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Un problème pour la stabilité temporelle du "gène"

Ev = évolution, soit par mutation, soit par transformation de la composition du génotype de l'industrie ou des

Section 2 : La place de la trêve dans le dispositif théorique de Nelson et Winter

B. Un problème pour la stabilité temporelle du "gène"

Toute la construction théorique évolutionniste exposée dans le livre de 1982 repose sur l'existence d'un équivalent du gène. La routine est d'abord une mémoire, un stockage stabilisé et conservé en l'état de période à période d'un ensemble de connaissances. Winter le rappelle fort justement à Friedman en 1964213. Il faut, pour qu'un mécanisme de "sélection naturelle" puisse agir sur les firmes, que celles-ci aient des génotypes. Une théorisation évolutionniste des firmes a donc besoin d'un équivalent du mécanisme biologique de l'hérédité et les"structures organisationnelles"

(ou routines) doivent être suffisamment stables pour que la cohérence des comportements se maintienne au cours du temps.

La théorie des routines exposée dans le livre de 1982 (chapitre 4 et 5) vise à fonder analytiquement ce principe de l'hérédité. Les "skills", les routines organisationnelles (conçues comme compétences) sont ancrées dans un savoir (articulé ou tacite) qui est accumulé, reproduit, entretenu de période à période. On a donc bien alors une sorte de mémoire, une mémoire suffisamment stable et invariante, qui autorise, dans le cadre de l'analogie bio-évolutionniste, l'action du mécanisme de sélection.

Rediscutant en 1995 à Santa Fe, le concept de routine, Winter souligne de nouveau l'importance pour toute théorie évolutionniste du principe d'hérédité. En particulier, toute théorie évolutionniste du comportement des firmes réclame la présence d'un certain nombre de "traits quasi-génétiques" ("Quasi-genetic traits"); c'est-à-dire d'un ensemble d'éléments qui "restent approximativement constants dans l'organisation pendant une période suffisamment longue" pour que des mécanismes de sélection (analytiquement distincts) puissent agir et fonder ainsi une transformation analysable en termes évolutionnistes. Le livre de 1982, dit-il, "a pu donner l'impression qu'une sorte de concept unitaire de la "routine" était la clef de notre analyse"(Cohen et alii., 1995, p. 9). Il est nécessaire cependant d'établir des distinctions, et même de fractionner les choses, pour"caractériser les différentes manières dont la routine peut être mise en relation avec le fonctionnement cognitif des individus impliqués dans une performance"(Cohen et alii., 1995, p. 9214).

213 Cf. "Economic "Natural Selection" and the Theory of the Firm", 1964.

214 Winter concentre explicitement l'analyse ici sur le "niveau cognitif", tout en soulignant immédiatement que la "dépendance contextuelle" pose le problème de l'existence d'une dimension

"motivationnelle/relationnelle". Ce problème, il l'écarte au moyen de la "trêve", répondant ainsi indirectement à Coriat et Dosi (voir passages cités au début de cette sous-section).

Winter propose alors une sorte de taxonomie, regroupant différents "traits quasi-génétiques". On peut ainsi distinguer (voir Tableau 11 ci-joint) : la "routine au sens large" (I) (qui comprend "la routine au sens étroit"et les"rules-of-thumb"), les"heuristiques et stratégies"(II) et les"paradigmes et cadres cognitifs" (III). Toutes ces distinctions, précise Winter, sont établies "au niveau cognitif". Et Winter ajoute qu'on peut , en dehors de cette typologie sur les fondements cognitifs et individuels des routines organisationnelles, admettre qu'existent aussi "d'autres types de "traits quasi-génétiques" qui peuvent fournir la continuité de base nécessaire à une théorie évolutionniste".Ce sont des

"traits systémiques stabilisés" ("Stable systemic traits"), qu'il définit comme des "traits [de la firme]

qui, par eux-mêmes, ne sont pas "structurels", mais qui sont stabilisés sur de longues périodes par quelques combinaisons de caractères de l'organisation." (Cohen et alii., 1995, p. 13). Il avance différents exemples, comme les ratios financiers (d'une firme), ces ratios reflétant en moyenne les effets joints d'un grand nombre d'opérations plutôt qu'un processus spécifique centré sur ces ratios eux-mêmes. Il en est de même des allocations budgétaires dans une bureaucratie gouvernementale, ou dans une corporation multi-divisionnelle avec un centre affaibli, à partir du moment où la détermination de ces allocations est d'une manière ou d'une autre stabilisée215.

Mais toute cette analyse, en 1995 comme en 1982, ne se déploie vraiment que dans la dimension cognitive. Prendre en compte la dimension sociale change tout, déstabilisant le principe même de l'hérédité. La menace ici ne porte plus sur la programmation du comportement, sur la détermination logique qui lie dans cette théorie un certain stockage de connaissances (Rm) et la performance (Ra). Elle porte sur le principe même de l'hérédité, c'est-à-dire sur l'existence et la stabilité en longue période des différents répertoires (ou"traits quasi-génétiques") des membres de l'organisation; la menace porte directement surRm. La stabilité temporelle des répertoires est en effet remise en cause, à partir du moment où ceux-ci intègrent aussi des éléments appartenant à la dimension "motivationnelle/relationnelle"; car, de nouveau, le principe de l'autonomie des différents membres de l'organisation se met en travers de la construction théorique.

En effet, admettons - pour rester dans le cadre de la théorie évolutionniste - que la routine non activée, inerte (Rm), n'est composée que d'éléments cognitifs. Autrement dit, les principes ou éléments qui pré-existent aux routines effectives (Ra) - et génèrent celles-ci dans un certain

"contexte"-, appartiennent intégralement à la dimension cognitive. On sait cependant que, même avec cette approche :

215 Ce point est, à Santa Fe, critiqué par Dosi qui avoue "son trouble" devant cette définition de Winter.

"J'interpréterai[plutôt] les "traits systémiques stabilisés" comme des ensembles relativement invariants de routines (au sens étroit), de rules-of-thumb et d'heuristiques éventuelles. Les "traits systémiques stabilisés" seraient alors un niveau central d'observation pour identifier les capacités des firmes comme cela est couramment discuté dans la littérature" (Dosi dans Cohen et alii., 1995, p. 14). Le concept de "traits systémiques stabilisés" est en effet assez ambigu, et pourrait ouvrir la voie à une interprétation directe de la firme comme organisme, les "traits systémiques stabilisés" caractérisant alors la manière dont fonctionnerait cognitivement l'organisation/organisme. Il faudrait aussi, à mes yeux, objecter plus fondamentalement, qu'ici la dimension sociale intervient au premier chef - de manière plus évidente que dans les routines organisationnelles les plus simples. Les différentes configurations d'allocations des budgets sont peut être une réalité cognitive cristallisée, mais relèvent certainement plus d'un compromis social (éventuellement institué).

(1) Le passage de Rm à Ra se fait dans un certain état de la trêve; c'est le problème, déjà abordé de la programmation;

(2) La constitution du répertoire, de la mémoire, du stockage des connaissances se fait aussi dans un certain état de la trêve. Les gènes de la firme, les répertoires intègrent donc une trace cognitive de cette trêve216.

On doit donc modifier le schéma précédent liant Rmà Raen s'interrogeant sur le problème de l'origine du répertoire, en analysant donc la liaison entre Ra et Rm. Le répertoire (Rm) est composé de connaissances (articulées ou tacites) stockées quelque part dans la firme, dans les différents membres de l'organisation. Certaines connaissances viennent ici de l'extérieur de la firme (connaissances génériques à toute une industrie par exemple); d'autres sont apportées par les nouveaux membres de l'organisation (savoir-faire des êtres humains ou connaissance contenue dans les machines, etc.). Mais, par ailleurs, une part non négligeable de la compétence globale a toujours pour origine l'activité routinière de l'entreprise elle-même. C'est en effet dans la mise en oeuvre au quotidien des différentes routines organisationnelles que les différents répertoires se transforment, se constituent ou se maintiennent ("remember by doing").

La formation ou la stabilisation d'un répertoire particulier (Rm) suppose donc l'activation antérieure - une activation éventuellement répétée - d'un certain nombre de routines Ra', Ra",

Ra'", etc.. On retrouve alors "en amont" de cette activation - ou de ces différentes activations - un certain état de la trêve.

Figure 12 : "Trêves" et formation des répertoires

216 C'est bien ainsi que raisonne Winter, puisque"ce que l'observateur voit est le produit d'un fonctionnement cognitif contraint par la sensibilité aux sources du conflit"(Cohen et alii., 1995, p. 10; passage souligné par Winter).

On peut alors faire quelques remarques :

(1) Ce n'est jamais la connaissance seule qui engendre la connaissance, et les différents répertoires qui donnent naissance à d'autres répertoires. Il faut en passer par l'activation, c'est-à-dire par une production effective de performances suivie d'une sélection, en fonction des différentes aptitudes. C'est ce processus qui modifie (ou non) le stock de connaissances. Il y a donc à chaque activation une intervention de la dimension sociale. Et ce constat, évident pour les routines de contrôle des comportements et d'incitation, reste tout aussi valable pour les routines reflétant plus spécifiquement des situations techniques ou cognitives217.

(2) Les différentes activations (Rm'Ra', Rm"Ra'', Rm'''Ra''', etc.), qui contribuent ensemble à produire un certain répertoire (Rm), supposent, chacunes, l'existence d'un certain

"contexte". Chaque activation suppose un certain état du"contexte motivationnel/relationnel, c'est-à-dire un certain état des relations sociales. Il y a donc obligatoirement ici toute une pluralité de relations sociales qui interviennent, à partir du moment où le stockage des connaissances, c'est-à-dire l'apprentissage, n'est pas purement individuel et solitaire, mais demande toujours l'intervention d'un certain nombre d'êtres humains. L'hypothèse générale d'une trêve se décompose alors en une multitude de trêves toutes a priori différentes, ce qui renvoit théoriquement à un problème de cohérence mutuelle, donc à la nécessité de définir théoriquement le lien social à un moment donné.

(3) La formation des différents éléments constituant les répertoires ne peut en règle générale être le résultat d'une activation unique d'un ensemble de répertoires. Ce n'est ni un processus instantané, ni un processus de courte période, sauf éventuellement pour des cas très particuliers où ces éléments ne sont composés que de connaissances articulées, car le stockage dans cette forme est alors en principe chose aisée (et éventuellement rapide). La formation d'un répertoire est plutôt, en règle générale, un processus qui demande du temps, s'étend sur plusieurs périodes et suppose des activations successives et répétées de différents répertoires. Il y a donc ici une nécessité supplémentaire à poser une hypothèse de trêve; car le moindre changement dans le degré de motivation des différents individus, ou dans les relations que les membres de l'organisation établissent de fait entre eux, peut très bien alors affecter la routine comme mémoire, au moment de sa constitution ou même plus généralement sous l'angle de son maintien en l'état, -la conservation n'étant possible qu'à travers l'activation des routines. Sans une hypothèse générale de trêve, une trêve inscrite d'emblée dans la durée, il faudrait pouvoir expliquer comment les différentes relations sociales permettant l'activation s'établissent à chaque période et comment ces relations se maintiennent en longue période, ou, se transformant, conduisent cependant à la

217 On peut évoquer ici la définition des produits de grande consommation, la définition par exemple de la "forme standard" de la bicyclette. Comprendre une telle définition suppose de prendre en considération (1) l'évolution des problématiques proprement techniques ("problem-solving") de tous ordres et (2) les différentes pressions passant ou non par le marché, qui font que l''invention" de la bicyclette n'est pas un évènement isolé, mais un processus s'étalant sur presque vingt ans (1879-1898), analysable comme établissement progressif d'une sorte de compromis social entre des demandes et des pressions contradictoires et d'origines diverses : concepteurs, fabricants, différentes sortes de clientèles, etc. (Cf. Pinch et Bijker, in Bijker et alii., 1993, p. 28 à 46).

formation et la stabilisation d'un certain dépôt cognitif.

On voit donc combien l'hypothèse de la trêve est nécessaire à la théorie. La trêve surplombe le principe du gène, envisagé comme principe de programmation des comportements et comme mémoire. Sans cette hypothèse de trêve, l'analogie biologique risquerait de perdre toute sa force. Il faut donc nier - neutraliser tout du moins - une transformation éventuelle de la dimension "motivationnelle/relationnelle". Et cela est d'autant plus nécessaire que les logiques de définition et d'évolution de cette dimension incluant les conflits ne peuvent être théorisées de la même façon que celles de la dimension cognitive. Les deux dimensions sont en effet analytiquement distinctes, comme nous allons maintenant le montrer, dans notre troisième section.

Section 3 : La reconnaissance d'une double dimension des