• Aucun résultat trouvé

Modèle générique et déclinaisons différentes du paradigme des "habits"

sédimentations culturelles transformées en dispositions

C. Un lien historique tissé à travers les comportements

2) Modèle générique et déclinaisons différentes du paradigme des "habits"

Le paradigme des "habits"ne permet pas à lui seul de constituer une théorie économique50.

48 La génération des variétés est de toute manière indispensable à une "théorie évolutionniste", et figure bien dans les constructions vébléniennes, hayékiennes, comme dans la théorie des routines de Nelson et Winter.

49 Voir Lavoie, "Incertitude keynésienne et risque néoclassique", 1985, p. 500.

50 Si le paradigme des "habits" à lui seul ne peut sans doute pas constituer une théorie économique, il permet cependant de poser autrement que le paradigme de la rationalité les oppositions habituelles entre individu et société, individuel et institutionnel, partie et tout, etc. Les"habits" vébléniens ou les schèmes hayékiens par exemple sont conçus comme étant autant de dépôts culturels situés dans des individus (ou des groupes) particuliers, ou même - pour Veblen - dans les moyens matériels nécessaires à la production. Ces différents dépôts sont bien sûr sélectionnés et adaptés par des règles générales (de caractère institutionnel);"habits"et "schèmes" sont de l'institutionnel incorporé, de l'institutionnel devenu individuel.

D'autres hypothèses, d'autres concepts sont sans doute nécessaires, afin d'expliquer comment se forment et se transforment les "habits", comment se fixent ou s'expriment la variété des comportements, et surtout, comment la théorie passe des régularités individuelles que le paradigme des "habits"peut expliquer - le comportement des individus - à des régularités d'un niveau supérieur, au niveau du tout, au niveau méso ou macro d'une économie. Nous n'aborderons pas ce point ici, déjà esquissé pour Veblen et Hayek. Nous y reviendrons cependant plus tard, quand nous traiterons (au Chapitre IV) du concept de routine organisationnelle chez Nelson et Winter, en analysant justement la manière dont, dans leur théorie, on peut passer d'un niveau individuel (le"membre de l'organisation") à un niveau supérieur ("l'organisation"). Nous ne traitons ici que d'un modèle générique et d'un concept intermédiaire permettant de théoriser le comportement individuel.

Or ce modèle générique des "habits" peut de manière évidente être spécifié, décliné très diversement, donnant à chaque fois une version particulière, ce qui inévitablement donne naissance, même dans un cadre évolutionniste semblable, à autant de théories de la détermination par le passé. Ces théories se différencient alors soit par leurs hypothèses particulières en plus du paradigme des"habits", soit par la manière dont elles spécifient ce paradigme. On peut noter en effet :

(1) Que la définition des entités porteuses des différentes sédiementations culturelles est indépendante du principe générique des "habits".Il faut bien un individu, un agent, un porteur, pour recevoir et incorporer les expériences historiques, mais cet agent peut être pensé très différemment suivant les théories. Il s'agit par exemple soit d'un être humain, soit d'un individu théorique abstrait (idéal-type, etc.), soit d'un agent collectif (une organisation, une firme).

(2) Par ailleurs, les théories diffèrent dans la façon dont elles rendent compte de la formation et de la transformation des"habits".Avec Veblen et Hayek, nous avons rencontré deux théoriciens de l'évolutionnisme, qui tous deux, mobilisent un schéma général combinant (a) un mécanisme d'hérédité, (b) un mécanisme générateur de variété, (c) et un mécanisme de sélection. L'hérédité et la variété font partie intégrante du paradigme des "habits", mais le principe d'une sélection, conduisant à une"causalité aveugle"(Veblen) et excluant tout"dessein d'un fabricant"(Hayek), n'est pas nécessaire à ce paradigme; et des théories très diverses de la transformation historique du monde social et de l'économie sont parfaitement conciliables avec le paradigme des "habits"51.

(3) Les porteurs des "habits" peuvent s'avérer plus ou moins actifs dans les différents

Mais, par ailleurs, une fois incorporé - et les individus humains ne sont pas forcément passifs dans ces processus - les"habits"réactivés participent à la formation ou transformation des institutions.

51 Des théories non évolutionnistes - au sens de la définition ci-dessus - du changement peuvent parfaitement utiliser le paradigme des "habits". Veblen et Hayek, nous l'avons indiqué, diffèrent par la manière dont ils conçoivent la sélection (sur ce point, voir Hodgson, 1993). On montrera par la suite (Chapitre IV essentiellement) que la théorie des routines organisationnelles de Nelson et Winter peut être interprétée comme combinant dans une dimension cognitive un principe évolutionniste et dans une autre dimension une logique d'évolution qui ne suit pas forcément les mêmes principes, cette deuxième dimension étant couverte par une "hypothèse de trêve".

processus qui conduisent à la formation et à la transformation des dépôts issus du passé. En effet, dans ce paradigme des"habits", l'individu humain peut incorporer en lui-même, passivement et sans même s'en rendre compte, tout un héritage cognitif et culturel. Mais ce même individu peut aussi tout à fait consciemment - volontairement - travailler à constituer tel ou tel"habit", ou au contraire, agir de manière à s'en débarrasser. Et, c'est bien ce qui se passe lors d'un processus d'apprentissage; on pense ici à l'acquisition d'un savoir-faire par exemple, d'une conduite pratique particulière un peu complexe à des fins productives. Les théories diffèrent alors ici par l'importance qu'elles accordent en particulier à l'autonomie des êtres humains lors de la formation-incorporation, ou au contraire lors de l'élimination, des"habits".

(4) Reste à spécifier précisément la nature des différents dépôts, transformés en dispositions, activables et activés éventuellement; et ce point spécifie en général aussi assez largement les processus de formation, etc. On peut tout d'abord tirer "l'habit" vers la neuro-physiologie. Le principe de"l'habit"est alors assimilé au principe des actions réflexes, aux réactions automatiques et mécaniques d'un organisme, en excluant toute autonomie. Cette approche n'est pas très intéressante en soi, et de fait assez peu usitée, sauf dans certaines modélisations formelles. La modélisation conduit la plupart du temps et presque inévitablement en effet à une sorte de mécanisation des comportements. Les autres déclinaisons sont plus répandues et doivent être rapidement signalées ici, dans la mesure où ce point touche de près au concept de routine organisationnelle. On peut considérer que les différentes définitions des"habits", des schèmes, des routines, etc., oscillent entre trois approches, ou trois pôles figurés ci-dessous. Ces approches sont combinables entre elles, mais méritent d'être distinguées.

Figure 2 : Trois pôles pour une théorie particulière des"habits"

On a établi cette figure en pensant essentiellement au concept de "routine organisationnelle", car dans la littérature économique actuelle, l'interprétation du concept oscille entre ces trois

ancrages théoriques.

En (a), on tire la définition des "habits" (ou routines) vers la psychologie. Les"habits" sont conçus comme prenant leur source dans la psychologie des individus ils sont assimilables à des faits psychologiques et expliqués alors au moyen d'une théorie particulière de la cognition humaine. C'est la manière dont procèdent - au moins partiellement et en première analyse - les théories évolutionnistes de Veblen et Hayek. On commence par définir des"habitudes de pensée"ou des"schèmes cognitifs", et ensuite à partir de là, on construit une théorie de plus grande ampleur. Aujourd'hui, en matière de routine (individuelle ou organisationnelle), on raisonne d'une manière analogue à partir du concept d'apprentissage adaptatif (le terme du"learning"), en transposant des modèles plus ou moins directement issus de la psychologie en économie, et dans le domaine de l'organisation (voir par exemple le Chapitre V, section 1 et 2).

En (b), on inscrit"l'habit"ou la routine dans une dimension cognitive, mais la connaissance est liée aux pratiques, aux techniques, aux"manières de faire les choses", aux procédés utilisés dans la production, la commercialisation, la gestion, etc. C'est l'approche de Nelson et Winter, une approche qui, dans notre interprétation, est différente de la première. Ce ne sont pas des faits ou des processus psychologiques qui sont alors mis en avant, mais plutôt le fait technique lui-même, dans son existence propre, avec ses processus spécifiques de transformation - des processus conçus dans cette théorie comme typiquement évolutionnistes, sur le mode du tri par essais-erreurs et améliorations successives. Le paradigme des "habits" sert alors à comprendre les

"capacités des firmes", et fonde le rejet de la fonction de production néo-classique (voir Chapitre III). En (c), Les"habits"sont marqués par l'existence des institutions générales de la société et de l'économie Les "habits" incorporent alors des éléments institutionnels, ou des règles sociales héritées ou construites au cours de l'histoire. Ils peuvent représenter ces institutions, qui sont formées et définies à travers des processus que les différentes théories spécifient très différemment.

Notons pour finir que ces différentes approches (a), (b) et (c), présentées ainsi de manière très générale, ne sont pas totalement exclusives l'une de l'autre, mais peuvent au contraire être combinées entre elles.

*

* *

On peut conclure ce chapitre en admettant, comme Arrow dans son article sur la rationalité (1986, p. 24), que le paradigme des "habits" est bien "une théorie logiquement complète du comportement". Un tel cadre théorique fournit en particulier directement une réponse solide à la double question de l'explication de la variété et de la stabilité au cours du temps de différents schémas de comportement."L'habit", le schème, la routine, sont autant de concepts qui permettent d'imaginer la cristallisation de toutes sortes d'influences dans les individus (ou les agents pris en compte par la théorie), par construction de dépôts relativement stables, par formation d'habitudes variées, lesquelles sont ensuite activées et transformées, au gré des circonstances. Cette théorie contient donc en elle-même une explication de la stabilité des schémas de comportement et de leur

variété, une variété qui est de plus déclinable de manière fort différente. Le modèle générique peut en effet être spécifié et utilisé pour expliquer des différences sociales ou culturelles, ou une accumulation différenciée de connaissances, ou même, la grande diversité des capacités et des performances, etc.; il peut être appliqué aux individus, aux organisations, aux firmes, etc.

Cette approche théorique de l'explication des comportements permet d'abandonner le paradigme de la rationalité, et l'hypothèse d'un mécanisme de choix universel et commun à tous les agents économiques, un mécanisme situé hors de l'évolution, et excluant à ce niveau la variété. Le paradigme des "habits" est à l'inverse conciliable avec l'évolution et la transformation historique. Son utilisation permet de donner une certaine épaisseur au temps, un temps conçu comme historique et non simplement logique. Le poids des évènements, de certaines expériences, le déroulement différent du cours des choses, l'irréversibilité et l'incertitude qui marquent l'ensemble des décisions économiques effectives, sont des phénomènes que ce mode de raisonnement théorique peut aisément prendre en charge. Toute approche de l'économie qui accorde une certaine importance au temps et à l'histoire, trouve alors dans le paradigme des

"habits" une manière de penser théoriquement la transformation incessante, mais relativement ordonnée, des comportements individuels.

Le paradigme des"habits"est sous cet angle indispensable - comme nous avons essayé de le montrer - à toute théorie évolutionniste, et en particulier aux approches évolutionnistes de l'économie, à partir du moment où ces approches s'intéressent aux comportements individuels. La construction théorique évolutionniste trouve alors, inclus dans le principe même des "habits", deux des mécanismes qui définissent le processus évolutionniste : (a) le mécanisme de l'hérédité, (b) et le mécanisme de génération des variétés. Un mécanisme de sélection, spécifié ensuite d'une manière ou d'une autre, permet d'assurer un tri, qui forme et transforme - totalement ou partiellement - les différentes sédimentations culturelles constitutives de "l'habit". On a présenté rapidement l'évolutionnisme de Veblen et de Hayek afin d'établir ce point, qui permet de comprendre que les économistes évolutionnistes, qui aujourd'hui mobilisent le concept de routine (individuelle ou organisationnelle) retrouvent inévitablement, par une sorte de nécessité inscrite à l'avance dans la démarche et la construction théorique, le paradigme des"habits". C'est bien le cas pour Nelson et Winter (1982), comme nous le verrons dans les Chapitres III et IV. Mais avant d'exposer et d'analyser leur théorie des routines, il est nécessaire d'aborder la manière dont le paradigme de la rationalité pose la question des habitudes effectives (des "rules-of-thumb", des routines, etc.), c'est-à-dire de tout un ensemble de manifestations externes, habituelles, répétitives, de certains"habits".C'est l'objet du deuxième chapitre.

Ch II : La prise en compte des habitudes (de l'individu et