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Chapitre 3 L’écriture manuscrite du voyage

3.2 Le manuscrit de Dominique Vivant-Denon

Le manuscrit auquel nous faisons référence ici a été acquis en 2000 par la Fondation Custodia509. Il ne concerne que la première partie du voyage de Denon, au départ de Lyon, puis Marseille, pour se rendre en Italie en passant par Rome et finissant à Naples par la visite des sites d’Herculanum, Stabia et Pompéi. Les pages sur la Sicile n’y sont pas incluses. il nous offre néanmoins un aperçu très intéressant sur le voyage de Denon et de son équipe, de leur travail sur le terrain et sur ce qui nourrit l’écriture de la relation. L’histoire du « journal » de Denon témoigne d’un imbroglio éditorial qui a profondément morcelé les écrits originaux du voyage en Calabre, dans les Pouilles et en Sicile et dont nous avons fini par perdre la trace510.

Denon quitte Chalon-sur-Saône à l’automne 1777 pour le compte de l’abbé Saint- Non et de Jean-Benjamin de Laborde qui sont à la tête d’un projet d’envergure, celui de publier un ouvrage richement illustré sur le sud de la péninsule italienne. Denon a le mandat de diriger sur le terrain une équipe composée de deux dessinateurs, Claude-Louis Châtelet et Louis-Jean Desprez, et d’un architecte, Jean-Augustin Renard. Ce manuscrit relié et intitulé

Voyage en Italie, est probablement le travail d’un copiste puisque l’écriture y est différente

de certaines lettres écrites par Denon. Ce premier point est important puisqu’il ne s’agit donc pas d’une écriture « de première main » et qu’elle a pu déjà être sujette à des remaniements. Cette supposition est renforcée par l’état général du manuscrit que l’on pourrait qualifier de « propre », n’étant marqué que de très peu de notes, commentaires ou corrections. L’écriture

508 Jean-Claude Richard de Saint-Non, Voyage pittoresque ou Descriptions des Royaumes de Naples et de Sicile, Paris, de Clousier, 1781 ; Marie-Gabrièle-Auguste-Florent, comte de Choiseul-Gouffier, Voyage pittoresque de la Grèce, Paris, De Bure et Tilliard, 1782.

509 FCCF, 2000_A.305. Il existe une transcription annotée de ce manuscrit par Marie-Anne Dupuy-Vachey,

Vivant Denon et le Voyage pittoresque : un manuscrit inconnu, Paris, Fondation Custodia, 2009. Voir aussi

Juliette Maisonneuve Barbarin, Naples et Pompéi : les itinéraires de Vivant Denon, Marseille, Le Bec en l’air, 2009.

510 Nous reviendrons sur les détails de la publication du Voyage pittoresque de Saint-Non dans le chapitre suivant.

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est soignée, lisible, et le texte est bien structuré en paragraphes distincts et use de la ponctuation. La chronologie du voyage jusqu’à Naples est claire et bien indiquée. Ce manuscrit est bien différent de ceux de Houël ou Spallanzani qui ont véritablement la forme d’une écriture de terrain, c’est-à-dire avec l’usage de différents supports, une graphie qui peut grandement varier d’une page à l’autre ou encore la présence de certains « blancs » qui sont complétés ultérieurement par le voyageur.

Bien que le texte de Denon ait été probablement remanié, le ton général de l’auteur est plutôt ouvert, se permettant régulièrement des notes d’humour qui nous indiquent bien la présence de Denon derrière la plume qui rédigea ce journal511. De manière générale, le texte ne relate presque uniquement que les descriptions des sites archéologiques et des monuments visités. Rien de bien étonnant puisqu’il s’agit de la mission première de Denon en Italie. Certaines anecdotes, cependant, ayant plus ou moins un lien avec le travail du voyageur, ponctuent la trame narrative de la relation et apportent un regard différent sur l’auteur et son voyage. L’arrivée au château de la seigneurerie de Montrone, converti en hôtellerie pour les voyageurs, est un des rares moments où Denon décrit l’environnement dans lequel il se situe. La soirée dans cette « auberge » est particulièrement animée :

Nous entrâmes dans une grande halle qui formait la cuisine, soixante personnages distribués en plusieurs groupes étaient animés de passions différentes, quelques lumières dispersées éclairaient séparément ; ici on jouait, là on buvait, là on chantait et tout cela avec la même activité et la violence italienne ; tous criant, tous gesticulant, s’agitaient à travers une fumée de tabac qui formait un nuage ; des matelas étendus sur les bancs où des gens meulaient leurs ronflements aux cris et aux jurements des perdants512.

La scène se poursuit sur plusieurs pages et finit par un jeu d’improvisations poétiques dans lequel participe le postillon. Cette scène de liesse longuement décrite par Denon l’a fasciné : « Je ne sais si de pareilles scènes sont fréquentes, mais celle-ci me parut bien

511 Dans les chapitres suivants, nous traiterons des récits imprimés. Denon use parfois d’un humour particulier, souvent proche de la satire.

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originale et peignant bien le caractère d’une nation. C’est toujours dans le charme qu’il faut chercher le naturel et le vrai »513.

Le texte s’ouvre avec le départ de Lyon jusqu’à Marseille d’où les trois artistes voyageurs s’embarquent pour l’Italie. Des difficultés de navigation forcent l’équipage à se rabattre dans la rade de Talamone, en Toscane « où enfin je touchais à cette chère Italie que je cherchais comme Énée » s’exclame Denon514. Une vision idyllique d’une Italie sublimée qui change diamétralement au contact de la population de Talamone qui « est un triste fort, bâti au fond d’une plage sur une élévation adossée contre une chaîne de montagnes arides et couvertes de broussailles au bas desquels un marais absolument abandonné rend le pays aussi malsain qu’inculte. Tout annonce la pauvreté italienne, la malpropreté espagnole et la paresse des deux nations réunies tout à la fois dans le même lieu »515. Cette remarque n’est pas isolée et revient à plusieurs reprises dans des situations de « contact » de Denon avec l’environnement social qui l’entoure. À propos des habitants aux alentours de Naples, Denon écrit :

Qu’on peut dire que si les habitants n’en sont pas bien riches ils ont eu moins un esprit de luxe qui leur en donne l’air, et assez de moyens pour subvenir aux besoin de ce goût, car il n’y a pas un paysan des deux sexes qui n’ait véritablement un bel habit le dimanche, le velours, la moire, le taffetas, le galon pour les femmes, le drap, la panne, le galon pour les hommes, ajoutez à cela des couleurs tranchantes, une grande variété dans les costumes, et on aura une idée juste des peuplades des environs de Naples, bien différentes en cela des environs de Paris516.

À l’inverse de l’écriture de Houël qui accordait beaucoup d’espace à l’environnement social et peu aux descriptions de son travail, Denon, dès l’arrivée à Naples, ne relate que les lieux sur lesquels il travaille et ne fait presque aucune mention de ses rencontres, des lieux où il loge, à l’exception d’un certain M. Damond517, des bibliothèques qu’il consulte. Le journal manuscrit reste un compte rendu des observations de l’équipe de Denon et qui doivent être envoyées à Saint-Non. La rapidité avec laquelle les quatre voyageurs traversent l’Italie le montre bien. L’objectif est clairement la ville de Naples et ses environs : « Je ne dirai donc 513 Ibid., fol. 36. 514 Ibid, fol. 20. 515 Ibid., fol. 20-21. 516 Ibid., fol. 167. 517 Ibid., fol. 45.

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rien de mon voyage de Rome à Naples sinon, qu’après avoir laissé Frascati à gauche, nous allâmes diner à Marino »518. Les voyageurs se déplacent souvent la nuit ou bien très tôt le matin et ne sont donc pas là pour narrer l’itinéraire d’un classique voyage d’Italie. La description de la ville de Naples est aussi peu détaillée :

Je profitai de ce temps pour voir ce qu’il renferme de curieux. J’avais d’une main M. l’abbé Richard et M. de Lalande de l’autre ; on ne peut trop les recommander aux voyageurs qui veulent tout voir car ces messieurs ont pris une peine infime pour tout dire et pour inspirer une égale curiosité pour tous les objets, par le soin égal qu’ils ont pris de les décrire, je renverrai donc à ces deux ouvrages tous ceux qui ne craindront pas leur peine. Pour moi qui ne suis ni assez savant pour que tout m’intéresse, ni assez écrivain pour intéresser les autres sur ce qui ne m’intéresse pas, je ne m’arrêterai que sur ce qui me frappera, je passerai donc bien vite sur la description de Ste-Claire, une des anciennes églises de Naples enrichie par le roi Robert d’Anjou 519.

À son arrivée dans la ville, Denon écrit plutôt la perception qu’il a de Naples et de ses habitants qu’une véritable description de ces monuments :

Des rues larges et pavées comme des chambres pourraient laisser la liberté à tout le monde d’y voyager à pieds si, peut-être, la paresse naturelle des habitants et la facilité qu’ils ont de nourrir des chevaux à bon marché ne faisaient que de toutes les villes de l’univers, Naples est celle où l’on rencontre le plus de carrosses, il n’y a pas de fiacres mais de petite calèches à une seule place vous portant rapidement d’un bout de la ville à l’autre et pour très peu de chose lorsque l’on fait son prix d’avance […] Tout le monde connait, tout le monde a décrit, mais nous achèverons de décrire la situation de Naples ; je ne dirai de rien sur cela, on verra assez que quoi qu’il n’y ait aucune belle chose à citer que le goût de l’architecture soit au-dessus du médiocre, la grandeur des édifices, leur forme carrée, la variété des plans, la beauté de sa situation en font une des plus belles villes du monde520.

Les descriptions des phénomènes naturels, en particulier de l’activité volcanique, sont plus sujettes à la fascination et l’effroi : « ce volcan dont il sortait une fumée épaisse et qui se découpant sur le ciel le plus pur achevait la singularité de ce tableau »521. Denon reste subjugué par les phénomènes qu’il observe. Ses descriptions des fumées et des coulées de

518 Ibid., fol. 46. 519 Ibid., fol. 110-111. 520 Ibid., fol. 52. 521 Ibid., fol. 142.

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laves se poursuivent sur plusieurs pages : « Soit curiosité, soit amour de sensations, je ne pouvais m’en arracher. Ce mouvement perpétuel semblait m’annoncer à chaque instant de nouveaux effets. Je n’osais quitter de l’œil ce gouffre dans la crainte de perdre le phénomène »522. L’écriture évolue pour ne plus se contenter uniquement des descriptions techniques, mais s’ouvre à une véritable mise en scène dans laquelle Denon se met en danger face aux réactions imprévisibles du volcan : « J’enfonçai tout à coup une jambe dans une fente de la lave qui était recouverte d’une cendre soufflée et brûlante qui e fit sentir non seulement le danger de descendre dans le gouffre, mais même d’avancer sur les bords qui peuvent à chaque moment par quelque mouvement de la montagne s’écrouler dans le gouffre »523.

Concernant l’exploration des chantiers de fouilles archéologiques, Denon opte pour une écriture de l’observation, parfois technique et détaillée, sur les monuments historiques étudiés. Le texte du manuscrit doit pouvoir s’arrimer aux nombreux dessins effectués par Desprez et Châtelet et apporter des notes explicatives. Le texte dialogue en permanence avec les travaux des deux dessinateurs : « la coupe dessinée avec exactitude achèvera d’expliquer ce que j’ai cherché de décrire »524. Ces rapports texte/images ne sont pas simplement issus du travail d’illustration qui s’appliquera au future Voyage pittoresque de Saint-Non. Ils s’inscrivent aussi dans une volonté d’archivage et de préservation du patrimoine auquel semble particulièrement attaché Denon. Les remarques à ce sujet son fréquentes : « On dit qu’elle fut enlevée [une inscription sur un tombeau] par un Anglais. Je ne sais pas de quel prix une telle antiquité peut être lorsqu’elle est déplacée et si le plaisir d’une telle possession peut se faire pardonner la criminelle dégradation des monuments sur lesquels cela donnait, sinon des certitudes, au moins de précieuses probabilités »525. Ce constat mène à de plus profondes réflexions sur la protection des sites archéologiques, en particulier lorsque Denon et son équipe arrivent à Portici, Herculanum, Stabia et Pompéi. Concernant les fresques, « on pourrait bien mal juger de l’École romaine du temps où ces villes ont été détruites, mais en ôtant les restaurations maladroites dont j’ai parlées et rendant à l’antiquité ce qui lui appartient légitimement, en n’observant qu’il n’y a pas une figure, pas un bas-relief où il n’y

522 Ibid., fol. 147. 523 Ibid., fol. 147-148. 524 Ibid., fol. 80. 525 Ibid., fol. 77.

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ait 40 réparations modernes qui sont autant de balourdises et d’inconséquences »526. À propos des chantiers de fouilles d’Herculanum, ils « se réduisent à peu de choses et semblent n’avoir été faits que pour piller les maisons que l’on a découvertes sans mettre d’ordre dans les excavations et sans chercher à tirer aucune lumière »527. Le constat est sévère, mais il nous ouvre par le fait même une préoccupation nouvelle du voyage en Italie concernant la protection du patrimoine et les besoins d’adopter de nouvelles approches dans la restauration des œuvres. Le rôle des dessinateurs est alors fondamental : « Quatre vues de Desprez feront connaître cette partie des fouilles à laquelle on a mis le plus de soin pour la conserver de la curiosité des voyageurs, car il n’y a pas longtemps que l’on cherche avec l’envie de conserver et avant, on fouillait comme on rentre dans le pays ennemi pour piller et détruire »528. Les dessins de Desprez seront nombreux dans le Voyage pittoresque de Saint-Non, ainsi que des représentations des monuments tels qu’ils ont pu être durant l’antiquité. Le but premier étant de reconstituer « à l’identique » un monument dans la double perspective de faire connaître et de faire restaurer - et ultimement de conserver -. Nous aborderons la question de la représentation des monuments antiques dans les chapitres suivants, mais nous pouvons déjà comprendre le problème que cela pose quant à l’interprétation que le dessinateur souhaite proposer et les représentations qu’il va véhiculer.

Nous pouvons diviser le manuscrit de Denon en deux parties, témoignant chacune de deux figures différentes de l’auteur. La première concerne le début du voyage, au départ de Lyon jusqu’à l’arrivée à Naples. C’est alors le voyageur Denon qui s’exprime, sur un ton libre, relatant diverses anecdotes qui retiennent son attention à défaut de décrire véritablement les villes qu’il parcourt. Une première forme de l’écriture du quotidien ne se révèle en effet que par les anecdotes. C’est un témoignage tronqué, certes, mais qui montre en même temps une partie de la personnalité du voyageur. Denon décrit ce qui le « frappe », pour reprendre ses mots, et non ce que de nombreux voyageurs ont déjà mentionné. La scène de l’auberge est emblématique sur ce point. Denon y trouve la véritable expression du caractère d’une nation.

526 Ibid., fol. 137. 527 Ibid., fol. 155. 528 Ibid., fol. 239.

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À partir de Naples et de la visite des fouilles d’Herculanum, Stabia et Pompéi, la figure du voyageur change et devient celle du spécialiste en mission pour recueillir les futures illustrations du Voyage pittoresque. L’auteur détaille les différentes phases de son travail, supervise l’exécution des dessins et exprime ses convictions sur la préservation des vestiges. Le voyage en Italie est probablement celui de la confirmation pour le futur responsable des collections du musée Napoléon (musée du Louvre). Un travail qui ne va pas sans contradiction avec les convictions énoncées plus haut sur la destruction et la préservation des vestiges, lui qui aura la charge de sélectionner et de « prélever » les œuvres d’art dans les pays conquis par Bonaparte.