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Connaissances tacites et "unités de l'organisation"

Equivalents chez Nelson et

Section 3 : Les routines comme gènes de l'organisation

B. Connaissances tacites et "unités de l'organisation"

On pourrait penser que toute la connaissance nécessaire au fonctionnement de la firme réside dans les mémoires individuelles, en prenant le terme "individu" comme synonyme "d'être humain". La mémoire organisationnelle serait alors composée par l'ensemble des mémoires individuelles des êtres humains participant à l'organisation. C'est vrai d'une certaine manière, disent Nelson et Winter, mais seulement dans le sens très particulier où seuls les êtres humains peuvent "connaître" quelque chose. Dans ce sens là, très particulier, ce qu'une organisation connaît est bien réductible à ce que connaissent les différents humains membres de la firme. Mais cette connaissance stockée dans les mémoires humaines ne prend son sens et n'est efficace que dans un certain contexte, qui est celui de l'organisation175. C'est pourquoi, la question de la mémorisation

-175 Quand Nelson et Winter parlent de "mémoires humaines", il ne s'agit pas de la "mémoire" dans le sens restrictif habituel, comme par exemple "avoir un trou de mémoire", etc. Il s'agit de la mémoire obtenue par la formation et l'entretien au moyen d'exercices réguliers ("remember by doing") de différentes routines

qui définit les différentes routines organisationnelles - ne peut être simplement identifiée (ou réduite) à la "mémorisation" par des êtres humains de toutes les connaissances, articulables ou tacites, qui composent leurs "skills" (y compris leur capacité à comprendre le dialecte interne de l'organisation, etc). Les choses sont plus compliquées, car le"contexte organisationnel"est composé de différents éléments :

(1) Il y a tout d'abord, "une grande variété de formes de mémoires externes - fiches, tableaux, manuels, mémoires d'ordinateur, bandes magnétiques - qui complètent et soutiennent les mémoires individuelles" (Nelson et Winter, 1982, p. 105). Ces mémoires externes sont certes constituées et mises à jour de manière routinière par des individus (humains). Mais, on doit cependant les considérer comme des morceaux d'une mémoire qui appartient à l'organisation plutôt que comme une simple activité individuelle de stockage d'informations.

(2) Le "contexte" inclut par ailleurs aussi les équipements physiques et, d'une manière plus générale, l'environnement du travail. La mémorisation est assurée "par le simple fait que l'équipement et les structures[du contexte du travail]sont relativement durables"; pour cette raison,"on peut être tenté de dire qu'une organisation "se souvient" en gardant ses équipements, ses structures, et l'environnement du travail en ordre et en relativement bon état"(Nelson et Winter, 1982, p. 105).

(3) Enfin, et c'est le plus important, les connaissances mémorisées par un membre de l'organisation dépendent de celles mémorisées par les autres membres de l'organisation. "Sans la capacité du grutier à interpréter le geste signifiant "un peu plus bas", sans sa capacité à baisser le crochet de la manière souhaitée, la capacité de générer le signal est dénuée de toute signification" (Nelson et Winter, 1982, p. 105).

Le maintien au cours du temps des connaissances et des compétences de la firme n'est donc pas simplement assuré par l'existence de routines individuelles humaines, mais par des routines plus proprement organisationnelles - et dénuées de toute signification et de toute existence hors du contexte de l'organisation. Nelson et Winter incluent même dans cette approche : "des machines, des caisses de pièces détachées et même des tables ou des aires déterminées sur le sol. Une machine complexe, par exemple, doit incorporer un certain montant de connaissance tacite : la machine réalise le travail, mais personne ne peut expliquer comment elle le fait" (Nelson et Winter, 1982, p. 98).

On a donc un ensemble de routines organisationnelles qui sont ainsi matérialisées physiquement, qui sont - pour ainsi dire - des connaissances et des compétences devenues "substance", pour reprendre l'expression de Veblen sur les biens de production qui "sont substantiellement des habitudes de pensée prévalentes"(Veblen, 1919).

Mais un problème supplémentaire surgit alors, qui est celui de la définition par la théorie des

"individus"ou"membres de l'organisation", car ces termes ne désignent pas obligatoirement ici des individus humains, et les"routines individuelles"ne désignent pas non plus automatiquement des conduites plus ou moins compétentes liées à des êtres humains (et uniquement à ceux-ci).

individuelles ou "skills"; cette mémorisation est caractéristique de certains êtres humains à un moment donné et d'eux seuls (ce qui crée la variété) et peut prendre la forme du "tour de main", de l'habileté gestuelle, de la"technique de corps"(Mauss, 1950), etc.

Reprenons la définition que Nelson et Winter donnent d'un membre de l'organisation.

"Le terme "membre de l'organisation" est utilisé avec beaucoup de flexibilité. Bien que dans la plupart du temps, nous usons de ce terme pour désigner un individu, il est parfois commode de penser une sous-unité de l'organisation comme étant un "membre" d'une organisation plus large. Une telle perspective, en particulier, est nécessaire quand les échanges d'information réalisant la coordination à l'intérieur de cette sous-unité sont parfaitement rapides et d'une manière prédominante sous forme non-symbolique; alors, le processus de coordination résiste à toute articulation d'une manière comparable au cas des compétences individuelles"(Nelson et Winter, 1982, p. 97-98).

Le membre de l'organisation est alors défini par son autonomie dans la production, une autonomie relative et cognitive (et qui respecte ici le cadre du circuit176). Un ouvrier, travaillant à un poste de travail isolé, est capable d'assembler par lui-même, sans inter-agir directement avec d'autres individus, un certain nombre d'éléments. L'ouvrier qui opère sur le poste de travail situé immédiatement après lui dans le processus de production procède de la même façon. Entre ces deux postes et ces deux ouvriers, il y a bien une caisse plus ou moins remplie d'éléments en cours de montage qui établit une relation entre eux. Mais il n'y a pas nécessairement travail en commun, ou interaction directe et étroite dans leur travail productif. On peut alors parler de deux membres de l'organisation. A l'inverse, une équipe de travail opérant en commun, dans une interaction continuelle, ne peut être analytiquement décomposée. On aura alors ici un membre ou une unité de l'organisation. Il en est de même d'une chaîne de montage toute entière, si tous doivent s'y plier à la même cadence et travailler en interaction continuelle, développant ainsi tout un ensemble de savoir-faire particuliers, inséparables les uns des autres.

Car, c'est la formation et l'existence de savoir-faire ou d'ensembles identifiables de routines autonomes qui fondent la définition des unités ou membres de l'organisation."Un membre typique de l'organisation a certains "skills" ou routines. L'ensemble des "skills" ou routines qu'un membre particulier peut mettre en œuvre dans un environnement approprié s'appelera le répertoire de ce membre"

(Nelson et Winter, 1982, p. 98). La logique de la définition des membres (ou unités) de l'organisation n'est donc ni proprement économique - au sens de la valorisation du capital ou de la formation des revenus -, ni sociale - au sens d'un rapport entre êtres humains, car on est toujours dans l'hypothèse de la trêve -, mais plutôt cognitive - au sens où le membre de l'organisation est défini par un découpage technique du procès de production et par l'autonomie de son répertoire de routines dans la performance totale. Et c'est bien la nature de la connaissance (partiellement tacite) et la forme du stockage qui définissent cette autonomie et ainsi les composants élémentaires de la firme.

On comprend mieux alors pourquoi Nelson et Winter ont commencé leur analyse de la firme (et des routines organisationnelles) par une analyse théorique de la compétence et du savoir-faire des êtres humains. Les différentes unités organisationnelles peuvent être qualifiées de membres de

176 L'hypothèse de la "trêve" suppose en effet qu'existe une autre forme d'autonomie, qui s'exerce elle dans la dimension des relations sociales et du"conflit intra-organisationnel"(voir plus loin, le chapitre IV).

l'organisation - et considérées quelque peu comme des individus - car leurs "répertoires de routines"résistent, tout comme le"skill", à une articulation complète du savoir sous-jacent, ce qui fonde leur autonomie dans la dimension cognitive.

"Caractériser au moyen du langage le "travail interne" d'un skill est difficile ou impossible, mais les mots sont très utiles pour réfléchir sur les "skills ou parler de ceux-ci, en les considérant comme des unités de comportement intentionnel" (Nelson et Winter, 1982, p. 85). On utilise en effet dans les organisations différents termes pour désigner les qualifications ou compétences et ainsi planifier ou gérer les processus productifs. Mais ces mots "reflètent rarement la complexité extrême des conduites effectives que ces symboles désignent." (Nelson et Winter, 1982, p. 86). Ces termes sont des sortes d'étiquettes posées sur des ensembles dont le contenu est souvent mal défini et en grande partie inconnu. Ils servent ainsi à l'embauche, à la planification des tâches, à la résolution de problèmes productifs et permettent même d'établir des relations marchandes. On peut savoir par exemple que telle personne sait faire cela, ou supposer qu'elle sait le faire, sans savoir comment elle opérera précisément, car cette tâche est du domaine de sa "qualification".

Il y a là cependant une ambiguïté fondamentale dans la désignation de la qualification ou de la compétences ("the skill name"), dans son champ et dans son contenu. L'ambiguïté est double : (a) c'est une ambiguïté opérationnelle tout d'abord, portant sur l'individu concerné :"Est-il réellement électricien et compétent comme électricien ?"; (b) c'est une ambiguïté sémantique ensuite : "Que signifie être électricien, que recouvre exactement ce terme ?"L'usage de noms génériques recouvrant en bloc des ensembles de compétences non spécifiées, ou des répertoires de routines organisationnelles, est ainsi analysée comme une conséquence de l'incapacité à expliciter en détail le contenu de toutes les procédures internes suivies. On peut décomposer partiellement les routines organisationnelles, tout comme les "skills". On peut définir ainsi des sous-routines (ou des "sub-skills") et analyser finement les différents répertoires des unités de l'organisation en les décomposant en routines plus élémentaires. Mais, cette décomposition qui peut dissiper en partie "l'ambiguïté" reste inévitablement limitée, tout comme celle du"skill".

"En étendant la discussion aux "subskills", aux tâches particulières, et en différenciant les possesseurs d'un "skill" suivant leur plus ou moins grande maîtrise de celui-ci, une bonne partie de l'ambiguïté qui entoure le nom générique de la compétence peut être éliminée. Cette sorte de clarification est cependant coûteuse et ne peut être totalement réalisée. Pour réduire les deux sortes d'ambiguïté, il faut une connaissance détaillée du "skill" en tant que combinaison de différents "subskills", et une connaissance des pré-conditions de la performance réelle, et ainsi de suite. Dans la mesure où cette connaissance est tacite, seule une personne possédant cette compétence peut éventuellement être capable de réduire l'ambiguïté par ce type de méthodes"(Nelson et Winter, 1982, p. 89).

Les répertoires de routines et les"skills"ne peuvent donc la plupart du temps qu'être traités en bloc et leur contenu réel (cognitif) n'est que très indirectement décrit au moyen de dénominations qui restent toujours marquées du sceau de l'ambiguïté. Le directeur de la firme, le planificateur, l'ingénieur-chef ne peuvent donc accéder à une connaissance totale (et complète) des processus mis en œuvre. C'est l'existence de la connaissance tacite qui fait obstacle à une articulation et centralisation de tout le savoir productif d'une firme en un seul point, une seule tête, un seul "membre" de l'organisation177. Cette connaissance tacite contribue du même coup à séparer et définir comme parties relativement autonomes les différentes unités (ou membres) de l'organisation178.