• Aucun résultat trouvé

Une approche critique des stratégies d’attractivité

Définition des stratégies d’attractivité pour les métropoles

L’idée de la classe créative comme facteur de développement implique une logique d’attractivité pour les métropoles, qui tentent d’attirer cette classe créative en se distinguant. Pour atteindre cet objectif, les villes utilisent conjointement deux stratégies, relevant du marketing territorial (city branding) et de l’aménagement urbain.La vie culturelle apparaît dans ce contexte comme un indicateur de la qualité de vie ; et le dynamisme de l’offre culturelle comme un avantage stratégique. Dans cette perspective, la ville créative fonctionne comme une marque commerciale mobilisée dans une stratégie de marketing culturel-urbain, inscrite dans une logique d’attractivité, dans le contexte d’une concurrence inter-métropole globale. Cette stratégie repose sur la construction et la promotion d’équipements et d’infrastructures, les plus à même d’attirer des artistes, des scientifiques et des ingénieurs. Nous pouvons penser ici à la Cité du Design, au Zénith ou encore au Musée d’art et moderne contemporain mis en avant par la métropole stéphanoise. Ces infrastructures sont soit l’objet d’un travail architectural prestigieux, soit issues d’une reconversion d’un lieu industriel. D’un point de vue communicationnel, ces lieux participent à une « requalification symbolique des territoires urbains », en devenant les symboles de la capacité des villes à « mener des projets de grande envergure » et à réaliser leur « reconversion post-industrielle » (Ambrosino et Guillon, 2012 : 98-99). À Lyon, la situation géographique à l’entrée de la ville et l’architecture spectaculaire du musée des Confluences véhiculent l’image d’une ville de connaissance. À Saint-Etienne, cette stratégie est mobilisée pour revaloriser l’image de la ville, associée à la pauvreté et au chômage, souvent en comparaison avec Lyon. Dans une perspective plus économique, la reconversion ou la construction de ces équipements s’inscrit dans une stratégie de restructuration urbaine visant une revalorisation foncière (Ambrosino et Guillon, 2012). Les grands équipements n’étant pas nécessairement garants du dynamisme culturel, les arts non légitimes sont également valorisés. De manière plus générale, Philippe Bouquillion (2012 a: 40) affirme que l’économie souterraine de la culture et les formes de création faisant référence aux arts non légitimes (graffiti, hip hop, jeux vidéo) constituent un modèle dans les discours sur l’économie et les industries créatives. Olivier Moeschler et Olivier Thévenin ajoutent que

74

l’intervention métropolitaine dans l’organisation des grands événements comme les festivals poursuit des objectifs de développement économique, de tourisme ou de communication. Dans ce contexte, la culture devient « un outil et un enjeu de stratégies territoriales de positionnement des villes et de (re)développement d’agglomérations urbaines » (Moeschler et Thévenin, 2012 : 119).

La stratégie d’attractivité ne repose pas uniquement sur la promotion d’équipements culturels, elle s’applique également à des quartiers entiers. Sur notre terrain, un « quartier créatif » est en voie de construction à Saint-Etienne. Le quartier Manufacture rassemblera des institutions culturelles, des entreprises, des établissements d’enseignement supérieur, des établissements scolaires et des logements. Lyon met en place une stratégie urbanistique de réhabilitation du quartier Confluence, accompagnée d’une stratégie de communication qui utilise l’image du quartier au sein de la marque Only Lyon. Mais, le quartier n’est pas qualifié de créatif. La différence avec le quartier de Saint-Etienne est l’absence d’établissements d’enseignement supérieur et d’institutions scientifiques. La marque met en avant les paysages et la dimension durable du quartier. A Grenoble, la Presqu’île scientifique est présentée comme un « quartier innovant ». Ici, ce sont les institutions culturelles qui sont absentes des discours publics. La stratégie urbanistique consiste à construire un quartier regroupant une zone d’activités professionnelles et des zones résidentielles. D’une part, des entreprises et des centres de recherche sont concentrés spatialement, dans une logique de pôle. D’autre part, les logements sont construits à proximité des commerces et des équipements publics. La communication met en avant les conditions de vie (quartier végétalisé et équipements sportifs), la mobilité et les logements dont la consommation énergétique est réduite. Sur notre terrain, il apparaît que la notion de « quartier créatif » désigne spécifiquement la co-localisation d’institutions culturelles et scientifiques, au sein d’un quartier comportant également des entreprises, des logements, des services publics et privés. D’un point de vue diachronique, la notion de « quartier créatif » semble construite sur celle de « quartier culturel ». Cette expression est utilisée dans les années 1990 au Royaume-Uni, pour qualifier des projets d’aménagement urbain s’appuyant sur la culture dans les villes industrielles comme Manchester, Birmingham ou Bristol (Sagot-Duvauroux, 2016). Plusieurs auteurs proposent le concept de « scène » pour problématiser la notion de « quartier créatif », à partir de l’analyse des différentes formes d’encastrement entre un territoire et des activités artistiques. Issu de la sociologie, ce concept permet d’embrasser deux problématiques relatives aux « territoires créatifs ». D’une part, il permet d’interroger la manière dont les projets artistiques contribuent à faire d’un quartier ou d’une ville une scène visible et attractive. Cette approche ouverte s’inscrit dans la continuité des recherches sociologiques sur les ambiances urbaines (Clark et Sawyer, 2010). D’autre part, il questionne le rapport des institutions culturelles et de leurs

75

scènes physiques à la ville, aux habitants et aux autres institutions. Cette approche restreinte s’appuie sur la sociologie des musiques populaires, qui étudient l’émergence de scènes musicales locales (Sagot-Duvauroux, 2016). Les projets « arts-sciences » peuvent ainsi être analysés comme une scène émergente au sens restreint, qui contribue à faire de la métropole une scène attractive.

La mise en œuvre d’une stratégie d’attractivité d’individus « créatifs » est favorisée par l’existence préalable d’une stratégie similaire, dans le domaine de la haute technologie. En effet, Kane (2012 : 141) soutient que les pôles d’innovation des firmes internationales ont tendance à être implantés dans des zones, où il existe un bassin significatif de compétences pertinentes pour les industriels. En conséquence, les villes adoptent la stratégie de capter et de retenir sur leur territoire cette ressource humaine rare, qui attirerait elle-même des entreprises, et qui favoriserait le développement économique. L’attrait et la conservation d’une main-d’œuvre hautement qualifiée sont conçus comme des facteurs déterminants de la croissance économique locale. Le passage d’une population-cible hautement qualifiée à la « classe créative » est d’autant plus facilité, que la plupart des modèles considèrent que la haute technologie appartient aux industries créatives.

Les critiques des stratégies d’attractivité

Les politiques publiques mettant en œuvre une stratégie d’attraction des classes créatives sont critiquées, dans la mesure où elles contribuent au « renforcement de la ségrégation socio-spatiale » (Ambrosino, Guillon, 2012 : 103). En effet, la ville créative est ségrégative, dans la mesure où elle s’adresse aux membres d’une classe moyenne urbaine, définie à partir de leur statut socio-professionnel et de leur consommation culturelle. Sébastien Chantelot (2015 : 107) rapporte deux critiques des politiques fondées sur la notion de « classe créative ». D’une part, Marc Levine (2004) dénonce une captation des ressources publiques par les couches moyennes et supérieures qualifiées à attirer, aux dépens de politiques à destination de l’ensemble de la population. Ascher partage cette critique en affirmant que : « Ces couches sociales ne représentent qu’une partie minoritaire de l’emploi, mais elles en constituent une ressource clé du développement […]. Cela peut poser des problèmes difficiles car des pouvoirs publics locaux peuvent être conduits à faire beaucoup pour attirer et fixer un groupe social minoritaire et aisé, alors que, par ailleurs, des groupes sociaux locaux et modestes ont des besoins importants et non satisfaits. » (Ascher, 2008 : 23-24, cité par Miot, 2015 : 151). D’autre part, Peck (2005) remarque que les risques de gentrification sont en contradiction avec la diversité supposée attirer la « classe créative ». L’auteur dénonce le caractère entrepreneurial et néolibéral de cette conception du développement urbain. En outre, la gentrification engendrée par la présence des « classes créatives » peut avoir des

76

conséquences néfastes en termes économiques (Ambrosino, Guillon, 2012 : 103). Christine Liefooghe (2015b : 235) ajoute que les artistes, déclencheurs de la gentrification dont profitent les « classes créatives », sont à terme lésés par le développement de l’économie créative aux dépens de l’économie culturelle traditionnelle subventionnée. La chercheuse signale l’émergence de définitions alternatives des individus créatifs, à l’instar de Ray et Anderson (2001) désignant des personnes qui imaginent d’autres modes de vie et qui proposent d’autres valeurs. La gentrification par l’installation de la « classe créative » dans des quartiers populaires n’est pas le seul écueil des stratégies de ville créative, et particulièrement de la revalorisation symbolique des lieux. L’inversion de la symbolique négative de l’industrie vers l’attractivité de la créativité ouvre l’espace au marché de l’immobilier et à la spéculation (Béraud et Cormerais, 2012 : 121). Il peut se produire un mouvement de balancier, où les discours sur la régénération urbaine et la mixité sociale masquent une ségrégation spatiale redoublant la ségrégation sociale (Smith, 1996).

2.2.3. La dimension économique de la ville créative

La dimension économique de la ville créative est étudiée en trois temps. Nous commencerons par positionner notre approche économique de la « ville créative », au sein des théories sur les « clusters créatifs ». Puis, les stratégies économiques des « villes créatives », leurs logiques et leurs enjeux de communication seront exposées. Enfin, nous verrons l’exemple de Lille et les limites du modèle.