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Expérimentations et glissements analogiques

Troisième partie :

1) Expérimentations et glissements analogiques

En 1995 à Santa Fe, Massimo Egidi déclare "toujours insurpassée"(Cohen et alii, 1995, p. 46), la définition suivante des comportements routinisés donnée par March et Simon dans

"Organizations":

"Nous considérerons un ensemble d'activités comme routinisées, dans la mesure où le choix a été simplifié par le développement d'une réponse déterminée à des stimuli définis. Si la quête a été éliminée, mais que le choix demeure sous forme d'une routine d'évaluation systématique et nettement définie, nous dirons que les activités sont routinisées"(March et Simon, 1958, p. 142).

Le comportement routinier des organisations trouve alors ultimement son origine dans le fonctionnement cognitif des cerveaux humains. La recherche doit donc se donner comme but de dégager les "micro-fondations psychologiques" des routines humaines (et donc organisationnelles). L'expérimentation est nécessaire, affirme Egidi, pour obtenir une confirmation de l'hypothèse d'un comportement "basé sur des règles", cette hypothèse étant la seule vraie alternative - selon lui - à

"l'optimalité globale et aux anticipations rationnelles"(Cohen et alii, 1995, p. 50).

Les expérimences doivent permettre de"vérifier sur des bases empiriques l'hypothèse d'un comportement routinisé "basé sur des règles"["rule-based"],et plus généralement dans quelle mesure les individus agissent sur la base d'un modèle du monde interne"(in Cohen et alii, 1995, p. 42).

Le comportement routinisé est alors opposé - dans la plus pure tradition simonienne - à la

244 A partir du même schème dualiste "représentation/expression" [Rm/Ra dans notre formulation], Egidi et Warglien proposent deux définitions opposées du terme "routine". Warglen réserve ce terme au comportement observé, à "l'expression" donc; et s'intéresse à la "connaissance codée"dans les objets, les règles, etc. (Cf. Cohen et alii, 1995, p. 23 en particulier). Egidi énonce d'emblée la "représentation" comme

"rule-based"; et la "routine" - entendue au sens de la computation - se situe au niveau de la "représentation"; le terme"comportement routinisé" est réservé alors à "l'expression" (aux routines en acte

Radonc). Derrière cette divergence"purement nominale" (Egidi, op. cit., p. 42), il y a - à mes yeux - toute une redéfinition néo-cognitiviste des routines organisationnelles (et une approche différente du concept de "connaissance tacite").

délibération consciente du sujet. Le comportement routinisé observé est conçu comme une conséquence des "représentations" ou "modèles mentaux" possédés par les différents individus, lesquels modèles peuvent être ramenés à un certain nombre de règles de production : "conditionfi

action", que d'autres règles de production manipulent. C'est en ce sens qu'il faut comprendre l'expression de "comportement basé sur des règles" ("rule-based")245. La recherche est donc cadrée théoriquement par les hypothèses cognitivistes, l'hypothèse en particulier selon laquelle "les individus sont capables de former une représentation mentale interne de la situation, basée sur des symboles et leur manipulation"(Egidi, in Cohen et alii., p. 41246).

L'expérience menée par Cohen et Bacdayan, reprise ensuite par Egidi, Marengo et Narduzzo, mobilise ainsi deux joueurs qui doivent, en manipulant des cartes à jouer (dont certaines sont retournées), arriver à établir une certaine configuration, une configuration connue et donnée dès le départ du jeu247. Les joueurs sont tous deux motivés à construire la configuration recherchée, mais ne peuvent communiquer directement entre eux. Ils jouent par l'intermédiaire d'un ordinateur sur deux consoles séparées, les écrans leur présentant chaque état du jeu en fonction des mouvements précédents.

On utilise ici les méthodes de la psychologie expérimentale (protocoles, etc.) pour étudier comment des joueurs, confrontés à la même situation de "problem-solving", inventent de manière interactive un certain nombre de procédures et de règles (des "représentations" ou "modèles mentaux") qu'ils appliquent ensuite de manière routinière, c'est-à-dire systématiquement et sans réflexion préalable. L'expérimentation montre que l'attention des individus ne se focalise pas immédiatement sur la recherche de la procédure conduisant à un résultat immédiat, mais plutôt sur l'élaboration d'un ensemble de règles associées à certaines configurations clefs. Ces "méta-règles" sont mémorisées et appliquées ensuite systématiquement en présence des configurations clefs, également mémorisées, afin de constituer des séquences d'actions ordonnées (et de fait mutuellement coordonnées), qui aboutiront à terme à la configuration demandée.

"Pour atteindre leurs buts, les joueurs mettent en oeuvre des séquences de mouvements qui dépendent des configurations du jeu; ces séquences sont des "routines organisationnelles", lesquelles ne peuvent être mémorisées par les joueurs à cause de leur variété et de leur nombre. Les joueurs ne gardent pas en mémoire toute la connaissance et l'information qui leur est nécessaire pour jouer. Ils créent et

245 Cette expression est fréquente dans la littérature; le"rule-based" tendant à remplacer la "routine" ou le "comportement routinier". On la trouve aussi sous la plume de March et Simon (Voir "Organizations Revisited", 1993).

246 Le problème alors pour Egidi est de déterminer dans quelle mesure les êtres humains sont assimilables à des machines de Turing. Le terme "routine" est tout simplement pris dans son sens computationnel, comme un synonyme de programme - une liste d'instructions dans un langage artificiel. Toutes les routines peuvent alors être représentées par des ensembles de règles de production : "conditionfiaction". (voir Cohen et alii., 1995, p. 40 et suivantes; en particulier p. 44-45 où Egidi établit certaines différences entre les machines de Turing d'un côté, et les hommes et organisations réelles de l'autre).

247 Cf. Cohen et Bacdayan, 1994, "Organizational Routines are Stored as Procedural Memory : Evidence from a Laboratory Study"; et Egidi, Marengo et Narduzzo, 1994, "On the Origin and Nature of Organizational Routines : some Evidence from Experiments".

mémorisent un ensemble de simples "méta-règles", lesquelles leur permettent de générer les routines organisationnelles. Les règles (...) font que les joueurs peuvent recréer la connaissance manquante à n'importe quel moment"(Egidi, Marengo, Narduzzo, 1994, p. 5).

Egidi, Marengo, Narduzzo distinguent donc, dans leur interprétation de cette expérience, deux niveaux : le niveau de la "représentation" ou de la connaissance mémorisée (les "méta-règles"248), et le niveau de "l'expression", où apparaissent les séquences d'actions mises en oeuvre par les joueurs. Ils affirment que"ces séquences sont des routines organisationnelles", utilisant donc ce terme au niveau de la représentation. En 1995, Egidi utilisera à ce niveau le terme"comportement routinisé", en réservant le terme "routine" aux représentations (les "méta-règles" donc), mais ce changement de vocabulaire est - comme il le dit lui-même -"purement nominal"(Egidi, in Cohen et alii., 1995, p. 42). L'important ici est que la "représentation" donne naissance à "l'expression". Les

"méta-règles" génèrent donc des "routines organisationnelles", c'est-à-dire des mouvements successifs des différentes cartes à jouer.

On déduit donc de l'expérience l'existence de "méta-règles"qui peuvent donner naissance à toutes sortes d'actions particulières. Ces"méta-règles" élaborées au cours du jeu, sont mémorisées et mises en oeuvre automatiquement dans des situations analogues, ce qui réduit d'autant la nécessité éventuelle d'une prise de décision "consciente et délibérée". Et le même ensemble de

"méta-règles" peut donner naissance à des séquences d'action différentes. Pour trouver une carte particulière, les joueurs peuvent procéder différemment d'un tour à l'autre, tout en utilisant les mêmes "règles"."Dans cette situation, je n'hésiterais pas à considérer que le comportement routinisé est le même, car tous les éléments constitutifs d'une "action identique" sont observés : les comportements sont partiellement différents au cours du temps, mais le mécanisme qui les génère est le même" (Egidi, in Cohen et alii., 1995, p. 44).

Les protocoles d'expérimentation permettent de mettre à jour et d'expliciter l'ensemble de ces

"méta-règles"; des règles dont l'existence n'est d'ailleurs reconnue par les joueurs; ceux-ci les mettent en oeuvre de manière effective sans en être pleinement conscients. Ces"méta-règles"sont construites au cours d'un apprentissage adaptatif spécifique, dans une situation particulière de

"problem-solving", qui ne peut être tranchée que collectivement et de manière interactive. La situation interactive du jeu autorise alors - pour cette approche - l'usage du terme routine organisationnelle; les "règles" mémorisées n'étant ni purement individuelles, ni universelles eta priori, mais liées à une situation qui reconstitue formellement le contexte du "problem-solving"

organisationnel. On peut alors mettre directement en continuité les routines des organisations productives avec cette situation très particulière du jeu. Le glissement analogique s'effectue alors dans la dimension cognitive, une dimension analysée en termes psychologiques. On passe ainsi directement des "modèles mentaux" aux "méta-règles" organisationnelles, en évitant tout questionnement sur ce qu'est une "organisation", ou même plus généralement une relation sociale.

248 Les "méta-règles" sont des connaissances plus ou moins "tacites", au sens où Egidi, Marengo et Narduzzo entendent ce terme (voir plus loin). Les"méta-règles"correspondent aux répertoires de Nelson et Winter.

On évite ainsi le problème du"conflit intra-organisationnel", et on ne pose même pas explicitement une hypothèse de "trêve" (susceptible de remettre en cause le modèle de l'apprentissage adaptatif). On peut remarquer tout d'abord que cette manière d'envisager l'interaction organisationnelle est tellement particulière et formelle, qu'elle s'applique sans mal à toutes sortes de relations sociales "non organisationnelles", comme certaines relations marchandes, les relations d'échange récurrentes par exemple - comme acheter régulièrement son pain dans la même boulangerie. Ces relations peuvent être analysées ainsi, comment donnant lieu à construction de "représentations" (mutuellement dépendantes).

Le cadre de l'expérimentation, d'un autre côté, n'est pas tout-à-fait anodin, étant choisi en fonction des hypothèses théoriques de la psychologie cognitive. Il s'agit en effet d'un jeu médiatisé par un ordinateur, ce qui définit une interaction sociale tout-à-fait spécifique; le jeu est calculable par l'ordinateur et médiatisé par celui-ci. On peut donc se demander si l'apprentissage interactif ainsi représenté n'est pas semblable à la relation que les êtres humains entretiennent entre eux à travers certaines machines, comme par exemple les automates bancaires. Dans le cas d'un automate bancaire, il faut bien découvrir un jour le mode d'emploi, un mode d'emploi effectif qui peut éventuellement être différent du mode d'emploi prévu par les concepteurs de la machine; Il y a donc bien une phase d'apprentissage adaptatif. Dans une telle relation, l'autonomie sociale de l'individu disparaît, puisque sa "motivation" est fixée ou prévisible (sauf à envisager un comportement déviant : bris de la machine, etc.249); on peut donc dire qu'il suit des règles sociales. Mais, plus profondément, l'individu doit aussi suivre les règles cognitives déjà inscrites dans la machine, dans son fonctionnement. Il doit donc transformer son comportement dans cette relation avec ce qui n'est qu'une machine de Turing; il doit donc se transformer lui-même en une autre machine de Turing, en apparence tout du moins250.