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Milton Friedman et "l'argument de la sélection"

Ch II : La prise en compte des habitudes (de l'individu et des autres) par les théories de la rationalité

B. Le paradigme de la rationalité entre vocation universelle et cantonnement à l'économique

2) Milton Friedman et "l'argument de la sélection"

C'est à la suite d'un article d'Alchian de 195076 que l'évocation de la sélection naturelle va permettre de réintégrer les "rules of thumb" dans le paradigme de la rationalité. Cet article représente une des premières réflexions ordonnées sur l'incertitude, la sélection et les processus de prise de décision dans un cadre évolutionniste. Alchian lui-même rejette d'emblée la possibilité d'une maximisation (qui perd tout sens à cause de l'incertitude); il la remplace par un simple critère d'aptitude (la réalisation de profits positifs), critère dicté par un système de marché impersonnel. Les types de comportements économiques dominants"apparaissent [alors]à travers un processus de sélection économique naturelle" (Alchian, 1950, p. 213). Stephen Enke77, une année plus tard, reprend la même démarche tout en changeant le point de vue. Car si, pour lui, la maximisation reste bien une hypothèse irréaliste à court terme et irréaliste pour des firmes prises individuellement, à long terme, la sélection naturelle dans un univers suffisamment concurrentiel impose un comportement optimisateur. Les firmes optimisatrices croissent et se multiplient, et absorbent la plus grande part des marchés, la norme de comportement qui s'impose à long terme est donc voisine de la maximisation des profits.

Cette argumentation est reprise par Milton Friedman dans son essai méthodologique de 1953. On peut prévoir les coups d'un champion de billard en faisant l'hypothèse qu'il joue "comme si" la force et la direction de ses coups étaient issues de calculs mathématiques compliqués donnant le parcours optimal des différentes boules. Cet exemple célèbre est précédé d'une analogie biologique, mettant en scène les feuilles d'un arbre qui se comportent "comme si" elles cherchaient délibérément à maximiser la quantité de soleil qu'elles reçoivent. La fausseté

75 Pour étayer son argumentation sur le caractère routinier et inconscient des règles de décision maximisatrices, Machlup évoque un automobiliste désirant doubler un camion alors qu'une voiture vient en face. Pour prendre sa décision, l'automobiliste n'a nullement besoin de connaître les vitesses respectives des trois véhicules et les distances les séparant. Il agit d'instinct, par routine. Mais pour autant cela n'invalide pas une théorie où l'individu calcule, maximise consciemment, etc. Friedman (1953) reprendra la même argumentation et des exemples analogues.

76 Cf. Alchian : "Uncertainty, Evolution and Economic Theory", 1950. Le cadre analytique présenté dans l'article est "très proche de la théorie biologique de l'évolution. Les équivalents économiques de l'hérédité génétique, des mutations et de la sélection naturelle sont l'imitation, l'innovation et les profits positifs"

(Alchian, op. cit., p. 220).

77 Cf. Enke, "On maximizing profits : a distinction between Chamberlain and Robinson", American Economic Review, 1951.

apparente de la prémisse - les feuilles ne réfléchissent pas et n'ont pas été à l'école apprendre les mathématiques requises pour calculer la position "optimale" - ne suffit pas à invalider l'hypothèse avancée78. La même argumentation est étendue à l'économie et aux firmes :

"Si le comportement des entrepreneurs n'était pas, d'une manière ou d'une autre, voisin du comportement compatible avec la maximisation des profits, il me semble peu probable qu'ils resteraient longtemps dans les affaires. Supposons que le déterminant immédiat et apparent du comportement des entreprises soit quelconque - réaction habituelle, tirage au sort ou toute autre possibilité. Chaque fois que ce déterminant se trouve conduire à un comportement compatible avec la maximisation rationnelle et informée des profits, l'affaire va prospérer et acquérir des ressources pour s'étendre; dans tous les autres cas, l'affaire tendra à perdre des ressources et ne pourra être maintenue en vie que par l'apport de ressources extérieures"(Friedman, 1953, p.22).

Dans cette argumentation, les "habits" (mises ici sur le même plan que "le tirage au sort ou toute autre possibilité" !), les "rules of thumb" des entreprises sont rendues équivalentes à la maximisation par l'évocation d'un mécanisme de sélection naturelle, une sélection que la concurrence - à long terme du moins - est censée assurer. Les "réactions habituelles" sont alors, -comme les "quasi-actions" de Von Mises -, assimilables à des choix rationnels. Il y a cependant une différence majeure entre les deux approches, car si Von Mises recourt à cet "artifice" pour préserver le principe d'une délibération consciente à l'oeuvre derrière chaque action humaine, Friedman déplace le principe fondant la rationalité des agents individuels vers un mécanisme général, celui de la concurrence qui assure par la sélection naturelle une progressive identification entre les

"habits"et le comportement optimisateur79.

Mais cette défense de la rationalité optimisatrice ne peut que très indirectement expliquer le maintien au cours du temps des habitudes (sans même parler de leur variété); la permanence des habitudes est en effet contradictoire avec l'idée même d'un choix (ponctuel). Ce point est bien mis en lumière par Sidney Winter dans sa critique de "l'argument de la sélection"80. Le but de Winter

78 Ces exemples illustrent la thèse célèbre de l'irréalisme méthodologique selon laquelle,"a theory cannot be tested by the 'realism' of its 'assumptions'" (Friedman, 1953, p. 23). Comme le souligne Mongin, cette proposition est passablement énigmatique, en particulier dans cette séparation entre des "hypothèses fondamentales" ("assumptions") et la théorie elle-même. Si la théorie dans ses énoncés secondaires semble toujours confrontable à l'empirie, les "hypothèses fondamentales" sont exclues d'emblée de toute tentative de test et donc de toute réfutation. On peut aussi étendre la non validité d'une réfutation éventuelle à des "hypothèses auxiliaires" et non simplement "fondamentales" (ce que fera Machlup en 1955) et de proche en proche récuser ainsi tout test empirique... quand celui-ci s'avère gênant pour les constructions théoriques orthodoxes (Voir Mongin, 1986-a, p. 98-99 et 128-129).

79 D'une certaine manière, Friedman (et Machlup) ne font que mettre à jour "l'irréalisme" originel de leur propre théorie en matière d'explication du comportement individuel (qu'il s'agisse des êtres humains ou des firmes). Machlup en est parfaitement conscient, lui qui répète inlassablement que l'homo oeconomicus n'a rien à voir ni de près ni de loin avec l'être humain (même considéré dans ces activités économiques) et que "la firme néo-classique n'est pas destinée à expliquer ou prédire le comportement des entreprises réelles; elle est plutôt destinée à expliquer et prédire les variations des prix (...) dues à des changements des conditions (taux de salaire, taux d'intérêts, (...)). Dans cette chaîne causale, la firme est un simple maillon théorique, une construction mentale destinée à expliquer comment l'on passe de la cause à l'effet."(Machlup, 1967, p. 399).

est alors double : (1) Il veut montrer l'inconsistance logique de "l'argument de la sélection" comme défense de l'hypothèse de maximisation des profits. Comme il l'écrira plus tard :"c'est une béquille tremblante et peu solide"de la théorie orthodoxe (Winter, 1987). (2) Mais, plus fondamentalement, il veut aussi retourner l'analogie biologique un simple discours de circonstance pour l'orthodoxie -afin de formuler une nouvelle théorie de la firme, une théorie évolutionniste, qui dépasse Alchian (1950) et tienne compte des critiques de Penrose (1952). Il va donc doter la firme d'une constitution génétique : les routines.

Dans son texte de 1964, "Economic "Natural Selection" and the Theory of the Firm", Winter critique le passage de Friedman cité plus haut en faisant observer que l'argument n'a de sens que dans une perspective temporelle. Le processus par lequel les firmes prospères remplacent les autres ne peut être instantané. Il faut donc considérer plusieurs périodes, ce qui pose le problème de la stabilité et de la cohérence du comportement des firmes. Si le comportement des entrepreneurs est dominé par le hasard ("random chance, or what not") et change donc continuellement, la sélection opérera à chaque période, mais il n'y a aucune raison pour qu'une firme soit continuellement maximisatrice; il n'y a de plus aucune raison de croire qu'il s'établira une quelconque tendance cumulative.

Si le comportement est routinier par contre ("habitual reaction"), les choses sont un peu plus compliquées. Les firmes qui maximisent leurs profits sur plusieurs périodes vont se développer au détriment des autres, ce qui tend à transformer l'environnement (prix, etc.) et donc la forme de la sélection. Mais il n'y a pas de raison de croire là non plus, que dans cet environnement altéré, les mêmes firmes aient la bonne fortune d'être toujours proches de l'optimum. L'argument de Friedman repose donc sur une hypothèse implicite, un état de l'environnement stable et inchangé, mais l'environnement est continuellement transformé par le processus dynamique lui-même81.

L'argument de la sélection soulève donc directement le problème de l'hérédité. Pour que la sélection puisse opérer, il faut un équivalent du mécanisme biologique de l'hérédité, un mécanisme assurant d'une période à l'autre, la cohérence des comportements de la firme. Le problème n'est pas traité par Friedman, mais il est bien au coeur d'un raisonnement en termes de sélection naturelle. Il est donc nécessaire de distinguer, note Winter en 1964, entre les "actions" ponctuelles des firmes et les "structures" ("organization forms") qui assurent une certaine transmission dans le temps des caractéristiques du comportement82. L'idée que la sélection opère

the Innovating Remnant", 1971.

81 En 1986, Winter pourra réitérer la même critique à cette "défense classique" de la rationalité-optimisatrice, reformulée alors par Lucas ("Adaptative Behavior and Economic Theory", 1986), comme résultat émergent à la suite d'un apprentissage adaptatif de différents agents. Là encore, c'est"limiter les ambitions de la science économique à l'étude des processus d'adaptation à des états stables..." (Winter, "Comments on Arrow and on Lucas", 1986, p. S.429).

82 "Alchian and Friedman do not distinguish between actions and organization forms and it is not clear on which the selection process is though to operate"(Winter 1964 p. 241).

J'ai préféré traduire "organization forms"par "structures" (comme Chiappori, 1984), car, dans ce texte de 1964, il s'agit bien de l'apparition d'une formulation sémantiquement embryonnaire des "routines". Une traduction littérale trahirait le sens.

sur des "structures", et non sur les actions particulières, conduit alors à ouvrir la "boîte noire" et à s'intéresser aux processus de décision internes aux entreprises (donc à faire la jonction avec la théorie behaviouriste de la firme). Elle conduit aussi à retourner l'analogie biologique contre l'orthodoxie en dotant la firme d'un génotype, constitué par les différentes "organization forms"; celles-ci d'ailleurs, dès 1971, disparaissent et font place aux routines organisationnelles (voir le chapitre 3).