle ou telle axiomatique).

95 L'argument permet de critiquer l'école néo-classique du "search", issue de l'article de Stigler, "The Economics of Information", 1961."Stigler a versé le vin neuf de la théorie de la recherche dans les vieilles outres de la classique maximisation de l'utilité, puisque le coût de la recherche est égalisé avec le rendement marginal... Mais la maximisation de l'utilité n'est pas nécessaire au schéma de la recherche - heureusement, car, sinon, il aurait fallu que le décideur fût capable d'estimer les coûts et rendements marginaux de la recherche dans un contexte de décision déjà trop complexe pour que s'y applique une forme de rationalité globale"(Simon, 1979, p. 502-503).

"Le comportement est procéduralement rationnel quand il est le résultat d'une délibération appropriée. Cette rationalité procédurale dépend du processus qui la génère. Quand les psychologues utilisent le terme "rationnel", ils ont habituellement en tête la rationalité procédurale"(Simon, 1976, p. 42696).

Le comportement rationnel est alors défini par l'existence d'une délibération selon des règles et des procédures particulières97. En effet, dans la grande majorité des situations, les hommes sont trop limités dans leur information et leurs capacités de traitement des informations, pour pouvoir calculer un quelconque optimum. Ils "utilisent [donc] des heuristiques sélectives et des analyses moyens-fins pour explorer un petit nombre d'alternatives prometteuses"(Simon, 1976, p. 431).

Les différentes procédures cognitives et "heuristiques sélectives" qui permettent la délibération et constituent la rationalité ne peuvent en général être confondues avec le calcul maximisateur. Les heuristiques permettent d'obtenir des résultats, sur le mode du"satisficing", là où la procédure du calcul exhaustif est impraticable ou échoue. Simon s'appuie ici sur ces propres recherches en Intelligence Artificielle (et simulation-cognitive) et sur une théorie de la délibération humaine, assimilée à un traitement d'informations symboliques, une théorie où la recherche d'heuristiques - c'est-à-dire de procédures computationnelles non algorithmiques - joue un rôle central98.

Les procédures de la délibération, les "processus de la cognition" qui sont à la source des décisions, donc des comportements, ne sont nia priori, ni donnés une fois pour toute; elles sont au contraire soumises au changement. Elles se transforment en effet quand la connaissance possédée par les agents se modifie, et changent quand les moyens mis en oeuvre par eux pour traiter l'information se transforment. Car les processus de décision, nous dit Simon, relèvent de "l'artificiel", comme les artefacts ou la technique. "Les processus de décision, tout comme les autres aspects des institutions économiques, existent à l'intérieur des cerveaux humains ["humans heads"]. Ils changent avec chaque changement dans la connaissance humaine, et avec chaque changement dans les moyens de calcul. Pour ces raisons, essayer de prédire et prescrire le comportement économique humain au moyen d'inférences déductives à partir d'un petit nombre de prémisses inchangées ne peut qu'être un échec et a déjà échoué"(Simon, 1976, p. 441).

En mettant ainsi l'accent sur les processus de la délibération cognitive, sur les limites de celle-ci, et sur l'importance pour la décision de la recherche des procédures (de choix et de recherche), Simon ouvre la voie aux routines de Nelson et Winter. Il le fait d'autant plus que la compréhension des processus et procédures devient, à ses yeux, vitale dans un monde en mouvement. Les heuristiques computationnelles des programmes de l'Intelligence Artificielle sont

96 Voir Simon (1976 et 1986); Simon rappelle à chaque fois que la "rationalité procédurale" est un concept développé d'abord en psychologie cognitive (et en Intelligence Artificielle) et importée ensuite dans un deuxième temps en économie.

97 Ce comportement rationnel s'oppose - pour les psychologues et Simon - à "l'irrationalité", c'est-à-dire au comportement "impulsif", "affectif", "irréfléchi", etc. (Simon, 1976, p. 426).

pour Simon les analogues des "rules-of-thumb" suivies par les êtres humains lors des prises de décision réelles. Simon parle dans le même sens des routines dans le cadre de l'organisation; et Nelson et Winter de leur côté se réclameront de la théorie des heuristiques, en particulier dans leur analyse de la R & D99.

Les routines de Nelson et Winter et les heuristiques de Simon ne peuvent cependant être confondues. Elles relèvent, malgré leur parenté, de deux théories cognitives différentes. En effet, chez Nelson et Winter, les routines - nous le verrons dans le chapitre 3 - sont conçues en dehors de toute délibération et intègrent des connaissances tacites qui ne peuvent être articulées sous forme symbolique; alors que chez Simon, la délibération cognitive reste au centre de l'analyse même si les heuristiques et les procédures fondent les décisions et les actions. La référence à une rationalité réflexive n'est pas perdue de vue et l'ensemble s'inscrit dans l'univers de la computation et de l'écriture symbolique. C'est de cet univers dont nous allons parler maintenant.

B. L'importance des recherches en Intelligence Artificielle, calcul,

computation et"rationalité procédurale"

A partir du début des années 50, la critique par Simon de la rationalité substantive se nourrit de ses travaux et recherches en Intelligence Artificielle. Comme il le dira lui-même dans son discours de réception du Nobel d'économie :"Au cours des vingt dernières années, un grand nombre d'éléments ont été accumulés sur les procédés que les gens mettent en oeuvre pour prendre des décisions difficiles et résoudre des problèmes complexes. Le corps de la théorie ainsi construite à partir de ces éléments est appelé psychologie des processus informationnels [information processing psychology], et est habituellement exprimé formellement dans le langage de programmation des ordinateurs. Newell et moi avons rassemblé notre propre version de cette théorie dans notre livre : Human Problem Solving, lequel n'est qu'un élément dans une littérature foisonnante qui prend comme cadre le traitement de l'information et utilise la simulation au moyen des ordinateurs comme un outil central pour exprimer et tester les théories "(Simon, 1979, p. 507)100.

Les recherches réalisées au cours des années 50-60 par Newell et Simon en psycho-cognition, l'étude expérimentale des processus de choix et de délibération des êtres humains et la simulation sur ordinateur font alors évoluer les premières formulations de la théorie de la "rationalité bornée" ("bounded"). L'Intelligence Artificielle et la computation deviennent les références centrales dans les problématiques de Simon, contribuant de manière non négligeable à expliciter et définir plus précisément la démarche antérieure.

Dans cette sous-section, nous nous intéresserons spécifiquement aux liens établis entre la computation et la "rationalité procédurale". Après avoir exposé et analysé dans un premier temps

99 Cf. par exemple, Nelson et Winter, "In Search of a Useful Theory of Innovation", 1977.

100 Cf. "Rational Decision Making in Business Organization", 1979. Rappelons que Simon est traditionnellement considéré, avec Newell, Mc Carthy et Minsky, comme l'un des quatre "pères fondateurs" de cette nouvelle science qu'est l'Intelligence Artificielle. Les travaux de Newell et Simon sont rassemblés dans leur livre : Human Problem Solving, 1972.

l'hypothèse du Système de Traitement d'Information, modèle commun - pour Simon - aux ordinateurs, aux organisations et aux êtres humains en tant que "penseurs", nous reviendrons ensuite (point 2) sur la notion de "computation" et sur son impact en psychologie (le "cognitivisme"). Nous effectuerons donc un détour, nous écartant en partie de notre thème précédent, mais ce détour est particulièrement important et permet de mieux saisir ce que signifie pour une construction théorique de prendre comme référence la computation. On terminera l'analyse (point 3) en montrant que les notions de "complexité", "d'heuristiques" et de"search", qui contribuent à fonder positivement la rationalité procédurale, sont principalement issues des recherches poursuivies par Simon en Intelligence Artificielle.