• Aucun résultat trouvé

Une réponse non collective

2. Les politiques des collectivités locales

Les projets « arts-sciences » se développent dans des métropoles appartenant au Réseau des villes créatives de l’Unesco, à savoir Saint-Etienne et Lyon. En conséquence, nous nous sommes interrogée sur les rapports entre « arts-sciences » et « ville créative » dans les stratégies des collectivités locales. Pour traiter cette question, nous commencerons par définir la notion de « ville créative » dans une perspective socio-historique. Puis, nous analyserons l’inscription des projets « arts-sciences » dans les stratégies de « ville créative » de Saint-Etienne et Lyon.

2.1. L’émergence de la notion de « ville créative » dans les discours publics

La notion de « ville créative » relève d’un modèle de politiques de la ville, émergeant progressivement dans les années 1990. Mais depuis les années 1960, deux autres modèles se sont succédés, dont les effets sont encore présents dans les métropoles étudiées. Boris Grésillon (2015 : 68) soutient qu’un changement de paradigme s’est opéré de la sphère économique à la sphère culturelle au moyen de la créativité. Il distingue trois périodes que nous considérons comme trois types de politiques municipales. Dans les années 1960-1970, le développement et la notoriété d’une ville reposent sur les industries technologiques, comme l’électronique, l’informatique et l’aéronautique. Durant les années 1980, les municipalités s’appuient davantage sur l’idée de renouveau urbain et commercial de la ville. Certaines villes entament de grands chantiers urbains, comme La Part-Dieu à Lyon. D’autres choisissent de développer une activité de recherche technologique, en créant des synergies entre les industries, les laboratoires de recherches, les universités et les grandes écoles, à l’instar de Grenoble ou Toulouse. A partir des années 1990, les limites de l’économie fordiste incitent les villes à chercher un autre modèle de développement local. Boris Grésillon attribue le regain de l’intérêt pour le centre-ville au « modèle de Baltimore ». Il s’agit de réhabiliter des espaces urbains, composés d’habitats abandonnés et d’anciens docks, par les pouvoirs publics ou par des partenariats public/privé, à l’instar des quais de Baltimore (Tonelat, Jolé, 2010). Ce modèle sera mis en œuvre à Londres, Buenos Aires, Montréal, Liverpool, Marseille et New York. Un processus de récupération des fronts de mer par les acteurs urbains et culturels est lancé (Rodriguez-Malta, 2001 ; Lecardane, 2008). Ces projets comportent l’implantation d’équipements culturels ou de divertissement. C’est dans ce contexte qu’émerge l’idée de « ville créative ».

60

2.1.1. Des « industries créatives » aux « villes créatives »

Depuis 1998, cette notion apparaît progressivement dans les débats sur la gouvernance culturelle et le développement urbain. La paternité de la notion d’ « industries créatives » est attribuée à Chris Smith, le secrétaire à la Culture, aux Médias et au Sport en Grande-Bretagne, sous le gouvernement travailliste de Tony Blair entre 1997 et 2001. Philippe Bouquillion souligne le lien entre les industries créatives et la notion de territoire, dès le Mapping Document de la Creative Industries Task Force, une organisation britannique du Department for Culture, Media, and Sport (DCMS). Dès la première définition de ces industries, leurs activités seraient caractérisées par un ancrage territorial fort, puisqu’elles seraient liées « à des savoirs et à des savoir-faire complexes, supposément spécifiques à un territoire donné » (Bouquillion, 2012a : 9). Le thème des « industries créatives » va s’étendre au-delà de la dimension économique du développement, avec l’apparition de la notion de « territoire créatif » au Royaume-Uni. Florence Toussaint (2012 : 62-63) affirme que le rapport entre la notion d’industries créatives et les problématiques territoriales trouve son origine dans un projet d’amélioration de l’image de la ville de Glasgow, dont la formule sera copiée par d’autres villes comme Lyon ou Lille. Il s’agit d’utiliser la culture comme moyen de valorisation d’un territoire, en construisant une image de la ville destinée à attirer des investissements et des travailleurs. Le terme de « ville créative » est lui aussi issu des pays anglo-saxons, avec des auteurs comme Charles Landry ou Richard Florida, dont les écrits ont contribué à renouveler le développement culturel urbain, en articulant les théories de l’économie de la connaissance et le mouvement de métropolisation. En effet, Charles Landry publie en 2000 l’ouvrage Creative City: A Toolkit for Urban Innovators, précédé par The Creative City de Franco Bianchini en 1995. L’agence de développement culturel Comedia, fondé par Charles Landry, contribue à transférer la notion de « ville créative » dans les discours et les pratiques d’aménagement urbain, en organisant des colloques auxquels les collectivités locales sont associées. Des auteurs développent ensuite cette notion théoriquement, en la reliant à l’économie de la connaissance, devenant l’économie créative. En 2002, Richard Florida publie The Rise of the Creative Class, où il affirme que le dynamisme d’un territoire est autant lié à la présence des artistes qu’à celle des scientifiques et des travailleurs intellectuels. Chantelot (2015 : 106-107) rapporte la démarche volontaire de transformation de la thèse de la « classe créative » en outil de développement local par Florida. Celui-ci formule dix recommandations stratégiques à destination des villes, à partir du Memphis Manifesto. Il leur propose aussi un agenda économique et social, le Creative Compact.

61

2.1.2. Une conception européenne de la « ville créative »

La notion de ville créative s’est ensuite étendue à l’ensemble de l’Europe et aux différents échelons politiques. Mais, cette extension n’est pas linéaire, dans la mesure où la notion a été intégrée et modifiée par la conception européenne de l’économie culturelle. Comme nous l’avons évoqué précédemment, Smith et Warfield (2008) montre l’existence de deux conceptions de l’économie culturelle au sujet de la ville créative dans le contexte canadien : l’une accordant la primauté au culturel et l’autre à l’économique. Sylvie Daviet et Frédéric Leriche (2015 : 34-36) montrent que l’Europe continentale privilégie la première conception qui implique un modèle spécifique d’économie culturelle et créative, distinct sans être hermétique au modèle anglo-saxon. Une première spécificité européenne est l’ambivalence entre une sensibilité aux logiques du marché et son attachement au principe de la diversité culturelle. Ensuite, l’Europe est caractérisée par une plus grande diversité culturelle, patrimoniale et linguistique. Elle constitue un levier de l’économie européenne, qui implique un ancrage territorial plus profond. Elle favorise l’émergence de produits culturels plus variés, mais elle constitue un frein à leur circulation en impliquant une segmentation des marchés. Une troisième particularité relève du réseau urbain européen, caractérisé par « une trame plus dense, dans laquelle les petites villes sont nombreuses et les inégalités entre les tailles des villes moins fortes »18. Ainsi, les notions de « villes créatives » ou de « villes globales » ne rendent pas compte de l’ensemble des métropoles. Sylvie Daviet et Frédéric Leriche (2015) propose la notion de globalizing cities, définie comme des régions métropolitaines, qui participent aux réseaux économiques mondiaux sans être des villes globales (Marcuse et Van Kempen, 2000), et qui apparaissent comme des lieux d’innovation (Krätke, 2008).

2.1.3. Les stratégies de « ville créative » dans la continuité de la politique culturelle

Les stratégies de « ville créative » s’inscrivent dans la continuité de la politique culturelle des années 1980. Ses prémices sont perceptibles dans le rapport Rizzardo (1990), qui évalue les conséquences de la politique culturelle, consistant à « faire de la décentralisation un nouvel élan culturel national » et à réconcilier l’économie et la culture pour sortir de la crise économique et sociale. La décentralisation a impliqué une double évolution des politiques culturelles. D’une part, les logiques communicationnelles se sont substituées à celles de la démocratisation. D’autre part, elles vont devoir s’associer aux logiques propres à chaque collectivité locale, conditionnées par les spécificités du local et par les inégalités économiques. Ainsi, les politiques culturelles des collectivités ont privilégié certains secteurs et en ont abandonné d’autres. Elles sont aussi caractérisées par une superposition des logiques

62

communicationnelles et locales. Marie-Jeanne Choffel-Mailfer (1999) analyse ce changement de logiques comme un changement de principe de légitimité. A partir des années 1980, les politiques culturelles ne sont plus légitimées par le principe de démocratisation culturelle, mais elles se recomposent à partir des impératifs de communication (Caune, 1992).

Depuis les lois de décentralisation, les collectivités territoriales adoptent des pratiques de communication pour améliorer la lisibilité et la reconnaissance de leurs actions. En effet, ce besoin de communication est lié à la création des régions, ainsi qu’à l’augmentation des compétences et du champ d’intervention des collectivités. Sur la même période, une logique de compétition s’instaure entre les territoires. Certaines collectivités développent une stratégie de distinction et d’attractivité économique, fondée sur des campagnes de communication. Ces pratiques empruntent les techniques de la publicité, des relations publiques et du marketing. Le développement de la communication des collectivités s’explique également par la généralisation de l’obligation de communiquer, avec la montée en puissance du modèle des relations publiques généralisées (Miège, 1997). Il est à noter que des collectivités sont précurseur dans les années 1970. Leurs actions de communication s’inscrivent dans un double contexte. D’une part, des demandes sociales émergent après mai 68, dont la revendication d’une plus grande liberté d’information et la recherche de nouvelles formes de démocratie directe. D’autre part, les élections municipales de 1977 voient naître une volonté de transparence dans l’utilisation des fonds publics et dans la justification des projets urbains.

Associée à la décentralisation, la réconciliation entre l’économie et la culture a donné lieu au développement culturel porté par les décideurs locaux. Marie-Jeanne Choffel-Mailfert (1999 : 40) énumère les risques de dérives du développement culturel, à savoir « stratégie électoraliste, clientélisme, émergence de nouveaux pouvoirs, mais aussi hiérarchie entre collectivités ». L’auteure cite Guy Saez dénonçant la logique de concurrence entre les institutions induite par une stratégie de marketing territorial fondée sur la culture :

[Le] souci d’élaborer une image de marque culturelle, qui confine parfois à l’obsession, traverse la plupart des collectivités publiques et à l’intérieur de celles-ci conduit à une conception concurrentielle des relations entre les collectivités et entre les différentes institutions culturelles. (Saez G., 1990 : 4, cité par Choffel-Mailfer, 1999 : 40)

René Rizzardo (1990) nuance la critique envers la communication des collectivités, en distinguant deux démarches médiatiques : une stratégie de construction identitaire et une stratégie de marketing territorial.

63

2.2. Les trois logiques de la « ville créative » et leur alternative

La notion de « ville créative » relève du marketing territorial, entendu comme un « marketing culturel-urbain » (Saez G., 2012). Elle désigne une stratégie intégrée de développement mêlant la culture, l’urbanisme, l’économie et la communication. La « ville créative » promeut un modèle d’action publique métropolitain et transversal, où la culture apparaît comme une ressource territoriale. Le développement urbain des villes créatives privilégie la forme du cluster. Le processus de clusterisation apparaît comme un moyen de dynamiser le développement en croisant revitalisation urbaine, créativité et économie. La créativité est présentée comme un facteur de développement économique, ancré dans l’environnement local urbain. D’un point de vue économique, la « ville créative » désigne la structuration de l’économie de la ville par la croissance des industries culturelles (Saez G., 2012 : 52). D’un point de vue communicationnel, la « ville créative » est un label stratégique qui permet d’attirer des investisseurs et des travailleurs.

Nous allons définir plus précisément la stratégie de « ville créative » en distinguant trois niveaux, à savoir le politique, le social et l’économique. Pour cela, nous mobiliserons les travaux de Charles Ambrosino et Vincent Guillon (2012), qui différencient trois mondes dans le modèle de la « ville créative ». La combinaison de ces trois mondes s’apparente à un idéal type ou à un modèle mobilisé dans les stratégies de développement local. A ces trois mondes correspondent trois logiques. Il s’agit du monde du gouvernement et la logique de transversalité (dimension politique) ; du monde de la consommation et la logique d’attractivité (dimension sociale) ; du monde de la production et la logique d’innovation (dimension économique). Pour chaque niveau, nous définirons la stratégie principale et ses enjeux communicationnels. Nous présenterons une critique de chaque dimension, à partir des approches scientifiques du territoire. Nous présenterons enfin la stratégie de « ville participative », qui prend le contre-pied ou tempère la « ville créative », en mobilisant les Tic.

2.2.1. La dimension politique de la « ville créative » : la gouvernance culturelle

Dès son origine, la notion de « ville créative » propose un modèle de gouvernement urbain. En effet, le collectif de consultants Comedia produit un discours où le repositionnement des industries culturelles opère un décloisonnement des politiques culturelles britanniques, avec l’adoption de stratégies intégrées de développement urbain, économique et social (Ambrosino, Guillon, 2012 : 97). Dans ces discours, toutes les stratégies autour des arts et de la culture produiraient des effets à la fois économiques (retours sur investissement), urbanistiques (régénération), sociaux (cohésion) et médiatiques (image). La culture apparaît comme une ressource territoriale mobilisable dans ces divers types de stratégies. Les théories

64

économiques sur le « capitalisme cognitif », l’ « économie créative » ou la « société de la connaissance » contribuent à légitimer ces pratiques. Pour analyser la dimension politique de la « ville créative », trois enjeux sont exposés, à savoir le développement du cultural planning, la recomposition territoriale de l’Etat et l’émergence discutable d’une gouvernance territoriale.