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Chapitre 1 – Portraits des « premiers » voyageurs

1.1 Une réécriture de l’histoire sicilienne

Comme le relève Jean-Yves Frétigné, en Sicile, au XVIIIe siècle, « l’histoire et le droit sont mobilisés aussi bien au service du despotisme éclairé que pour la défense des privilèges de la noblesse »155. On peut alors parler d’une période de réécriture de l’histoire sicilienne, très importante, et sujette à maintes interprétations selon les « allégeances » des

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divers protagonistes156. Tout au long du XVIIIe siècle, nous avons régulièrement des confrontations qui témoignent, au-delà des divergences interprétatives de l’histoire, de deux représentations de la nation et de la culture siciliennes, entre les tenants d’une spécificité de l’île et d’une certaine autonomie de ses institutions, et les partisans d’une subordination à la monarchie et à l’État.

En 1741, l’érudit florentin Giovanni Lami157 nous relate la violente réaction, notamment d’Antonio Mongitore158, déclenchée par la publication du premier volume du

Codex diplomaticus Siciliae de Giovanni di Giovanni159. Cette controverse va d’ailleurs

dépasser largement les frontières de la Sicile. Ce qui provoqua la polémique, ce fut l’attitude critique avec laquelle Di Giovanni remet en question « certaines traditions des premiers moines et des saints » 160. Cela cause un fort ressentiment du jésuite Mongitore vis-à-vis Di Giovanni, car il y voit une mise en péril au prestige de l’Église palermitaine. Ce texte vient aussi remettre publiquement en question les travaux du jésuite qui servaient, dans un but éminemment politique, la perpétuation du baronnage en Sicile.

Déjà en 1717, Mongitore fut mandaté afin de préparer la réédition des actes parlementaires du royaume de Sicile en y insérant aussi une notice historique. L’intention du nouveau roi Victor Amédé II de Savoie, arrivé sur le trône à la fin de la guerre de Succession d’Espagne, était de renouveler en profondeur l’administration de la Sicile et mener une politique de réformes visant à réduire les rangs de la noblesse féodale et à la rédaction d’un nouveau registre foncier. C’est dans ce contexte que le Parlement de Sicile fit appel à Mongitore, reconnu comme étant hostile au nouveau roi, pour la nouvelle édition des actes parlementaires. Il a publié auparavant les Memorie istoriche della fondazione del venerabile

156 Francesco Brancato, Storiografia e politica nella Sicilia dell’Ottocento, Palermo, Flaccovio, 1973.

157 Sur Giovanni Lami (1697-1770), bibliothécaire florentin de la famille Riccardi et, depuis 1733, professeur d’université et antiquaire italien, voir Françoise Waquet, « Les registres de Giovanni Lami (1742-1760) : de l’érudition au commerce du livre dans l’Italie du XVIIIe siècle », Critica storica, nº17, (1980), pp. 435-456 ; Jean Boutier, Giovanni Lami « accademico ». Echanges et reseaux intellectuels dans l’Italie du XVIIIe siècle,

dans Carlo Ossola, Marcello Verga et Maria Antonietta Visceglia, Religione, Cultura e Politica nell’età

moderna. Studi offerti a Mario Rosa dagli amici, Florence, Olschki, 2003.

158 Sur Antonio Mongitore (1663-1743), érudit palermitain, voir Giuseppe Maria Mira, Bibliografia siciliana, Palermo, 1875-1881, vol. 2, pp. 92-95.

159 Sur Giovanni di Giovanni (1699-1753), juriste et chanoine sicilien, voir Domenico Scinà, Prospetto della

storia letteraria di Sicilia nel secolo Decimottavo, vol. 3, Palermo, Edizioni della Regione siciliana, 1969, pp.

258-276.

160 Francesco Muscolino, « Libri e polemiche letterarie tra Palermo e Firenze : il carteggio tra Di Giovanni e Lami (1744-1753) », Mediterranea – Ricerche Storiche, n°25, (2012), p. 367.

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monastero di S. Maria di tutte le grazie nella città di Palermo, véritable manifeste en faveur

du féodalisme et du clergé sicilien161. Il réinterprète l’histoire du droit public sicilien en soulignant le pouvoir du Royaume de Sicile qui s’exprime par le biais de son parlement, et affirme l’autorité directe de Rome sur le clergé sicilien. Cette défiance face au pouvoir monarchique déclenche de vives représailles et l’œuvre fut brulée en public.

L’affaire du faux manuscrit de Giuseppe Vella162 est un autre exemple des enjeux entourant l’écriture de l’histoire sicilienne. Vella fit croire à l’archevêque de Palerme qu’il venait de découvrir des manuscrits arabes inédits, traduits sous les titres de Codice

diplomatico di Sicilia (1789-1792) et de Libro del Consiglio d’Egitto (1793), relatant la

conquête musulmane et normande de l’île et les origines de la nation sicilienne. S’appuyant sur un manuscrit consacré à la vie de Mahomet, Vella fabrique de toute pièce le Codice

diplomatico en question en utilisant un dialecte maltais. Les traductions de Vella circulent en

Europe, mais une controverse éclate rapidement sur l’authenticité du manuscrit. Friedrich Münter sera d’ailleurs un des premiers érudits à en douter. Les événements révolutionnaires de 1789 mirent un frein à la controverse et détournèrent l’intérêt porté sur ce faux manuscrit. Vella put ainsi continuer la publication du Codice diplomatico en six volumes, qui fut traduit en allemand, français, anglais et latin. En 1793, Vella publie un autre faux manuscrit, monté cette fois-ci de toute pièce et supposé être la traduction d’une correspondance des princes normands Roger et Robert Guiscard avec le calife fatimide d’Égypte et relatant l’ancienne législation normande163. La controverse réapparaît sur l’authenticité du second manuscrit.

Une enquête est ouverte et Rosario Gregorio164, ainsi que Joseph Hager, un de nos voyageurs, démontrent la supercherie165. Ce cas s’inscrit dans la controverse juridique et

161 Antonino Mongitore, Memorie istoriche della fondazione del venerabile monastero di S. Maria di tutte le

grazie nella cità di Palermo, Palermo, Domenico Cortese, 1710.

162 Sur l’imposture de l’abbé Giuseppe Vella (1740-1814), voir Domenico Scinà, op. cit., 296-383 et Camilla Cederna, Imposture littéraire et stratégies politiques : Le Conseil d’Égypte des Lumières siciliennes à Leonrdo

Sciascia, Paris, Champion, 1999.

163 Camilla Cederna, op. cit., p. 16.

164 Sur Rosario Gregorio (1753-1809), historien palermitain qui dénonce la supercherie de l’abbé Vella, notamment par deux ouvrages de Rosario Gregorio (1753-1809) : De supputandis apud Arabes Siculos

temporibus, Palerme, 1786 et Rerum arabicorum quae ad siculam historiam spectant ampla collectio, Palerme,

1790. Voir Anna Maria Rao, L'amaro della feudalità La devoluzione di Arnone e la questione feudale a napoli

alla fine del '700, Napoli, Luciano editore, 1987; Paolo De Gregorio, Vita di Rosario Gregorio, Palermo,

Sellerio editore, 1996.

165 Joseph Hager, Relation d’une insigne Imposture Littéraire découverte dans un Voyage fait en Sicile en 1794, Erlang, Chez Jean-Jacques Plam, 1799.

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politique opposant la monarchie à l’aristocratie palermitaine. La thèse du Conseil d’Égypte est que la conquête de la Sicile relève de la seule action de Robert Guiscard et du Grand Comte Roger et fait, par conséquent, le jeu de Naples et sert les droits de la couronne. Ce faux manuscrit remettait ainsi en cause l’autorité et la légitimité des barons dans leur rôle de conservation, dans cette idée mystificatrice de la nation sicilienne, de son patrimoine culturel et juridique (le jus siculum). Comme le relevait justement Camilla Cederna :

Il est donc important de souligner la dimension collective de cette imposture ainsi que sa configuration circulaire et paradoxale. En effet elle est le reflet d’une conception historique et critique qui voyait dans le passé et dans la tradition la justification du présent. La recherche d’un état originaire, antérieur à l’anarchie et à la corruption, est le point de départ de toutes les tentatives de l’époque pour établir la validité et l’autorité des institutions présentes, voire l’authenticité de l’histoire, garantie par les documents originaux. Ainsi, en essayant de reconstituer les ruines de l’histoire sicilienne afin de résoudre les conflits politiques entre barons et monarchie sur la nature des privilèges féodaux, les érudits d’une part, et les membres du gouvernement, de l’autre, encouragent les traductions de Vella166.

Ainsi, Rosario Gregorio, l’érudit ayant démasqué l’imposture de Vella, est considéré comme l’un des premiers historiens modernes de la Sicile et, comme tous les intellectuels de son temps, il estime que l’apparition d’un royaume de Sicile ne commence que sous le règne de Roger Hauteville, dont la famille était originaire de Normandie, à la fin du XIe siècle. La nation sicilienne aurait donc été créée par des étrangers, les Normands et les Souabes. En cela, son point de vue s’oppose radicalement à l’idéologie sicilianiste qui attribue des origines abstraites et mythiques au royaume de Sicile167. Gregorio écrit aussi une histoire de la nation sicilienne en définissant les différents groupes qui la composaient et non plus, comme on le faisait avant lui, par ses conquérants. Il divise donc cette nation entre vilains, paysans, bourgeois, hommes libres, petite noblesse et barons. Selon Gregorio, c’est dans un souci de renforcer la puissance de l’État que Frédéric II se serait appuyé sur les bourgeois en les faisant entrer dans le Parlement sicilien en tant que représentants des communes du domaine royal. Mais ce projet s’écroule à la fin du XIVe siècle et, depuis cette date, les communes sont

166 Camilla Cederna, op. cit., p. 18.

167 Giuseppe Giarrizzo et Maurice Aymard, Storia d’Italia. Le regioni dall’Unità a oggi : La Sicilia, Torino, Einaudi, 1987 pp. 19-57.

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réduites à l’impuissance et l’État ne cesse de reculer. En passant sous la coupe des barons, la Sicile serait entrée dans l’anarchie féodale. L’historien en appelle donc à une restauration du droit public sicilien. L’influence des idéaux de l’Illuminismo italien et des Lumières françaises est particulièrement importante et vient rappeler que la Sicile appartient à la sphère politique et culturelle de l’Italie. On comprend avec ces deux courts exemples que le problème de la Sicile au XVIIIe siècle repose sur les rapports conflictuels entre la féodalité et l’État. Cette fracture nourrit l’ensemble de la production littéraire et érudite et à laquelle se réfèreront tous nos voyageurs dans l’écriture de leurs récits.

Le besoin de changement dans l’étude de l’histoire et de la littérature se dégage avec force des premières lignes d’une lettre de l’historien et moine bénédictin Giovanni Evangelista Di Blasi à son frère, Salvatore Di Blasi, écrite en 1790 : « Notre connaissance, cher frère, de l’antiquité, de l’histoire, de la critique et surtout des sciences ecclésiastiques et la manière dont nous avons écrit jusqu’à présent dégagent une odeur du Seicento et ne sont plus au goût du siècle actuel. Si les livres des érudits sont façonnés à la manière de Boccace, de Bembo ou de Della Casa, ils deviennent maintenant insipides et ennuyeux. Ils manquent de cette énergie qui les rend agréables, une écriture s’inspirant des modèles de Thomas et d'Algarotti, qui ont secoué le joug du pédantisme, attirent plus, et se lisent avec facilité »168. Les frères Di Blasi représentent bien les changements culturels et politiques profonds qui s’opèrent en Sicile dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle169. Un important mouvement de réformes est alors entrepris de la part des élites gouvernantes telles que Tanucci, Caracciolo et Caramanico.

De 1734 à 1776, Bertrando Tanucci, nouveau secrétaire d’État, mène avec vigueur une politique de réformes qui doit mener à une modernisation des institutions et à la mise en place d’un État moderne laïque. Après l’expulsion des Jésuites de Naples en 1767, puis la dissolution officielle de la Compagnie de Jésus en 1773, Tanucci entame une refonte profonde d’accès à la propriété terrienne grâce à l’imposant patrimoine foncier qui fut confisqué aux Jésuites. Selon Francesco Renda, « 68% du patrimoine des jésuites aliéné en

168 Cité dans Domenico Scinà, op. cit., pp. 117-118.

169 Sur les frères Giovanni Evangelista Di Blasi (1720-1812) et Salvatore Maria Di Blasi (1719-1814), voir Giuseppe Maria Mira, op. cit., p.118 ; Francesco De Stefano, Storia della Sicilia dal secolo XI al XIX, Roma- Bari, 1977, pp. 175, 183, 190.

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Sicile fut divisé en 3229 quote-parts et donnés à autant de paysans, 32% furent adjugés aux plus offrants : 15% sous forme de ventes en argent comptant et 17% en concessions emphytéotiques »170. Sa seconde grande réforme consiste à créer des écoles publiques d’État après le départ des Jésuites qui assuraient une large part de l’enseignement. Par la

Prammatica du 12 janvier 1770, Tanucci met en place ce nouveau système scolaire gratuit

et ouvert à tous. En 1776, Tanucci est remplacé par Giuseppe Beccadelli Bologna, marquis de la Sambuca et le rythme des réformes entamées par son prédécesseur ralentit. En 1780, Domenico Caracciolo devient vice-roi de Sicile. Le premier événement marquant de son mandat est sans aucun doute l’abolition de l’Inquisition en Sicile, le 27 mars 1782. Tous les voyageurs en parleront. Friedrich Münter, un de nos voyageurs, écrira d’ailleurs une Histoire

de l’Inquisition de Sicile. Caracciolo poursuit une politique de réformes dans laquelle il cible

plus ouvertement le baronnage qui, selon lui, est la principale cause des maux de la Sicile. Comme Tanucci, il souhaite développer l’accès à la petite propriété en emphytéose, imposer la noblesse en fonction du patrimoine possédé en établissant un cadastre de la propriété immobilière et réformer l’administration des communes féodales. Caracciolo171 est proche des idéaux des Lumières qu’il a côtoyés durant sa carrière d’ambassadeur à Madrid, Turin, Londres et Paris où il fréquente Alfieri, Casanova, Voltaire, Diderot, d’Alembert. Francesco Maria d’Aquino, prince de Caramanico, lui succède de 1786 à 1795. Il continue les réformes commencées par son prédécesseur.

Cette brève mise en contexte présente la toile de fond du voyage en Sicile durant la période qui nous intéresse. Du point de vue culturel, l’important mouvement de valorisation du patrimoine historique et archéologique de la Sicile est un des principaux phénomènes d’attraction des voyageurs étrangers dans l’île. Au-delà de la région napolitaine et de la mise à jour des sites de Pompéi et d’Herculanum, des barons siciliens, représentants du despotisme éclairé, s’investissent dans la diffusion des connaissances de leur île et s’inscrivent pleinement dans les réseaux de partage des connaissances qui s’articulent à travers l’Europe.

170 Francesco Renda, L’espulsione dei Gesuiti dalle Due Sicilie, Palerme, Sellerio, 1993, p. 145.

171 Sur le personnage et le travail de Domenico Caracciolo (1715-1789), voir Giuseppe Giarrizzo, Gianfranco Torcellan, Franco Venturi, Illuministi italiani. Tomo VII. Riformatori delle antiche Repubbliche, dei Ducati,

dello Stato Pontificio e delle isole, Milano-Napoli, Ricciardi, 1965, pp. 1021-1037 ; Ernesto Pontieri, Il riformismo borbonico nella Sicilia del Sette e dell’Ottocento, Napoli, ESI, 1965, p. 58.

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L'éveil culturel qui affecte la Sicile dans la seconde moitié du XVIIIe siècle est témoigné par la Prammatica LVII du 25 septembre 1755, proclamé par le gouvernement de Charles III afin de protéger les antiquités de l'île172. Avec la Prammatica, l'État interdit l'exportation d'objets provenant de fouilles archéologiques. De plus, les antiquités sont définies comme patrimoine de la couronne et « décor » de la Nation173. Cependant, en Sicile, la plupart du patrimoine est constitué de biens architecturaux appartenant au privé et donc soumis au libre exercice des propriétaires.

Les recherches archéologiques commencent à prendre de l'importance grâce aux travaux d'historiographes et d'érudits antiquaires qui révèlent clairement le rôle historico- culturel de l'île174. Ceux-ci, grâce à leurs travaux, resituent la Sicile dans un contexte historique plus large et recréent des liens historiques avec le reste de la péninsule et de l’Europe. En 1761, Domenico Schiavo, Salvatore Di Blasi et d’autres intellectuels siciliens donnent naissance à une nouvelle académie, la Colonia della Colombaria Toscana, qui se consacre à la promotion des études antiquaires et de l'histoire des antiquités de Sicile. Il s’agit d’une nouvelle académie qui naît sur le modèle de l'Accademia del Buon Gusto, fondée en 1718, par Pietro Filangeri, prince de Santa Flavia, et devenue le lieu de perfectionnement des talents, véritable marché de la science. La ville de Palerme devient alors le centre culturel de ces nouvelles études175. Durant tout le XVIIIe siècle, d’autres académies voient le jour :

l’Accademia delle Scienze e delle arti en 1702, l'Accademia de’ Geniali en 1719, la Colonia Oretea en 1721, l'Accademia degli Ereini en 1730176. En 1788,la nouvelle Accademia

Siciliana se donne comme mission de faire l’éloge du figuier de Barbarie, mais qui, selon

Sebastiano Vecchio, servait aussi de couverture pour des activités subvertives. La présence dans ses rangs du juriste et jacobin Francesco Paolo Di Blasi le laisserait entendre177.

172 Giuseppe Pagnano, Le Antichità del Regno di Sicilia. I plani di Biscari e Torremuzza per la Regia Custodia, Palermo, Arnaldo Lombardi Editore, 1779, p. 15

173 Salvatore Boscarino, Il Restauro in Sicilia in età borbonica 1734-1860, Restauro, vol. 14, n°79, (1985), p. 6. 174 AA. VV., Biblioteca Archeologica. Studi antiquari e archeologici in Sicilia dal Cinquecento all’Unità

d’Italia, Biblioteca centrale della Regione siciliana “Alberto Bombace”, Palermo, 2004, p. 13

175 Rosanna Equizzi, Palermo. San Martino delle Scale : la collezione archeologica. Storia della collezione e

catalogo della ceramica, «L’Erma» di Bretschnaider, Roma, 2006, p.10.

176 Domenico Scinà, Prospetto della storia letteraria di Sicilia nel secolo Decimottavo, vol. 1, Palermo, Edizioni della Regione siciliana, 1969, p. 65.

177 Sebastiano Vecchio, Una nazione senza lingua. Il sicilianismo linguistico del primo ottocento, Palermo, Centro di studi filologici e linguistici siciliani, 1988, pp. 28-29.

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À propos des études antiquaires, une des figures les plus importantes dans la diffusion des connaissances de l’histoire antique de la Sicile demeure sans conteste le prince de Biscari qui consacre toute sa vie et une partie de sa fortune dans la mise au jours des sites archéologiques et de leur préservation. En 1781, il publie Viaggio per tutte le antichità della

Sicilia178. Le titre est explicite sur l’invitation au voyage en Sicile destinée aux étrangers, mais le premier chapitre l’est bien plus encore : « Ô vous Étrangers savants et forts cultivés qui aimaient tellement rechercher […] entreprenant d’une âme joyeuse le voyage de Sicile »179. En même temps, à Palerme, le travail de quatre illustres intellectuels commence à se faire remarquer : Mongitore, Di Giovanni, D'Amico et Testa. Ceux-ci se sont engagés à faire revivre la culture sicilienne, en accordant une attention particulière à la ville de Palerme. À côté d’eux, des figures marquantes comme Tanucci et Caracciolo, porteurs des idéaux des Lumières en Sicile, instigateurs de profondes réformes, représentent des modèles concrets aux yeux de nombreux observateurs européens. Ce vent de modernité ne doit cependant pas nous faire oublier les articulations complexes qui se cachent derrière ce contexte. Les exemples de Di Giovanni, Mongitore, Vella ou Gregorio nous montrent les enjeux liés à la réécriture de l’histoire sicilienne et les représentations de la Sicile moderne que cherchent à faire imposer les tenants d’une spécificité historique et culturelle de l’île, issue de l’idéologie sicilianiste, et ceux qui défendent les liens historico-culturels avec le restant de l’Italie et de l’Europe. C’est dans ce contexte précis qu’arrivent nos voyageurs en Sicile et auquel ils sont confrontés. Ceux-ci ne sont peut-être pas tous au fait des enjeux que nous venons d’évoquer, mais les personnes qu’ils rencontrent durant leur voyage les influencent inévitablement en les orientant vers les objets de curiosité précis, en partageant leurs points de vue et, surtout, en leur donnant accès à une littérature sicilienne qu’ils ne connaissent pas toujours. Nous verrons plus tard l’importance des références livresques dans l’écriture du récit de voyage, comme véhicules des représentations.

Autour des années 1760, la culture du Grand Tour dont l’Italie est le centre connaît des infléchissements profonds qui l’éloignent de ce grand plan d’éducation des jeunes nobles dont elle constitue le couronnement. Le rôle du voyage dans la circulation des idées au XVIIIe

178 Ignazio Paterno Castello, prince de Biscari, Viaggio per tutte le antichità della Sicilia, Napoli, Simoniana, 1781.

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siècle est extrêmement vaste et complexe et il serait fastidieux d’en exposer ici tous les aspects car, au-delà des motivations en apparence homogènes et exposées dans les récits publiés, d’autres plus « intimes » et personnelles jouent un rôle tout aussi important180. Il est donc question de se pencher sur les dimensions liées à notre étude et qui puissent nous permettre d’appuyer notre argumentaire. La pratique du voyage, les continuités et les mutations qui en résultent s’expriment, comme pour tout objet d’histoire, sur le long terme. L’usage même du terme Grand Tour, que l’on applique parfois au voyage en Sicile, ne peut