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Le "choix" est aussi une capacité

Equivalents chez Nelson et

B. Une critique radicale de la fonction de production néo-classique

2) Le "choix" est aussi une capacité

Le concept d'ensemble de production est fondamentalement inséparable de l'hypothèse de rationalité, et plus précisément de l'idée que le comportement des firmes peut être analysé en terme de "choix", un choix optimisateur entre différentes alternatives bien définies. La critique du concept de l'ensemble des possibilités de prodution conduit donc directement à récuser le principe de maximisation. Une telle maximisation est d'ailleurs en matière de choix technique proprement impossible. Aucun examen systématique, aucune délibération, aucun calcul comparatif exhaustif ne peut en effet être réellement mis en œuvre ici. On est bien en rationalité limitée, mais dans un sens très fort, car on ne peut considérer comme un donné l'état des possibilités productives et technologiques de la firme. De plus, une partie importante de la capacité de la firme repose sur de la connaissance non articulée. Cette source d'incertitude interne, accrue par la R & D, fonde une capacité cognitive limitée pour la firme (ou ses dirigeants). La rationalité de la firme est donc par nature limitée et la métaphore de la maximisation des profits est inapplicable ici."La difficulté avec cette théorie [orthodoxe] est le fait que, même si les firmes essaient explicitement de maximiser quelque chose, elles ne peuvent réellement maximiser"(Nelson et Winter, 1982, p. 68).

Nelson et Winter vont cependant beaucoup plus loin dans l'analyse et la critique du choix. Cette notion de choix, notent-ils, renvoie en effet à des choses bien différentes dans la théorie orthodoxe, et la théorie contemporaine est"confortablement vague"sur ce que ce terme de "choix" signifie exactement.

"Parfois, "choix" renvoit à un processus impliquant délibération. Mais parfois, "choix" est inclut le fait de suivre sans délibération une règle de décision déjà fixée, cette règle de décision étant présumée être elle-même le résultat d'une délibération ancestrale. Et dans certaines définitions particulièrement élaborées de l'usage théorique des hypothèses d'optimisation, on admet même que les firmes ne peuvent jamais effectuer aucune délibération calculatoire explicite"(Nelson et Winter, 1982, p. 67-68).

A partir du moment cependant où l'on admet que les décisions ou les choix sont des résultats d'un certain nombre de règles de décision déjà fixées, il semble nécessaire d'examiner d'un peu plus près ces différentes règles, qui expliquent de fait le comportement.

"Ce type d'analyse devrait conduire à analyser pourquoi la règle de décision est ce qu'elle est, et inclure une théorie de la création et de la transformation des règles de décision. De ce point de vue, il pourrait être intéressant d'analyser le caractère adapté des règles de décision dominantes et les processus de changement des règles pour déterminer dans quelle mesure ces règles rendent la firme capable d'affronter les circonstances. En effet, les règles de décision employées par la firme doivent être regardées comme une part importante de ces capacités totales, sur le même plan que les activités de production dans son ensemble de possibilités de production"(Nelson et Winter, 1982, p. 68).

production - entre le processus de choix (maximisateur ici) et les alternatives soumises au choix, disparaît. Le processus lui-même renvoit aux procédures décisionnelles, à des compétences particulières en matière de décision, à des capacités donc que rien ne sépare en principe des autres capacités de la firme; et qui peuvent être aussi diverses que les firmes le sont. Et ici, c'est bien le paradigme des "habits" qui l'emporte sur l'hypothèse d'un comportement rationnel. Il en est de même quand on parle, quand on peut parler d'une réelle délibération. Dans ce cas, notent Nelson et Winter, le processus délibératif n'existe dans l'organisation que parce que la situation présente n'a pas été correctement anticipée. Le choix est alors contingent, la décision prise reflétant des circonstances particulières. Ce choix enfin est fragmenté, temporellement tout d'abord, le long des lignes de responsabilité et de hiérarchie ensuite, dans les organisations d'une certaine ampleur.

"Tous ces aspects indiquent que la délibération est une forme d'activité économique de plein droit, contrainte par la rareté des inputs et par l'état existant de la "technologie" de la délibération. Bien que les nouvelles interprétations sophistiquées du comportement maximisateur reconnaissent l'existence de coûts d'information, elles restent liées à une distinction nette entre avoir et déployer une activité ou capacité, et choisir une action"(Nelson et Winter, 1982, p. 70).

Cette dichotomie a des effets paradoxaux, puisqu'une amélioration des techniques de traitement de l'information associées à certaines machines - comme pour prendre un exemple, le changement du logiciel commandant une Machine-Outil à Commande Numérique - est clairement rangée par l'économiste orthodoxe dans la rubrique "changement technologique"; alors qu'une modification du processus de traitement d'une information directement liée à la délibération - comme"une procédure de programmation linéaire qui aide à décider quelles usines doivent approvisionner quels entrepôts" - reste " invisible à l'approche orthodoxe" (Nelson et Winter, 1982, p. 70), car intégrée au "choix" lui-même. De manière analogue, ajoutent Nelson et Winter, l'orthodoxie semble incapable de reconnaître que différentes firmes peuvent avoir différentes façon de faire leurs choix156. Et la plupart des techniques de gestion - qui conduisent pourtant dans la vie éconmique réelle à des investissements souvent coûteux - sont alors ignorés par cette théorie néo-classique des capacités des firmes.

On pourrait considérer que toute cette argumentation de Nelson et Winter n'est au fond qu'une interprétation un peu radicale de la rationalité procédurale d'Herbert Simon. A nos yeux, il y a cependant bien plus ici. La notion même du choix, de la délibération, de la décision, s'efface complètement, et seules les procédures de décision sont à prendre en compte par la théorie. Elles sont posées comme autant de capacités particulières, de routines organisationnelles donc, qui comme les autres routines, sont ancrées dans une certaine connaissance technique. Elles sont de plus diverses et changeantes, dépendent du passé et des innovations, etc.

Il y a donc ici un double renversement de point de vue : (1) Une liaison théorique est établie

156 En ramenant la délibération au processus de la délibération et le processus aux procédures (routines) qui expliquent largement - avec le contexte - les décisions prises, Nelson et Winter se rangent clairement du côté des "grognons" stigmatisés par Von Mises (1950, p. ), du côté des partisans du"polylogisme". La variété des processus délibératifs des firmes et la dépendance par rapport au passé s'opposent ainsi clairement à l'idée même d'une rationalité universelle, donnée et inchangée.

entre les capacités et le comportement, et même entre les capacités et les performances des firmes. Les capacités des firmes sont ancrées dans une dimension cognitive, une dimension technique liée à l'ensemble de l'activité productive. Le principe caché qui, dans la paradigme de "l'habit", explique la régularité des comportements les plus apparents, est ici constitué par la connaissance, une connaissance liée aux "inputs" et largement inarticulée. Cette connaissance échappe donc à tout "annuaire" et à tout "ingénieur-chef". (2) L'hypothèse de rationalité - même dans ses formes simoniennes - est détrônée; et le processus de délibération (ou le calcul maximisateur) n'est plus le point de départ de l'analyse théorique. C'est plutôt maintenant éventuellement un point d'arrivée. La décision délibérative étant réductible aux différentes routines qui l'expliquent.

Section 2 : Le "skill" et l'analyse du comportement individuel

En 1982, dans An Evolutionary Theory of Economic Change, l'exposé de la théorie évolutionniste commence par un chapitre consacré aux "skills"157 et au comportement des individus, alors que l'objectif de l'analyse est clairement affiché comme étant le"comportement des firmes et autres organisations" (Nelson et Winter, 1982, p. 72). Mais, nous disent Nelson et Winter,

"le comportement des organisations est assimilable, dans une large mesure, aux comportements des individus qui composent l'organisation". De plus, ce comportement individuel a une grande valeur "comme métaphore du comportement des organisations : l'idée que "les individus sont aussi des organisations complexes", a un pouvoir considérable"(Nelson et Winter, 1982, p. 72158).

Nelson et Winter veulent donc éclairer l'analyse des comportements des firmes en introduisant une certaine explication des comportements individuels, à travers l'analyse de la notion de "compétence" ("skill"). La compétence, c'est-à-dire le savoir et savoir-faire d'un individu va définir celui-ci, sans qu'on prétende cependant, précisent Nelson et Winter, trouver dans ce concept la seule et unique explication du comportement individuel. Cette définition est donc

157 Le terme"skill"peut être rendu par les termes : habileté, compétence, talent, qualification, avec toutes les ambiguités possibles (qualification/classification, etc). Mais l'emploi du mot par Nelson et Winter, à bien lire leurs analyses, rapproche le terme de "l'habitus" sociologique (Bourdieu) ou des "habits"

vébléniens, avec deux usages pour un terme qui renvoie à la fois au principe interne commandant le comportement et à sa manifestation visible et extériorisée, le comportement lui-même. Comme les"skills", les"habits"intègrent des connaissances, des savoirs, des savoir-faire, des dressages, dont l'individu n'a en général pas conscience, et qui détermine largement ce qu'il est et ce qu'il fait. Faute de mieux, nous emploierons les termes "compétence" ou "qualification".

158 On pourrait penser - à première vue - qu'il y a dans ce passage une sorte de déclaration en faveur de l'individualisme méthodologique. L'analyse des"skills"individuels devant précéder (logiquement ) l'analyse des "skills collectifs" et des "routines organisationnelles", puisque le comportement des organisations est

"assimilable, dans une large mesure, aux comportements des individus qui composent l'organisation". Mais la suite de la phrase qui fait des individus des "organisations complexes" a une tonalité nettement "institutionaliste" et contredit une interprétation "individualisante". Il s'agit plutôt - pour Nelson et Winter - d'affirmer ici que les individus comme les organisations (et les organisations comme les individus) ont quelque chose en commun (leur comportement compétent) et peuvent être analysés (sur ce plan là) selon les mêmes termes, car relevant fondamentalement de la même théorie cognitive. Partir des individus et des

"skills" individuels permet alors d'introduire directement les "connaissances tacites". On a là un procédé d'exposition - à finalité pédagogique - et non l'affirmation implicite d'un lien de détermination logique.

partielle159; mais le véritable objet de la théorie est bien l'organisation, et l'analyse de la compétence (individuelle) n'est introduite que pour expliquer (1) la part des comportements individuels qui intéressent l'organisation, (2) et par analogie, certains aspects du comportement de l'organisation elle-même (considérée alors comme un tout).

"Les savoir-faire individuels sont les analogues des routines organisationnelles; l'analyse du rôle des "skills" dans le fonctionnement individuel permet donc de comprendre le rôle joué par la routine dans le fonctionnement organisationnel"(Nelson et Winter, 1982, p. 73).

Nelson et Winter semble reprendre ici avec cette métaphore - et cette équivalence "individu"

"organisation" - un mode d'approche traditionnel chez Simon. Rappelons qu'incidemment, dans Administrative Behavior, celui-ci, parlant des "habitudes humaines" établit lui aussi une équivalence en évoquant leur"contrepartie artificielle dans l'organisation", c'est-à-dire les"routines de l'organisation" (Simon, 1945, p. 80). Les fondements et le traitement de la métaphore sont cependant profondément différents. Chez Simon, on est toujours dans une approche qui s'affirme psychologique. Chez Nelson et Winter, c'est directement la compétence, le savoir technique et les caractéristiques même des formes de la connaissance productive, qui fondent l'analyse. L'approche est alors plus schumpétérienne que simonienne. Car, s'il s'agit, pour eux, de

"comprendre le rôle que la routinisation joue dans le fonctionnement organisationnel"tout comme dans le"fonctionnement individuel"(Nelson et Winter, 1982, p. 73). Ce rôle est défini dans une dimension cognitive et en termes cognitifs (la compétence, le savoir-faire, les connaissances articulées et tacites, etc.), mais cette dimension cognitive laisse de côté toute considération psychologique (motivations, identification, docilité, etc) et/ou psycho-sociologique.