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Chapitre 1 – Portraits des « premiers » voyageurs

1.4 Les buts du voyage

1.4.2 Un voyage d’éducation hors des sentiers battus

Patrick Brydone, second de nos voyageurs en Sicile, entreprend son séjour sous un autre angle. Plusieurs zones d’ombre entourent les années 1764-1770, jusqu’à son voyage en Sicile. Néanmoins, son expérience italienne semble prendre racine lorsqu’il devient tuteur et compagnons de gentlemen anglais lors de leurs voyages en Europe. Nous savons que Brydone entreprend un séjour en Suisse en 1765, après la démobilisation de son régiment à la fin de la guerre de Sept Ans254. Il y séjourne comme scientifique et expérimente ses théories sur l’électricité dans la région alpine255. D’après l’auteur du Annual Biography and Obituary de 1820, « he was provided with the best instruments that England could furnish, for the purpose of making discoveries as to the precise state and temperature of the air on the summits of the highest mountains of Europe »256. Brydone n’hésite pas à braver les difficultés et s’intéresse aussi aux sujets peu communs encore chez les scientifiques :

In these excursions, he often witnessed phenomena not uncommon in the regions just alluled to ; for more that once he beheld a thunder-storm burstind under his feet ! His apparatus, and his experiments acquired for him the reputation, not of a philosopher, but of a conjurer, amidst the habitable recesses of the elevated

252 En dehors de sa vie conjugale mouvementée, Montagu maîtrise parfaitement l’arabe et passe plusieurs années en Égypte. Il y adopte d’ailleurs les mœurs et les coutumes, se laisse pousser la barbe, se vêtit comme les populations locales. Il publie en 1793, entre autres, ses Reflections on the Rise and Fall of the Ancient

Republicks. Adapted to the present state of Great Britain.

253 Le manuscrit de cet ouvrage est conservé à la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations, ms turc 110c.

254 NRAS, 1454/4/435 : Journal n ° 1, voyage de Lausanne au Mont Saint-Bernard en 1764, qui contient également, au début du journal, le récit du siège de Belleisle auquel Brydone a participé en 1760.

255 NRAS, 1454/4/442 : Carnet de Patrick Brydone contenant des notes et des projets de lettres sur divers sujets scientifiques, historiques et géographiques, y compris les observations et expériences sur l'électricité.

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summits to which we have just alluded ; while his talents and conversation charmed all whom he approached257.

Ces traits de personnalité sont propices à créer des liens solides avec la haute société anglaise, notamment certains représentants présents en Suisse à la même période. Il est reconnu comme un scientifique de talent, mais aussi comme une personne très sociable dont les qualités oratoires sont appréciées. C’est en Suisse, plus exactement à Lausanne, que Brydone propose ses services comme tuteur auprès des jeunes fils de la noblesse anglaise. Dans les années 1766-1767, Brydone est à Turin où il retrouve Lord Glenorchy, connu l’année d’avant lors de son passage à Nice et Milan258. L’expérience italienne commence alors pour Brydone, toujours entouré par l’élite britannique en Italie, notamment le diplomate et collectionneur d’art Sir James Wright et un certain Mr Stewart dont madame Swinburne semble avoir fait mention259. Le tout est couronné par la visite du Prince Edward, duc d’York.

Au début de 1767, Brydone réitère son voyage en France et dans le nord de l’Italie. En compagnie cette fois de William Fullarton et de Mr Glover, les trois voyageurs partent de Montélimar, dans le département de la Drôme en France, pour ensuite descendre en direction de Fréjus, d’Antibes avant de rejoindre Nice. Beaucoup d’éléments restent cependant dans l’ombre. Premièrement, la rencontre entre ces trois personnes semble avoir lieu à Montélimar, mais les circonstances sont inconnues, tout comme les liens qui les unissent. Si nous ne savons rien de Mr Glover, William Fullarton, quant à lui, mène une carrière militaire en Inde et diplomatique au service de Lord Stormont à Paris dans les années 1780-1790. Il publie deux mémoires sur l’état de l’agriculture à Ayrshire et sur l’Inde260. Il est élu Fellow à la Royal Society de Londres et d’Édimbourg. Les trois voyageurs quittent Nice pour l’Italie en décembre 1767, et c’est à ce moment que William Beckford les rejoint.

257 Ibid.

258 Sur l’élite britannique à Turin, voir Paola Bianchi et Karin Wolfe, Turin and the British in the Age of the

Grand Tour, Cambridge, Cambridge University Press, 2017.

259 John Evans, A Quite Remarkable Man. The life of Patrick Brydone and his family, Gloucestershire, Aberley, 2014, p. 61.

260 William Fullarton, A General View of the Agriculture of the County of Ayr, Paterson, 1793 ; Idem., A View

of the English Interests in India and an Account of the Military Operations in the Southern Parts of the Peninsula, London, T. Cadell, 1788.

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William Beckford, né en Jamaïque, a hérité de plantations de cannes à sucre après la mort de son père en 1756261. Il étudie en Angleterre au Barriol College à Oxford en 1762. Il obtient un Master of Arts en 1765. Après son voyage d’éducation aux côtés de Brydone entre 1767 et 1768, il s’installe à Sommerley Hall, à Suffolk en Angleterre, jusqu’en 1774. C’est durant cette période que Brydone lui dédit ses lettres de Sicile. Après avoir épousé Élizabeth Hay, fille d’un ancien secrétaire pour la Jamaïque, il part habiter sur cette île pour gérer ses plantations de cannes à sucre jusqu’en 1788. Beckford est surtout connu pour avoir publié ses Remarks Upon the Situation of Negroes in Jamaica en 1788 et A Descriptive Account of

the Island of Jamaica en 1790262.

Brydone reçoit une commission d’un oncle de Beckford pour qu’il supervise son voyage en Italie comme tuteur. Brydone, Fullarton, Glover et Beckford passent en Italie en visitant Sospel, Limone Piemonte et plusieurs villages de la région savoyarde pour rejoindre, enfin, Turin dans les premiers mois de 1768. En avril, ils partent pour Milan en passant par Novare. Ils finiront leur pérégrination en Suisse, en traversant le col de Simplon, avant de rejoindre Lausanne. Ce premier petit tour d’Italie s’inscrit dans le traditionnel Grand Tour britannique, en suivant des itinéraires très connus et, bien sûr, dans un but d’éducation, celle de Beckford. L’itinéraire, entre la Provence et le nord de l’Italie, est d’ailleurs bien connu des voyageurs anglais au XVIIIe siècle. L’un des plus célèbres demeure Tobias Smollett qui publie, en 1766, ses Travels throught France and Italy263. Nous sommes encore loin du voyage en Sicile en 1770.

Brydone retourne en Grande-Bretagne entre 1768 et 1769. Il fait de courtes excursions dans la région de Belfast durant l’année 1768. Nous ne savons rien de ses déplacements de l’année suivante. Probablement prépare-t-il déjà le long voyage en Sicile. Ce n’est qu’au mois de septembre 1769, en compagnie encore une fois de Fullarton et Glover,

261 Quelques éléments biographiques sur Beckford : Barbara Korte et Eva Ulrike Pirker, Black History – With

History : Britain’s Historical programme Between Windrush and Wilberforce, London, Transcript Verlag,

2011; Jill H. Casid, Sowing Empire : Landscape and Colonization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2005. ; Leslie Stephen, « Beckford, William (d.1799) », dans Dictionary of National Biography, London, Smith, Elder and Co., 1885 ; Frank Cundall, « William Beckford of Somerley », Carribeana, vol. 1, (1910), pp. 186-187. Nous ne connaissons Beckford que par les études sur la Caraïbe et sur l’esclavage.

262 William Beckford, Remarks Upon the Situation of Negroes in Jamaica: Impartially Made from a Local

Experience of Nearly Thirteen Years in that Island, London, T. and J. Egerton, 1788 ; Idem., A Descriptive Account of the Island of Jamaica, London, T. and J. Egerton, 1790.

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qu’il se lance dans un voyage en Italie ayant comme finalité Naples et la Sicile264. Les trois voyageurs traversent l’Italie du nord au sud, après avoir fixé comme point de départ Paris, puis Lyon. Ils rejoignent Turin en novembre 1769, longent le Pô et son affluent, le Taro, puis prennent la direction de Parme où Brydone rencontre le père Paoli, auteur d’écrits sur Paestum et les antiquités de Pozzuoli265. Les voyageurs traversent ensuite Reggio Emilia, puis se rendent à Bologne, Pietramala, Florence, Sienne, Aquapendente, Viterbo, Ronciglione, Velletri et Rome. Vers la fin 1770, le groupe se retrouve à Naples. La vitesse avec laquelle les trois voyageurs ont traversé l’Italie, trois mois, montre que la finalité de ce périple est très clairement le sud de la péninsule. Ils suivent des trajets bien connus, balisés et, une fois rendus à Naples, profitent allègrement des mondanités qui animent la société napolitaine. Il reste maintenant à savoir si l’étape sicilienne est prévue depuis longtemps, ou bien si c’est en arrivant à Naples qu’émerge cette idée. Dès sa première lettre à Beckford, le 14 mai 1770, Brydone donne une première réponse à cette question :

I remember to have heard you regret, that in all your peregrinations through Europe, you have ever neglected the island of Sicily ; and had spend much of your time in running over the old beaten track, and in examining the thread-bare subjects of Italy and France ; when probably there were a variety of objects, not less interesting, that still lay buried in oblivion in that celebrated island266.

Nous ne savons pas quand exactement, mais Beckford a bien mentionné à son tuteur le désir de découvrir la Sicile, comme une destination nouvelle et loin des sentiers battus. De cette première évocation, Brydone explique ensuite que le projet s’est confirmé une fois rendu à Naples : « We intend to profit from this hint of yours – Fullarton has been urging me to it with all that ardour, wich a new prospect of acquiring knowledge ever inspires in him ; and Glover, your old acquaintance, has promised to accompany us »267. À partir de Naples, l’idée de passer en Sicile semble donc beaucoup plus proche et faisable, malgré les témoignages parfois négatifs et les avertissements des Napolitains : « The Italians represent it as impossible : as there are no inns in the island, and many of the roads are over dangerous

264 NRAS, 1454/4/435, Journal n°3 : Journal du voyage de Turin, le sud de la France, jusqu’en Ireland, 1767 ; et de Milan à Naples, Pompéi et Vésuve, 1769-1770.

265 Paolantonio Paoli, Rovine della cita di Pesto detta ancora Posidonia, 1784. 266 Patrick Brydone, Tour through Sicily and Malta, vol. 1, pp. 1-2.

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precipices, or through bogs and forests, infested with the most resolute and daring banditti in Europe »268. Mais, la présence, une fois de plus, de William Hamilton semble bien avoir eu raison des mises en garde. L’année précédente, en 1769, Hamilton, sa femme et Lord Fortrose entreprennent l’ascension de l’Etna et, évidemment, partagent leur émerveillement. Le récit de cette ascension confirme chez Brydone, Fullarton et Glover « the strongest desire of enjoying the same pleasure »269. Nos voyageurs vont tout de même éviter de passer par les terres en traversant la Calabre et les Pouilles, itinéraire établi selon leur premier plan, et de préférence partir directement par mer. L’attrait pour la Sicile se résume donc à partir pour l’inconnu, pour une terre qui, comme le mentionne Brydone, « has never been considered as any part of the grand tour […] not mentionned in any of our books of travels »270. Bien sûr, c’est déjà la perception qu’ont les voyageurs de la Sicile, ces mêmes voyageurs qui, en restant bornés aux cadres strictes du Grand Tour, en oublient parfois que la Sicile connaît des circulations d’hommes et de marchandises depuis des millénaires. Ne serait-ce que dans les cadres commercial et militaire, les flux de migration sont importants271.