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Les représentations de la Sicile au XVIIIe siècle chez les voyageurs français, britanniques et germaniques

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Texte intégral

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© Eleonora Nicolosi, 2020

Les représentations de la Sicile au XVIIIe siècle chez les

voyageurs français, britanniques et germaniques

Thèse

Eleonora Nicolosi

Doctorat en histoire

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

(2)

Les représentations de la Sicile au XVIII

e

siècle chez les

voyageurs français, britanniques et germaniques

Thèse de doctorat

Eleonora Nicolosi

Sous la direction de :

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ii

Résumé

Les représentations de la Sicile au XVIIIe siècle chez les voyageurs français, britanniques et germaniques

Vers le milieu du XVIIIe siècle, la Sicile devient une nouvelle destination pour les voyageurs européens. Témoins des infléchissements que connaît alors le traditionnel Grand Tour européen et des bouleversements sociaux et culturels du continent, les récits de voyage en Sicile contribuent à cristalliser la perception des identités à partir du Moi et de l’Autre. Les représentations de la Sicile antique et moderne exprimées chez les voyageurs du XVIIIe siècle vont profondément marquer l’imaginaire collectif. À la recherche d’expériences viatiques nouvelles, des vestiges de l’antique Sicile, d’une part d’exotisme insulaire qui fascine les lecteurs depuis la « découverte » des îles du Pacifique et de l’Océan indien, les voyageurs vont aussi être confrontés à l’expérience déstabilisante de l’inconnu et du déplacement. Donner un sens à l’altérité sicilienne qui s’exprime devant leurs yeux devient alors une nécessité. Et le recours aux théories du temps et aux stéréotypes permet alors de construire un portrait de la Sicile reflètant autant la représentation de l’Autre sicilien que les voyageurs eux-mêmes. L’héritage historique et culturel de la Sicile en fait assurément une destination à part entière. Prise en étau par les tentatives de partage de grands ensembles géographiques et culturels entre l’Orient et l’Occident, la Sicile, ni tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre, semble au contraire former ce point de jonction au cœur de la Méditerranée.

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iii

Abstract

The Representations of Sicily in the Eighteenth Century among French, British and Germanic Travelers

In the mid-eighteenth century, Sicily became a new destination for European travelers. Witnessing the changes in the traditional European Grand Tour and the social and cultural upheavals of the continent, the travelogues in Sicily help to crystallize the perception of identities from the Self and the Other. The representations of ancient and modern Sicily expressed among the travelers of the eighteenth century will profoundly mark the collective imagination. In search of new viaticus experiences, remnants of ancient Sicily, on the one hand insular exoticism that fascinates readers since the "discovery" of the Pacific Islands and the Indian Ocean, travelers will also be confronted with the destabilizing experience of the unknown and displacement. Giving meaning to the Sicilian otherness that expresses itself before their eyes then becomes a necessity. And the use of theories of the time and stereotypes then allows to build a portrait of Sicily that reflects as much the representation of the Other Sicilian, as the travelers themselves. The historical and cultural heritage of Sicily makes it a destination in its own right. Taken by the attempts to share large geographical and cultural groups between the East and the West, of which Sicily, neither quite nor quite the other, seems on the contrary, to form this point of junction in the heart of the Mediterranean.

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iv

Table des matières

Résumé ... ii

Abstract ...iii

Table des matières ... iv

Table des figures ... viii

Introduction ... 1

Définition du cadre d’analyse et du cadre chronologique ... 4

Corpus de sources ... 35

Méthodologie ... 42

Problématique et hypothèse ... 51

Plan de la thèse ... 52

Chapitre 1 – Portraits des « premiers » voyageurs ... 56

1.1 Une réécriture de l’histoire sicilienne ... 57

1.2 Les instructions de voyage : supports de l’écriture et leurs usages ... 66

1.2.1 Les règles de l’écriture du voyage ... 70

1.3 Portraits des voyageurs... 78

1.4 Les buts du voyage ... 81

1.4.1 La Sicile du néoclassicisme ... 82

1.4.2 Un voyage d’éducation hors des sentiers battus ... 84

1.4.3 L’opportunité d’un projet littéraire... 88

1.4.5 De nouvelles explorations scientifiques ... 90

1.4.6 Une Sicile « inconnue », thème propice au pittoresque ... 93

1.4.7 Un récit autobiographique ... 96

1.4.8 Un voyage d’études profitable au développement des connaissances ... 99

1.4.9 À la recherche de la « vraie » Sicile ... 100

1.4.10 Un orientaliste en Sicile : regards sur l’héritage arabo-normand ... 102

Chapitre 2 – À la découverte de la Sicile ... 105

2.1 Le pôle d’attraction napolitain ... 105

2.1.1 L’incontournable Vésuve ... 107

2.1.2 Une approche sociale et politique ... 108

2.1.3 L’attirance pour le phénomène naturel, une interprétation scientifique ... 110

2.1.4 L’approche pittoresque ... 112

2.1.5 Herculanum et Pompéi : des fouilles inédites ... 114

(6)

v

2.1.7 Un terrain d’expérimentation du pittoresque ... 121

2.2 Les itinéraires dans les récits imprimés en Sicile ... 123

2.2.1- 1767-1770 ... 126

2.2.2 - 1775-1788 ... 130

2.2.3 - 1791-1798 ... 134

2.3 Les itinéraires dans les sources manuscrites : l’exemple de Houël ... 136

Chapitre 3 - L’écriture manuscrite du voyage ... 145

3.1 Les écrits de Jean-Pierre-Laurent Houël ... 146

3.2 Le manuscrit de Dominique Vivant-Denon ... 163

3.3 D’autres cas de figure ... 169

3.3.1 Dolomieu et Spallanzani : l’écriture savante ... 169

3.3.2 Les lettres personnelles de Michel Jean de Borch ... 175

Chapitre 4 – La publication et la diffusion des récits ... 182

4.1 La publication : le partage de l’expérience ... 182

4.1.1 Riedesel : premier voyageur, premier auteur ... 184

4.1.2 Brydone : naissance d’un auteur ... 188

4.1.3 Les récits non-publiés restés à l’état de manuscrit : Dolomieu et Payne-Knight ... 195

4.1.4 Les publications anonymes ... 198

4.1.5 La publication des ouvrages d’art et savants ... 202

4.1.6 Les récits de deux érudits allemands ... 206

4.2 Les destinataires des récits  ... 211

4.2.1 Un guide pour les voyageurs ... 212

4.2.2 Le « grand public » ... 213

4.2.3 Les jeunes lecteurs ... 216

4.3 Quelle est l’ampleur de leur diffusion ? ... 218

4.3.1 Les bibliographies universelles ... 220

4.3.2 Les récits dans la presse périodique ... 225

4.4 Les traductions des récits ... 232

Conclusion ... 237

Deuxième partie – Les représentations de la Sicile ... 239

Chapitre 5 – Les représentations de la Sicile ancienne ... 240

5.1 L’émerveillement face au passé de l’île : une image sublimée ... 240

5.1.1 Agrigente et la Vallée des temples ... 242

5.1.2 Le sarcophage de Phèdre ... 249

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vi

5.2 Un jeu de rôle : dans les pas des Anciens... 257

5.3 Les représentations picturales de la Sicile antique ... 264

5.3.1 Les ruines et la nature ... 266

5.3.2 La place du voyageur ... 276

Chapitre 6 – La perception de l’Autre sicilien ... 282

6.1 Les connaissances sur l’Autre sicilien : la « bibliothèque » du voyageur diffuseur de stéréotypes ... 282

6.1.1 La notion de stéréotype ... 283

6.1.2 L’apparition de la Sicile dans les textes du XVIe siècle ... 285

6.1.3 La figure du Sicilien au XVIIe siècle ... 288

6.2 Représentations et stéréotypes de la société sicilienne au XVIIIe siècle ... 302

6.2.1 Les rapports avec l’élite sicilienne ... 305

6.2.2 Les discours sur le « peuple » ... 312

Chapitre 7 – La représentation de l’altérité ... 326

7.1 La Sicile « inventée » et la construction d’un contre-modèle ... 326

7.1.1 Un regard commun entre les voyageurs : l’altérité méridionale ... 328

7.2 Transfert de « l’hégémonie culturelle » du Sud vers le Nord... 352

7.2.1 Définir l’ordre européen par ses différences ... 353

7.2.2 La Sicile : une entité à part entière ... 358

Conclusion générale ... 366

Bibliographie ... 371

ANNEXES ... 405

Annexe 1 – Dessin du détroit de Messine, 19ième Cahier – ... 405

Annexe 2 – Dessin du détroit de Messine dans le récit imprimé ... 406

Annexe 3 – Journal du Voyage de Sicile commencé le 16 mars 1776 ... 407

Annexe 4 – Lettre de Jean-Pierre-Laurent Houël à d’Angiviller, de Palerme, 19 septembre 1777 ... 408

Annexe 5 – Lettre de Déodat de Dolomieu à Houël, de Malte, le 11 novembre 1780 ... 410

Annexe 6 – Extrait de la lettre de Michel Jean de Borch à son père, de Naples, le 29 avril 1777 ... 412

Annexe 7 – Extrait du second manuscrit de Houël ... 414

Annexe 8 – Lettre de Friedrich Münter à Déodat de Dolomieu, de Catane, le 2 janvier 1786. .. 415

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vii

Liste des abréviations

BSNU : Bibliothèque scientifique nationale d’Ukraine FCCF : Fondation Custodia, Collection Frits Lugt BNF : Bibliothèque nationale de France

NAF : Nouvelles acquisitions françaises

NRAS : National Register Archives of Scotland

BULC : Bibliothèque universitaire des langues et civilisations BARS : Bedfordshire Archives and Records Service

KBC : Kongelige Bibliotek de Copenhague SH : Staatsarchiv Hamburg

AAS : Archives de l’Académie des sciences GSA : Goethe und Schiller Archiv

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Table des figures

Carte 1 : Itinéraire de Riedesel ... 128

Carte 2 : Itinéraire de Brydone ... 129

Carte 3 : Itinéraire de Denon ... 135

Figure 4 : Carte de la Sicile avec l’itinéraire représenté, Houël, vol. 1 ... 140

Figure 5 : Extrait du descriptif de la planche CCLVII ... 142

Figure 6 : Vue du temple de Junon Lacinia ... 268

Figure 7 : Vue des ruines du temple de Junon ... 268

Figure 8 : Vue des environs de Girgenti ... 269

Figure 9 : Coupe de l’étuve antique ... 271

Figure 10 : Vue générale du Mont Etna ... 272

Figure 11 : Restes du temple de Jupiter Olympien (Hoüel) ... 273

Figure 12 : Restes du temple de Jupiter Olympien (Saint-Non) ... 273

Figure 13 : Fontaine d’Aréthuse ... 274

Figure 14 : Vue de la fontaine d’Aréthuse ... 275

Figure 15 : Fragments du temple de Jupiter Olympien ... 276

Figure 16 : Vue intérieure du temple de Ségeste ... 277

Figure 17 : Les voyageurs siciliens ... 278

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1

Introduction

« L’Europe finit à Naples, et même elle y finit assez mal. La Calabre, la Sicile, tout le reste est de l’Afrique » - Augustin François Creuzé de Lesser, 1801-1802

« Je sais que l’Orient (et j’y comprends la Sicile, première contrée orientale) est de tous ces pays celui qui se refuse le plus opiniâtrement à une inspection précipitée » - Vicomte de Marcellus, 1841.

« On est convaincu, en France, que la Sicile est un pays sauvage, difficile et même dangereux à visiter. De temps en temps, un voyageur qui passe pour un audacieux, s'aventure jusqu'à Palerme, et il revient en déclarant que c'est une ville très intéressante. Et voilà tout. En quoi Palerme et la Sicile tout entière sont-elles intéressantes ? On ne le sait pas au juste chez nous. A la vérité, il n'y a là qu'une question de mode. Cette île, perle de la Méditerranée, n'est point au nombre des contrées qu'il est d'usage de parcourir, qu'il est de bon goût de connaître, qui font partie, comme l'Italie, de l'éducation d'un homme bien élevé » - Guy de Maupassant, 1885.

Ainsi s’expriment trois auteurs-voyageurs dans leurs récits sur la Sicile qui couvrent tout le XIXe siècle. La Sicile attire, fascine, mais on ne sait pourquoi. Cette « perle de la Méditerranée » ne cesse de créer l’incompréhension et pourtant, depuis des millénaires, on l’observe, on la décrit, on y voyage, on la fantasme, on l’adule, on la rejette. Toujours considérée comme une destination de voyage audacieuse, voire dangereuse, la Sicile se pare, au fil des siècles, d’un certain mystère, qui fait sortir assurément des sentiers battus qui ose s’y rendre. Le voyage en Sicile, c’est une longue épopée qui se perd dans les méandres de la mythologie grecque et de l’Odyssée, dans laquelle nous ne sommes guère en mesure de discerner l’histoire du mythe, la réalité de l’imaginaire. Cœur de l’Empire romain, la Sicile se trouve à la croisée des chemins, entre l’Orient et l’Occident, connaît l’influence des migrations germaniques, la prise de l’Empire byzantin, la conquête musulmane, puis normande, la période angevine, aragonaise, espagnole, jusqu’à l’unification du royaume d’Italie1. Elle propose un tableau riche et complexe, fantasmé par des générations d’auteurs

1 Une ample bibliographie existe sur l’histoire de la Sicile. Voir, entre autres : Giuseppe Giarrizzo, La Sicilia

moderna dal Vespro al nostro tempo, Florence, Le Monnier, 2004 ; Domenico Ligresti, Sicilia moderna : le città e gli uomini, Naples, Guida, 1984 ; Idem, « Un’isola europea al centro del Mediterraneo : la formazione

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et que les historiens de toutes époques ont tenté de déchiffrer, de clarifier, de rendre intelligible. C’est aussi une source d’inspiration inépuisable pour les peintres, les poètes, les savants, les philosophes, les économistes.

Qui veut étudier les représentations de la Sicile doit l’envisager sur une longue échelle du temps et l’on doit nécessairement entrevoir les ponts d’un siècle à l’autreOn ne peut comprendre les remarques de nos trois citations précédentes sans regarder ce qui s’est écrit dès la fin du XVIe, au XVIIe et tout au long du XVIIIe siècle. Une échelle du temps qui surpasse allègrement les contraintes liées à l’écriture d’une thèse, raison pour laquelle nous avons envisagé de tourner notre regard sur la deuxième moitié du XVIIIe siècle en particulier, alors que la Sicile connaît un certain succès aux yeux des voyageurs français, britanniques et germaniques et que la circulation des textes et des idées à travers l’Europe connaît une expansion prodigieuse2. Cette période de « redécouverte »3 de la Sicile coïncide avec la croissance des moyens de diffusion de l’information à travers Europe. La circulation des livres connaît une croissance importante, soutenue par de denses réseaux de libraires, d’imprimeurs et de traducteurs qui permettent le « dialogue » et les échanges entre lettrés et savants de diverses nationalités. Ce n’est donc pas seulement l’étude des récits de voyage en soi, mais aussi la circulation des représentations de la Sicile dans l’espace intellectuel européen qui nous intéresse ici. Le récit de voyage devient un des vecteurs de transmission de ces idées aux côtés des périodiques, des correspondances, des salons, des académies, des dictionnaires et des encyclopédies, des peintures et autres gravures. Ce n’est plus uniquement la « société des princes »4 qui parfait son éducation par le voyage, alors que se joignent à eux des hommes de lettres, des peintres, des diplomates, des savants. À leur tour, ces derniers produisent une « littérature de voyage » multiforme qui ne peut être circonscrite dans une

interdisciplinare, Milan, FrancoAngeli, 2010 ; Francesco De Stefano et Francesco Luigi Oddo, Storia della Sicile dal 1860 al 1910, Bari, Laterza, 1963 ; Rosario Villari, Il Sud nella storia d’Italia : antologia della questione meridionale, 2vol., Bari, Laterza, 1961 ; Moses I. Finley et Denis Mack Smith, A History of Sicily : Modern Sicily after 1713, New York, Viking Press, 1968 ; Rosario Romeo, Storia della Sicilia, 10 vol., Naples,

Società Editrice Storia di Napoli e della Sicilia, 1979.

2 Isabelle Moreau, Les Lumières en mouvement. La circulation des idées au XVIIIe siècle, Lyon, ENS Éditions,

2009.

3 Nous employons ici les guillemets car il s’agit d’une interprétation encore tenace qui considère le XVIIIe siècle comme une période de redécouverte d’une Sicile supposément oubliée de l’histoire.

4 Lucien Bély, La société des princes, XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1999 cité dans Pierre-Yves

Beaurepaire et Pierrick Pourchasse, Les Circulations internationales en Europe – années 1680-années 1780, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 13.

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définition précise. Elle reflète néanmoins un espace de sociabilité à travers l’Europe dont sont issus les voyageurs que nous étudions dans cette étude. Comme l’affirme Pierre-Yves Beaurepaire, les circulations « sont au cœur des réflexions des contemporains sur l’identité européenne. Elles ne sont pas seulement observées ou effectuées, elles sont pensées, modélisées même, au point de nourrir une cartographie de l’espace et des représentations mentales du territoire »5. Cette « culture de la mobilité »6 appelle à penser autrement le déplacement, mais aussi le contact avec l’Autre. Ce sont ces profonds bouleversements qui vont engendrer une littérature importante sur la Sicile et qui vont, finalement, peut-être poser plus de questions aux contemporains que de leur apporter de réponses.

Cette thèse est née des suites d’un mémoire de maîtrise en langue et littérature italiennes à l’université de Catania sur l’œuvre de Vincenzo Gagliani, intellectuel, historien et antiquaire catanais qui a vécu entre le XVIIIe et le XIXe siècle. À partir de manuscrits inédits (lettres, récits de voyage, biographies) conservés à la Società di Storia Patria per la Sicilia Orientale et à la Biblioteca Regionale Università di Catania, j’ai travaillé sur les représentations des vestiges antiques en Sicile. Au-delà même des représentations, il s’agissait de comprendre le contexte culturel de l’île, fortement inspiré par l’Europe des Lumières. L’œuvre de Gagliani s’inscrit dans un élan de « modernisation » et de réformes de la Sicile qui tend à emboiter le pas aux changements qui marquent profondément le continent européen à la fin du XVIIIe siècle. Les initiatives de compilations du patrimoine archéologique sicilien ont pour principal but la « promotion » de l’histoire de la Sicile, avant tout, vers la péninsule italienne, puis vers le restant de l’Europe. C’est aussi promouvoir l’idée d’un héritage culturel et historique commun avec l’Europe. Gagliani et d’autres érudits siciliens, comme le prince de Biscari, de Torremuzza ou le père Salvatore Di Blasi, œuvrent à créer des ponts et à véhiculer une image positive et inclusive de la Sicile. Ce travail m’a aussi amené à lire d’autres récits, notamment ceux de voyageurs étrangers. La lecture de ces textes faisait ressortir des discours parfois bien différents de ceux des auteurs siciliens. La question des représentations sous-tendait, peut-être, deux conceptions différentes de l’Europe et de l’histoire de la Sicile. Le sentiment d’une histoire commune est-il partagé par les

5 Ibid.

6 Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003.

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voyageurs européens autant qu’il l’est chez les auteurs siciliens ? Les prises de position de Salvatore Di Blasi, dès les années 1750-1760, témoignent que non. Il dénonce justement le monopole de certaines élites intellectuelles européennes dans la « construction des savoirs »7 et des images de la Sicile véhiculées à travers l’Europe. À partir de ce constat, je me suis intéressée aux récits des Européens ayant voyagé en Sicile au XVIIIe siècle.

Cette thèse vise donc à contribuer à l’étude des représentations de la Sicile au XVIIIe siècle par une approche comparative entre des voyageurs de différentes nationalités européennes. Il s’agit d’apporter un autre regard sur la pratique du voyage, sur les discours des voyageurs et sur les pratiques d’écriture. Il s’agit aussi de démontrer le rôle majeur qu’ont joué les récits du XVIIIe siècle dans le façonnement d’une certaine image de la Sicile, puis dans sa diffusion à travers l’Europe et chez plusieurs générations de voyageurs des siècles suivants.

Définition du cadre d’analyse et du cadre chronologique

Quête définitoire de la littérature de voyage – les approches littéraires

Pour reprendre les propos d’Adrien Pasquali, « un des traits distinctifs et majeurs du récit de voyage pourrait […] être sa capacité à accueillir une diversité de genres et de types discursifs, sans le souci de les homogénéiser »8. Cette remarque témoigne de la complexité de dresser un bilan des études sur le voyage et encore plus de donner une définition précise de la littérature de voyage. Depuis le milieu des années 1970, les études qui s’intéressent à ce sujet ont été riches et extrêmement variées et ont proposé de nombreuses approches méthodologiques et interprétatives des différents aspects du voyage qui renvoient à des traditions intellectuelles autonomes. Cette littérature touche à de vastes domaines de savoirs, de la création littéraire et des pratiques d’écriture, à l’étude de l’histoire des contrées parcourues jusqu’aux réflexions philosophiques des voyageurs sur les mœurs et coutumes des peuples visités. Comme l’affirment Grégoire Holtz et Vincent Masse, « La littérature de

7 Lise Andries, La construction des savoirs, XVIIIe-XIXe siècle, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2009.

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voyage s’inscrirait précisément dans les interstices de ces ensembles discursifs qu’elle lie et fait dialoguer en produisant un type d’écrit aussi hybride que singulier »9. Le statut épistémologique de la littérature de voyage reste donc incertain. Une définition précise supposerait la clarification d’un cadre conceptuel dans lequel nous serions capables de discerner les délimitations de ce que nous entendons par « littérature de voyage » ou « récits de voyage ». En d’autres termes, les récits de voyage constituent-ils, avant tout, un genre littéraire ? C’est un questionnement qui explique peut-être que les historiens n’aient porté un intérêt marqué à cette littérature que tardivement, soit dans les années 1980-1990, alors que les contours fuyants de cette littérature consacrée à « l’ailleurs » et « à l’autre » forment un puissant ferment de réflexions sur cet objet et son importance. Les tentatives de clarification et d’identification de cette littérature alimentent une riche taxinomie relevée brièvement par Holtz et Masse : littérature viatique, « littérature des voyages », « littérature géographique », « littérature des lointains » ou « littérature exotique », « discourse of discovery », « récit d’espace », « récit insulaire », « littérature de contact », « cartographic writing », « écriture nomade »10. Autant d’appellations qui renvoient à des époques et des lieux différents, mais surtout à une typologie des voyageurs extrêmement vaste. Comme le mentionne Sarga Moussa, « explorateurs, missionnaires, commerçants, diplomates, autant de nouvelles catégories de voyageurs qui diversifient le genre viatique en même temps que la carte du monde s’agrandit »11. L’aspect protéiforme de la littérature de voyage empêche de proposer une définition précise de ce qu’elle est, comme en témoigne Percy G. Adams :

Le récit de voyage n’est pas seulement un journal à la première personne […], Il n’est pas seulement écrit en prose […], Ce n’est pas nécessairement une histoire avec une intrigue simple et non arrangée […], Ce n’est pas seulement une relation objective […], La littérature de voyage est plus une branche de l’histoire que de la géographie […], Le récit de voyage n’est évidemment pas simplement une relation d’exploration […], Ce n’est pas le mémoire complet d’un voyage […], Ce n’est pas de la sous-littérature12.

9 Grégoire Holtz et Vincent Masse, « Étudier les récits de voyages. Bilan, questionnements, enjeux »,

Arborescences, n°2, (2012), p.1.

10 Ibid., p. 9.

11 Sarga Moussa, « Le récit de voyage, genre « pluridisciplinaire ». À propos des Voyages en Égypte au XIXe siècle », Sociétés et Représentations, n°21-1, (2006), pp. 241-253.

12 Percy G. Adams, Travel Literature and Evolution of the Novel, Lexington, University Press of Kentucky, 1983, pp. 280-281.

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En 1977, l’article pionnier de Jacques Chupeau va poser les jalons de nouvelles approches en analysant les rapports entre les récits de voyage et les romans de la seconde moitié du XVIIe siècle13. Il met en évidence le paradoxe entourant les récits de voyage qui sont lus comme des romans alors que le but initial de leurs auteurs était de s’éloigner « de la littérature et de ses mensonges »14. C’est l’interaction entre la description et son insertion dans la narration qui fait basculer le récit authentique vers le récit d’aventure, puis le roman. Chupeau écrit que « sans cesser d’être un ouvrage de documentation, la relation peut-être lue aussi comme une œuvre de divertissement »15. Ce caractère ambivalent du récit de voyage est approfondi par Jean-Michel Racault :

Qu’advient-il du roman lorsque, soumis à la double pression du public qui réclame plus de « naturel » et de « vérité » et des théoriciens qui s’en prennent au principe même de la fiction, il n’ose plus savourer pour ce qu’il est ? Sauf à disparaître, il lui faut alors s’abriter derrière d’autres genres narratifs non fictifs auxquels s’attache une aura de vérité : histoire, mémoires, correspondances, récits de voyage. Comme l’a montré Jacques Chupeau, la « crise de la fiction », qui marque la seconde moitié du XVIIe siècle entraîne, en même temps que le dépérissement du roman traditionnel, la naissance d’un « nouveau roman » grâce à « l’annexion de modèles narratifs nouveaux », lesquels appartiennent à des genres habituellement tributaires d’une authenticité documentaire que vient souvent renforcer l’effet d’attestation inhérent à la narration à la première personne : d’où les « nouvelles historiques », les « mémoires » fictifs, les pseudo correspondances, les prétendues relations de voyage enfin16.

Roland Le Huenen parle alors d’un « genre sans loi »17 qui peut se fondre dans d’autres formes : « sa versatilité lui assure certes une liberté formelle, une plasticité qui la rend à même de s’adapter aux différentes mutations esthétiques et idéologiques qui affectent le cours d’une société, mais en même temps en fait un genre fuyant qui résiste à toute description soucieuse d’être autre chose qu’une simple taxinomie de ses contenus »18. Si

13 Jacques Chupeau, « Les récits de voyage aux lisières du roman », Revue d’Histoire littéraire de la France, n°3-4, (mai-août 1977), pp. 536-553.

14 À ce propos, voir Elzbieta Grodek, Écriture de la ruse, Amsterdam/Atlanta, Radopi, 2000, p. 164.

15 Jacques Chupeau, op. cit., p. 539. Voir aussi Friedrich Wolfzettel, Le Discours du voyageur. Pour une histoire

littéraire du récit de voyage en France du Moyen-Âge au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1996, p. 132 et Andreas

Motsch, « Relations of Travel : Itinerary of a Practice », Renaissance and Reformation/Renaissance et Réforme, n°34, pp. 207-236.

16 Jean-Michel Racault, « De la relation de voyage au roman : l’exemple du Voyage de François Leguat »,

Cahiers de Littérature du XVIIe siècle, n°8, (1986), p. 57.

17 Roland Le Huenen, « Le récit de voyage : l’entrée en littérature », Études littéraires, vol. 20, (1987), pp. 45-61.

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toute tentative de décrire le récit de voyage en termes de genre constitué paraît vaine, Le Huenen constate que « son champ d’action présente une double tangente et par là même une double postulation : celle du discours littéraire et celle du discours scientifique. Il est rare que le voyageur ne se prononce pas dans un sens ou dans l’autre, soit à l’occasion d’une préface, soit dans son récit, sur cette double virtualité qui, tout en particularisant celui-ci, en définit aussi le profil à la fois théorique et problématique »19. Les critiques littéraires italienne et allemande emboîtent le pas aux approches soulevées dans les milieux francophones. Maria Enrica d’Agostini, spécialiste de la langue et de la littérature allemande, dirigea la tenue d’un colloque sur la littérature de voyage à Parme en 1986, en partenariat avec l’université Friedrich-Alexander d’Erlangen-Nürnberg20. La question du genre littéraire est traitée alors dans plusieurs publications des années 1990 et début 200021. Les auteurs privilégient les analyses narratologiques pour mettre en évidence les phénomènes d’intertextualité, fondamentaux aux récits de voyage22. En 1997, Philippe Antoine montre à quel point les récits de voyage de Chateaubriand tiennent une position charnière dans l’histoire du genre littéraire23. L’auteur révèle ainsi deux types d’intertextualité, l’une dite verticale, et l’autre horizontale. L’intertextualité verticale, qui nous intéresse ici, lie les écrits de Chateaubriand aux récits de voyage de ses prédécesseurs qui prennent des formes variées (lettres, carnets de route…), forment un montage de discours divers et exposent des thèmes récurrents (le voyage en Italie) ainsi que des clichés et des stéréotypes. Cet héritage est néanmoins retravaillé, transformé, dans un processus de réécriture et de citations qui embellissent le réel, mais qui désigne, par le fait même, son propre texte comme objet littéraire. Dans la seconde partie de

19 Ibid., p. 46.

20 Maria Enrica d’Agostini, La Letteratura Di Viaggio : Storia e prospettive di un genere letterario, Milano, Guerini, 1987.

21 Vincenzo De Caprio, Un genere letterario instabile. Sulla relazione del viaggio al Capo Nord (1799) di

Giuseppe Acerbi, Roma, Archivio Guido Izzi, 1996 ; Attilio Brilli, Quando viaggiare era un arte. Il romanzo del Grand Tour, Milano, Il Mulino, 1995 ; Donatella Capodarca, I viaggi nella narrativa, Modena, Mucchi

Editore, 1994 ; Pino Fasano, Letteratura e viaggio, Bari, Laterza, 1999 ; Elvio Guagnini, Dalla prosa odeporica

tradizionale al « reportage » moderno. Appunti su forme e sviluppi della letteratura di viaggio dell’Ottocento italiano, Problemi 90, 1991 ; Idem, L’arcipelago odeporico. Forme e generi della letteratura di viaggio, in Questioni odeporiche. Modelli e momenti del viaggio adriatico, Bari, Palomar, 2007 ; idem, Il viaggio, lo sguardo, la scrittura, EUT, 2010.

22 Véronique Magri—Mourgues, Sophie Linon-Chipon et Sarga Moussa, Miroirs de textes. Récits de voyage et

intertextualité, Nice, Publications de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Nice, 1998.

23 Philippe Antoine, Les récits de voyage de Chateaubriand. Contribution à l’étude d’un genre, Paris, Champion, 1997. Pour un compte rendu plus détaillé, voir Laurence Tibi, Littératures, n°39, (1998), pp. 215-217 et sur lequel nous appuyons en partie notre résumé.

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son ouvrage, Antoine expose les rapports entre récit et histoire et le caractère non-fictionnel spécifique aux récits de voyage. Analysant la fréquence, la vitesse et la distribution entre séquences narratives et pauses descriptives, l’auteur souligne ainsi la prééminence de la description sur la narration dans les récits de voyage. Aux composantes narratives et descriptives, s’ajoutent des séquences explicatives, argumentatives ou autobiographiques. La question subjective est omniprésente, ainsi que celle des multiples fonctions du narrateur. Ce dernier point est important puisqu’il met en évidence la mise en scène du narrateur/personnage se représentant en écrivant et en traversant ce qui devient des lieux de l’écriture (dans l’exemple de Chateaubriand : la tente, le désert…). Les étapes du voyage deviennent celles d’une initiation pour devenir écrivain et font émerger un « moi » fortement engagé dans le temps. Le voyage devient prétexte à l’écriture du temps qui passe24. Antoine conclut sur les représentations du monde véhiculées dans les récits de voyage et du discours savant, subverti malgré tout par une tendance à poétiser le réel, entre autres par le biais de l’analogie. La dimension descriptive de la chose vue ne peut se dissocier d’une subjectivité qui présente, d’un côté, un monde et une humanité magnifiés, mais d’un autre côté, l’expression d’un désenchantement face à l’homme réel, une « dégradation » des mœurs ou des systèmes politiques. Les récits de voyage sont donc sans cesse partagés entre un souci de vérité et une poétisation du réel. Réal Ouellet en arrive à des conclusions semblables dans lesquelles il dégage des constantes qui fondent une poétique du récit de voyage autour « d’une triple démarche discursive : narrative, descriptive et commentative »25. Les travaux de Véronique Magri-Mourgues avaient déjà permis, en 1995 puis en 2009, de déterminer des constantes qui puissent nous permettre de définir les cadres stylistiques d’une poétique du

24 Sylvain Venayre, « Que reste-t-il de nos voyages ? De la mémoire du voyageur aux souvenirs du touristes » dans Sarga Moussa et Sylvain Venayre, Le voyage et la mémoire au XIXe siècle, Paris, CREAPHIS Éditions, 2011, p. 28.

25 Réal Ouellet, « Pour une poétique de la relation de voyage », dans Marie-Christine Pioffet, Écrire des récits

de voyage (XVe-XVIIIe siècles) : Esquisse d’une poétique en gestation, Québec, Presses de l’Université Laval,

2008, p. 17. Toujours dans les approches intertextuelles, nous pouvons citer aussi Sophie Linon-Chipon, Gallia

Orientalis. Voyages aux Indes orientales, 1529-1722 : Poétique et imaginaire d’un genre littéraire en formation, Paris, PUPS, 2003.

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récit de voyage par l’étude de l’énonciation, de la morphosyntaxe et de la « dynamique performative » des récits de voyage au XIXe siècle26.

Jusqu’à présent, la critique littéraire a mis en évidence la complexité de définir le récit de voyage tant par la variété des formes27 qu’il peut prendre que par la diversité des discours qui s’y expriment28. Les études littéraires ont ainsi ouvert des champs d’investigation particulièrement féconds, mais elles se sont principalement concentrées sur « l’entrée en littérature »29 dans le courant du XIXe siècle et sur l’évolution de la figure du voyageur-écrivain et celle de l’voyageur-écrivain-voyageur. Cette transition fluctuante, qui témoigne d’un glissement d’une tradition d’instruction à la recherche du plaisir chez les lecteurs, a été particulièrement mise en évidence chez les écrivains du XIXe siècle, en premier lieu Chateaubriand, Lamartine, Stendhal, Théophile Gautier ou Alexandre Dumas père. Au-delà de ces grands noms de la littérature française, il est alors permis de se questionner sur les récits de voyage en Sicile qui, pourrait-on dire, se trouvent à la croisée des chemins entre la deuxième moitié du XVIIIe siècle et l’héritage encore marquant d’une tradition

26 Véronique Magri-Mourgues, Le Voyage à pas comptés. Pour une poétique du récit de voyage au XIXe siècle, Paris, Champion, 2009. Idem, « L’écrivain-voyageur au XIXe siècle : du récit au parcours initiatique », 6ième Rencontres méditerranéennes du Tourisme, Grasse, 2005, pp. 43-54. La critique allemande abonde aussi en ce sens et cette poétique du genre ne reste pas confinée aux travaux uniquement de langues française et anglaise. On peut observer, ces dernières années, plusieurs collaborations dans des colloques internationaux. Voir, entre autres, Xenja von Ertzdorff, Gerhard Giesemann et Rudolf Schulz, Erkundung and Beschreibung der Welt : zur

Poetik der Reise und Landerbericht. Vorträge eines interdisziplinären Symposiums vom 19. bis 24. Juni 2000 an der Justus-Liebig-Universität Gießen, Amsterdam, Rodopi, 2003 ; Dietrich Huschenbett et John Margetts, Reisen und Welterfarhung in der deutschen Literatur des Mittelalters, Vortrage des 11. Anglo-deutschen Colloquiums, 11-15 September 1989, Universitat Liverpool, Würzburg, Kõnigshausen und Neuman, 1991. Ce

dernier aborde plus spécifiquement les récits de voyage médiévaux.

27 Atkinson avait déjà tenté, en 1924, de déterminer les formes du récit de voyage : le récit géographique, la cosmographie, la lettre, le livre d’histoire et d’ethnographie et le récit de pèlerinage. Voir Geoffroy Atkinson,

Les relations de voyage du XVIIe siècle et l’évolution des idées : contribution à l’étude de la formation de l’esprit du XVIIIe siècle, Paris, Champion, 1924 ; idem, Les nouveaux horizons de la Renaissance française,

Genève, Droz, 1935. Plus récemment, Dorothée Baxmann et Michael Heintze ont établi, sous la direction de Friedrich Wolfzettel, un Répertoire chronologique et thématique du récit de voyage de langue française au

XIXe siècle. Le classement des récits répertoriés met d’ailleurs en évidence la complexité face à laquelle les

auteurs ont dû faire face. Tout d’abord, d’un point de vue typologique pour classer les différents types de voyage : historique, pittoresque, touristique, pèlerinage… en avouant, par le fait même, l’existence d’intérêts mélangés. Ensuite, les formes du récit de voyage : le récit autobiographique rédigé après le voyage, les lettres adressées à un ou plusieurs destinataires et le journal comportant des notations au jour le jour. Force est de constater que les formes ne sont pas fixes et se mélangent elles aussi, ce qui confirme l’aspect « composite » du récit de voyage.

28 Friedrich Wolfzettel, Le discours du voyageur. Pour une histoire littéraire du récit de voyage en France, du

Moyen-Âge au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1996.

29 Roland Le Huenen, « Le récit de voyage : l’entrée en littérature », Études littéraires, vol. 20-1, (1987), pp. 45-61.

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encyclopédique d’accumulation des connaissances et cette entrée dans la littérature du siècle suivant. Peut-on y discerner cette transition entre un devoir d’instruction cher aux Lumières et la recherche d’un plaisir de la lecture qui, semblerait-il, marque la littérature de voyage du XIXe siècle ? Cette question est importante car avant même d’interroger le récit et les discours qui y figurent, elle interroge aussi la typologie des voyageurs en Sicile qui revêt des facettes bien différentes. Nous avons des « archéologues », des savants, des artistes peintres, mais aussi des gens de lettres en la figure de Goethe ou de Stolberg. Malgré ces différents profils, une seconde question apparaît : peut-on déceler une démarche commune dans le choix de voyager en Sicile, puis dans la volonté de publier le récit de leur pérégrination ? Nous y répondrons en détails dans les chapitres suivants.

Plusieurs des écrivains du XIXe siècle fréquemment étudiés par la critique littéraire ont voyagé en Sicile et publié le récit de leur voyage. L’exemple d’Alexandre Dumas père est intéressant à plus d’un titre. En 2002, les éditions Honoré Champion publie Le Spéronare, récit du voyage en Sicile d’Alexandre Dumas père en 1835 et resté longtemps dans l’oubli30. Cette édition est accompagnée d’une introduction et de notes critiques de Jean-Pierre Pouget qui nous révèlent tout le processus de gestation, premièrement, du voyage en Sicile qui devait s’inscrire, au départ, dans le cadre d’un voyage autour de la Méditerranée, et deuxièmement, le processus d’écriture du récit et des nombreuses sources de documentation et d’inspiration auxquelles a eu recours l’auteur. Ce deuxième aspect met ainsi en évidence les lectures de Dumas, notamment la pièce de Casimir Delavigne, Les Vêpres siciliennes (1818), l’opéra de Meyerbeer, Robert le Diable (1831), mais aussi les récits des voyageurs en Sicile qui l’ont précédé. Cette inspiration a même fait dire à Hélène Tuzet que Le Spéronare n’était que pure fantaisie et plagiat31. Cela soulève pourtant la question de savoir jusqu’à quel point les récits de voyage ont pu être récupérés, interprétés et, finalement, s’ils ont servi de bases de documentation ou bien d’inspiration littéraire. L’enjeu premier, et qui forme une des trames principales de cette étude, est ici de mettre en évidence la circulation des représentations de la Sicile du XVIIIe siècle. L’approche de Pouget énonce les conditions de production et la réception des textes très variés que l’auteur a lus, qui vont profondément marquer Le

30 La dernière édition datait de 1862. L’édition de 2002 s’inscrit dans le contexte d’entrée au Panthéon de Dumas père, le 30 novembre 2002.

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Spéronare. Parmi ces lectures, relevons tout d’abord les travaux du prince de Biscari, les

textes antiques de Diodore de Sicile, de Virgile ou encore d’Ovide, les ouvrages de l’abbé Ferrara et, surtout, les récits de voyage des prédécesseurs de Dumas. Parmi eux, se retrouvent ceux de Marie-Théodore Renouard de Bussière et Joseph-Antoine de Gourbillon, datés respectivement de 1837 et de 1819. Si Jean-Pierre Pouget ne mentionne pas l’utilisation des récits du XVIIIe siècle par Dumas père – il affirme même que l’écrivain « ne s’est pas servi de cet ouvrage [le récit de Patrick Brydone] ni même de sa traduction française »32 - il s’avère que ce n’est pas tout à fait juste. Dans le cas de Gourbillon, le récit fait explicitement référence aux descriptions de Brydone concernant l’Etna, le palais du prince Palagonia ou encore le couvent des Capucins de Palerme en citant des passages complets du voyageur écossais33. Il qualifie même ces descriptions d’exactes et d’élégantes34. Alexandre Dumas père est donc « indirectement » en contact avec les récits sur la Sicile du XVIIIe siècle et véhicule, à son tour, un regard partagé sur cette île. Ces descriptions « exactes et élégantes » nous donnent un indice intéressant sur la réception des récits de voyage, tant pour leur dimension documentaire et la véracité de certains faits exposés (du moins ceux que Gourbillon considère vrais), que pour l’importance accordée au style d’écriture et à la valeur littéraire du récit. Des « codes » se sont partagés entre les XVIIIe et XIXe siècle, et traduisent peut-être même une « manière » de voyager en Sicile, de l’observer et de la décrire. Dès lors, la distinction que l’on observe souvent entre ces deux périodes ne semble peut-être pas aussi évidente35. L’approche « sensible » des voyageurs, les descriptions pittoresques, les références aux mythes (Homère, Virgile, Ovide…), la contemplation des vestiges antiques et les discours qui en émergent, le suivi de parcours désormais balisés, les anecdotes et la part du récit d’aventure36 sont autant de similitudes d’un auteur à l’autre. Les récits du XVIIIe siècle ont influencé ceux du siècle suivant, d’où l’intérêt de les étudier.

32 Alexandre Dumas, Le Spéronare, Introduction, établissement du texte et notes par Jean-Pierre Pouget, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 41.

33 Joseph-Antoine de Gourbillon, Voyage critique de l’Etna en 1819, vol. 1, Paris, P. Mongie l’aîné, 1820, pp. 116-119.

34 Ibid., p. 116.

35 Nous référons ici à la quatrième de couverture de Sarga Moussa et Sylvain Venayre, Le voyage et la mémoire

au XIXe siècle, Paris, CREAPHIS Éditions, 2011 : « ce siècle constitue une séquence homogène dans l’histoire

du voyage ».

36 Cette part d’aventure est mentionnée par Jean-Pierre Pouget lorsque Dumas relate une possible rencontre avec les fameux brigands siciliens, sans qu’il soit possible de vérifier si cette rencontre fut réelle ou imaginaire. L’anecdote de la rencontre périlleuse avec les brigands est un procédé que l’on retrouve dans tous les récits de

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À partir de ce constat, cette étude peut définir un cadre chronologique principal concentré sur la deuxième moitié du XVIIIe siècle qui voit l’avènement du voyage en Sicile, comme destination à part entière, mais aussi comme un point de référence à la littérature qui lui succède. Cette littérature, qu’elle prenne la forme de récits de voyage, de nouvelles, de pièces de théâtre ou encore de comptes rendus dans la presse périodique, se nourrit de ces premiers récits dès leur parution. Cette étude se concentre donc en grande partie sur la circulation des représentations de la Sicile entre 1768, date du voyage de Johann Hermann Riedesel, et 1800, lors de la parution, en anglais, du récit de Joseph Hager37. Mais la question des représentations de la Sicile ne prend véritablement sens que sur le long terme. Ainsi, cette étude s’inscrit aussi dans un dialogue avec les siècles précédents et suivants afin de mettre en évidence l’héritage des récits du XVIIIe siècle.

Cette notoriété de la littérature de voyage soulève encore de nombreuses questions, au-delà de la critique littéraire. Rappelons ici le double statut de cette littérature, à la fois littéraire et documentaire, qui révèle une incertitude épistémologique qui a longtemps éloigné les historiens. Il convient donc de dresser un rapide bilan des différentes perspectives de recherche qui ont été élaborées depuis les années 1980 et desquelles nous sommes en partie tributaires. Nous serons alors en mesure de nous positionner dans les sphères d’enquête actuelles. Le choix de cette décennie ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu de travaux auparavant38. Mais il s’observe une recomposition des cadres de réflexion qui, sans nier les approches littéraires, viennent apporter de nouvelles problématiques qui sous-tendent l’ouverture à d’autres types de sources. Gilles Bertrand le résume ainsi :

voyage du XVIIIe siècle. Cela concourt largement à entretenir l’image d’une Sicile dangereuse et difficilement accessible.

37 Le récit de Riedesel ne sera publié qu’en 1771, en allemand, puis en 1773, en anglais. Nous avons gardé néanmoins la date du voyage qui lance véritablement la « mode » du voyage en Sicile. Quant au choix de l’année 1800 pour clôturer ce cadre chronologique, nous avons privilégié la seconde édition du récit de Hager, en anglais, qui connaîtra une plus grande circulation et que l’on considère, plus ou moins arbitrairement, comme le « dernier » voyageur en Sicile du XVIIIe siècle. Il est aussi indissociable du quatuor germanique de cette fin de siècle aux côtés de Goethe, Bartels, Münter, Stolberg. Nous reviendrons plus en détails sur ces cinq voyageurs dans les prochains chapitres.

38 Selon la thèse d’Elvio Guagnini, Viaggi e romanzi. Note settecentesche, Modène, Mucchi, 1994, l’intérêt pour les récits de voyage en Italie s’inscrit dans un contexte qui dépasse la péninsule et varie profondément au fil des événements de l’histoire européenne et de l’évolution des cadres de pensée et des systèmes de communication. Pour une description plus détaillée, voir Gilles Bertrand, Bibliographie des études sur le

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La domination qu’exercent en matière de voyage les études littéraires ne va pas sans paradoxe. En se penchant sur des signes linguistiques, les spécialistes de l’écriture visent un réel de référence, suggéré par la signification des mots, bien plus que le réel historique dans lequel les textes prennent place au moment de leur gestation. L’approche documentaire se présentant comme l’effet d’une dérive, [l’embellissement du réel mentionné auparavant] ils sont légitimement tentés de ne considérer que les voyageurs ayant laissé des traces dignes d’être lues, autrement dit les gens de lettre39.

Il conclut alors que l’historien ne peut se contenter de suivre cette voie car « il lui faut l’intégrer à une réflexion plus large, en multipliant les sources et les points de vue »40. La nette distinction qu’opère Gilles Bertrand entre le « réel de référence » et le « réel historique » repose sur une problématique bien plus vaste et complexe qui remet à l’ordre du jour les rapports entre littérature et histoire. Ce rapport est complexe puisque, dans notre cas, il s’applique à deux niveaux : le premier niveau qui s’inscrit dans la pratique de l’écriture du récit de voyage par le voyageur, entre démarche littéraire et documentaire ; le deuxième niveau qui sous-tend le rapport de l’historienne face à cette littérature viatique dans sa pratique de l’écriture de l’histoire.

L’histoire et la littérature de voyage

Depuis les années 1980-1990, on observe un important mouvement de retour aux problématiques historiennes chez la critique littéraire, au-delà des traditionnels découpages disciplinaires et leurs a priori. Pour reprendre les mots de Louis Montrose et du New

Historicism, c’est de reconnaître « l’historicité des textes et la textualité de l’Histoire »41, influencé par les travaux d’historiens de la littérature des années 1970, tels Stephen Orgel42

39 Gilles Bertrand, Bibliographie des études sur le voyage en Italie, Grenoble, CRHIPA, 2000, p. 16.

40 Ibid. Voir aussi Madeleine Frédéric et Serge Jaumain, La Relation de voyage : un document historique et

littéraire, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, 1999.

41 Louis Montrose, « New Historicism », dans Stephen Greenblatt et Giles B. Gunn, Redrawing the

Boundaries : The Transformation of English and American Literary Studies, New York, MLA, 1992.p. 410.

42 Stephen Orgel, The Illusion of Power. Political Theater in the English Renaissance, University of California Press, 1975.

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et Julius Walter Lever43. En 1980, Stephen Greenblatt publie Renaissance Self-Fashioning44 dont la thèse principale détaille les mécanismes de la rhétorique de la représentation de soi chez l’élite politique et religieuse gravitant autour du prince. Ainsi, ce serait à la Renaissance que l’homme prend désormais conscience des possibilités de manipuler et de façonner son identité, ce que Greenblatt définit comme la fiction de l’individu. La difficulté de cette approche réside donc dans la recherche des voix discordantes et de ce qui subvertit l’individu pour lui faire dire autre chose que ce qu’il est. Le texte est alors indissociable de son contexte non pas comme simple expression d’une idéologie ou illustration d’un thème identifié par les historiens, mais comme un acte expressif en constante relation avec d’autres pratiques matérielles et qui rentre en interaction avec elles. Cette approche révèle donc comment le texte produit l’historicité et abolit la frontière entre le texte littéraire et les autres formes d’expression artistique telles les récits de voyage45. La notion « d’énergie sociale » entend comprendre « comment la force de certaines fictions est reversée sur les lecteurs ou les spectateurs dont elles façonnent les perceptions et les expériences »46. On rejoint ici l’approche anthropologique, dans laquelle l’écriture du voyage suppose aussi, au-delà des enjeux de la narration et des contraintes linguistiques, l’expression de valeurs culturelles et idéologiques47. L’importante influence des travaux de Greenblatt et du New Historicism dans la production anglo-saxonne a été depuis nuancée, mais elle a posé la question de l’historicité des textes au travers de thèmes désormais récurrents et a engendré un rapprochement entre disciplines, du moins entre histoire et littérature48. Ainsi, le texte devient un lieu où s’inscrivent les « discours sociaux », les rapports entre l’auteur et le monde social. Christian Jouhaud relève pourtant une des principales difficultés de cette approche « qui tient à l’absence de définition de l’échelle à laquelle s’analysent ces rapports entre le travail d’écriture et le monde social. Quels segments de réalité faut-il prendre en compte, selon quels

43 Julius Walter Lever, The Tragedy of State, London, Methuen, 1971.

44 Stephen Greenblatt, Renaissance Self-Fahioning : From More to Shakespeare, Chicago, University of Chicago Press, 1980.

45 Stephen Greenblatt, Invisible Bullets, Oxford, Clarendon Press, 1988.

46 Roger Chartier, « La structure, la culture et le blue-jeans », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°53, (2006), pp. 88-92.

47 James Clifford et George E. Marcus, Writing Culture : the Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986 ; Françoise Weil, « La Relation de voyage : document anthropologique ou texte littéraire ? », Histoires de l’anthropologie (XVIe-XIXe siècles), Paris, Klincksieck, 1984, p. 57.

48 Les études questionnent alors les notions d’écrits/textes, de représentations, de contexte, de réceptions des textes ou encore de discours.

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découpages et quelle cohérence? »49. Il pose ici la question du contexte d’écriture. Selon Jouhaud, c’est à partir des travaux de Hans-Robert Jauss sur l’esthétique de la réception que l’œuvre littéraire s’inscrit désormais dans une histoire, mais « en construisant sa théorie à partir de la notion finalement abstraite de texte, et à partir d’un lecteur universel dénué de chair historique, elle négligeait les déterminations non scripturaires de l’actualisation du sens par une lecture, en particulier tout ce qui dépend de la matérialité de l’objet imprimé »50. La prise en compte du contexte de production est donc désormais fondamental.

Les travaux du bibliographe Daniel Francis McKenzie s’opposent en cela à ceux du

New Historicism car il entend replacer les textes dans les conditions de leur production, de

leur transmission et de leur réception. Sont étudiés le format, la typographie, la disposition des paragraphes… afin de montrer « que les formes ont un effet sur le sens »51. Dans la préface qu’il écrit au livre de McKenzie, Roger Chartier indique que « la bibliographie ainsi redéfinie devient une discipline centrale, essentielle pour reconstituer comment une communauté donne forme et sens à ses expériences les plus fondamentales à partir du déchiffrement des textes multiples qu’elle reçoit, produit et s’approprie »52. La prise en compte de l’objet livre, dans sa dimension matérielle, devient objet d’histoire. Le lieu de rencontre entre les intentions auctoriales, éditoriales et les lecteurs n’est plus le texte comme tel, mais le support matériel qui le soutient (le livre, la lettre, le journal…). Ainsi, les rééditions d’un même texte au fil du temps laissent entrevoir des transformations de mise en page, de présentations, de typographie qui donnent des prescriptions de lectures différentes et qui modifient à leur tour la perception du texte et le sens qu’on lui accorde. McKenzie élargit d’ailleurs le concept de « texte » à d’autres types de documents comme les images.

Roger Chartier s’appuie sur les travaux de McKenzie pour proposer que tout texte est nécessairement inscrit dans une matérialité :

Celle de l’objet écrit qui le porte, celle de la voie qui le lit ou le récite ; celle de la représentation qui le donne à entendre. Chacune de ces formes est organisée selon des structures propres qui jouent un rôle essentiel dans la production du sens. Pour s’en tenir à l’écrit imprimé, le format du livre, les dispositions de la

49 Christian Jouhaud, « Présentation », Annales. Histoire, Sciences Sociales, n°2, (1994), p. 273. 50 Ibid., p. 272.

51 Daniel F McKenzie, Bibliography and the Sociology of texts, London, The British Library, 1986, p. 30. 52 Ibid., p. 9.

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mise en pages, les modes de découpage du texte, les conventions typographiques sont investis d’une « fonction expressive » et portent la construction de la signification53.

Ces différents dispositifs formels visent donc à « contraindre la réception, à contrôler l’interprétation, à qualifier le texte »54 et structurent l’inconscient de la lecture. Ainsi, toujours selon l’approche de McKenzie, l’histoire de la lecture devient « centrale pour la critique textuelle ou pour l’histoire du livre. Un texte n’accède véritablement à l’existence que si un lecteur se l’approprie »55. McKenzie le résume ainsi : « New readers make new texts, and their new meanings are a function of their new form »56.

Cette matérialité du texte ne peut apporter à elle seule une réponse à l’approche pleinement historique car les pratiques de lecture nous révèlent aussi « une histoire (et une sociologie) et que la signification des textes dépend des capacités, des codes et des conventions de lecture propres aux différentes communautés qui constituent, dans la synchronie ou la diachronie, leurs différents publics »57. Ce que Roger Chartier nomme la « corporalité des lecteurs » est ici un autre élément central de notre approche qui doit prendre en compte « les différentes modalités de l’appropriation des textes »58. Stanley Fish parle, lui, de « communauté d’interprétation » qui se définit par un même ensemble de compétences, de normes, d’usages et d’intérêts59. Nous devons donc porter une double attention sur la matérialité des textes et sur le monde des lecteurs. À un premier niveau, les voyageurs en Sicile sont avant tout des lecteurs de ceux qui les ont précédés. Puis, à leur tour, leur récit devient sujet à la lecture, à l’interprétation, à la récupération et à l’appropriation. C’est dans cette perspective que nous pouvons comprendre la circulation des représentations de la Sicile au XVIIIe siècle. Ce sont les rapports qu’entretiennent les récits de voyage avec le monde social que nous devons mettre en évidence et, toujours selon Roger Chartier, « les

53 Roger Chartier, Au bord de la falaise : l’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998, p. 256.

54 Ibid. 55 Ibid., p. 262.

56 Donald F. MacKenzie, Bibliography and the Sociology of texts, p. 29. 57 Roger Chartier, Au bord de la falaise, p. 271.

58 Ibid.

59 Stanley Fish, Quand lire, c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007.

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écarts entre les représentations littéraires et les réalités qu’elles représentent en les déplaçant sur le registre de la fiction et de la fable »60. Ce dernier point est cependant particulièrement complexe, car la dimension à la fois littéraire et documentaire du récit de voyage, témoignant d’un déplacement qui a eu réellement lieu, rend l’exercice difficile. Le voyageur brouille habilement les pistes et les « écarts » recherchés sont dissimulés derrière de nombreux procédés de la mise en récit. Ne pas prendre en compte ces stratégies de dissimulation serait se méprendre et reviendrait à considérer les descriptions des voyageurs comme totalement authentiques. Les « écarts » entre les représentations littéraires et les réalités qu’elles représentent constituent un tout, s’intègrent dans des conventions littéraires et participent à créer un genre hybride placé sous le régime de l’intertextualité61. L’exemple des gravures incluses dans les récits sont révélatrices sur ce point. Le dessin d’un même temple grec, dans sa forme, est identique d’un voyageur à l’autre, et comme de fait existe bien. Mais, l’environnement qui l’entoure est une construction (la végétation, la mise en scène des personnages, la perspective, l’aspect de la pierre…) et donne à lire une interprétation particulière d’une réalité vécue. La question est alors ici de savoir si cette interprétation est ensuite partagée par d’autres. Le cas échéant, c’est donc la signification que les lecteurs attribuent à ces images qui nous intéressent et le contexte dans lequel elles s’inscrivent. Roger Chartier parle alors des « systèmes de contraintes qui bornent, mais aussi rendent possibles leur production et leur compréhension »62.

Contextes littéraire et historique

La contextualisation des récits de voyage se situe à deux niveaux. Le contexte littéraire est « constitué par les autres livres dans le paysage desquels le livre considéré s’insère (à commencer par les autres livres du même auteur), éventuellement par les débats dans lesquels il prend sens en son temps »63. Ce contexte littéraire interroge donc les caractéristiques propres à un modèle, son évolution, les traditions dans lesquelles s’inscrit

60 Roger Chartier, Au bord de la falaise, p. 272.

61 Charles Batten, Pleasurable Instruction : Form and Convention in Eighteenth-Century Travel Literature, Berkeley, University of California Press, 1978.

62 Roger Chartier, Au bord de la falaise, p. 273.

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l’œuvre. C’est toute la question des genres littéraires qui est ici posée. Elle renvoie aussi à l’analyse des politiques des maisons d’édition, des modes littéraires et éditoriales, des contraintes de formats et rejoint les questionnements soulevés par l’histoire du livre. La question du genre littéraire pour les récits de voyage est encore aujourd’hui une épineuse question dont nous avons traité précédemment. Néanmoins, nous sommes en mesure de cerner le mouvement de publication intense d’une « littérature de voyage » durant le XVIIIe siècle. Le manque de consensus sur la définition d’un genre précis ne nous empêche pas pour autant d’étudier le contexte dans lequel on tente justement de comprendre « l’utilité » des voyages et de mettre en place des « balises » pour les voyageurs par le biais de nombreux outils de référence (manuels de voyage, guides…). Étudier le contexte littéraire, c’est aussi entrevoir l’importance d’autres types de publications qui ont pu servir de références dans divers domaines et pour une meilleure compréhension des phénomènes observés. Ainsi, certains ouvrages sont régulièrement cités et participent à structurer le récit de voyage et la pensée de l’auteur. Prenons, par exemple, les écrits de Buffon pour interpréter certains phénomènes naturels, ou encore les travaux de Winckelmann pour décrire les antiquités observées, les œuvres de Rousseau dans l’étude des mœurs d’une société. On déborde alors largement le contexte littéraire pour aussi prendre en compte le contexte historique dans lequel une œuvre s’inscrit en faisant référence à des réalités sociales, politiques ou culturelles. Contextualiser les récits de voyage ne signifie pas « mieux comprendre leur sens en les éclairant grâce à la mobilisation de tel ou tel contexte, mais à tenter de comprendre comment ils en proviennent, c’est-à-dire de saisir et de décrire tout un ensemble d’actions : celle d’écrire, de faire lire et circuler, de modifier, d’utiliser, de récrire »64. Les sources exploitées sont dès lors des sources sur l’insertion de ces actions au sein de toutes les autres et sans rapport éventuellement avec la production d’écrits parmi lesquelles ces actions ont été effectuées. C’est par cette approche de contextualisation des sources que nous abordons les récits de voyage en Sicile. Leur écriture, mais aussi leur publication ou leur traduction, sont alors envisagées comme des pratiques sociales et culturelles. Nous avons retenu trois grands contextes pour apporter des balises qui, nous pensons, ne peuvent être négligées dans l’étude des récits de voyage en Sicile. Évidemment, bien des éléments peuvent s’y greffer et s’appliquer à des cas particuliers à tel ou tel voyageur, ce que nous ferons tout au long de

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cette étude. Cependant, les contextes auxquels nous faisons référence ci-dessous influent directement sur l’écriture des récits, sur les « manières » de voir, d’interpréter et de décrire de tous les voyageurs en Sicile.

En premier lieu, bien sûr, les voyages en Sicile succèdent à une longue tradition du voyage d’Italie, étape incontournable du Grand Tour européen. Doit-on pourtant voir dans le voyage de Sicile un prolongement du voyage d’Italie ? Nous pensons que ce n’est pas tout à fait le cas. De l’aveu même de certains voyageurs, le voyage en Sicile n’a jamais fait partie de l’Iter Italicum et du Grand Tour. Le voyage en Sicile témoigne d’une nette rupture entre l’idée d’un voyage d’éducation parfaitement balisé, et celui d’une ouverture vers une nouvelle destination au-delà même du cadre géographique européen tel que le dessinait le Grand Tour. Point de départ d’un intérêt nouveau pour les destinations « méditerranéennes » cette fois-ci, le voyage de Sicile s’inscrit donc dans un contexte bien différent. Johann Hermann von Riedesel, le premier de nos voyageurs, ne réalise pas du tout un voyage d’Italie. Le projet qu’il a établi avec Winckelmann devait justement comprendre, après l’étape sicilienne, la Grèce, l’Égypte et l’actuelle Turquie. Le second récit de Riedesel, que nous considérons comme la suite du récit sur la Sicile, en témoigne : Remarques d’un voyageur

moderne au Levant. Nous y reviendrons en détails dans les chapitres suivants.

L’historiographie a eu tendance, et l’a encore, à rattacher le voyage de Sicile à un « prolongement » du voyage d’Italie ou à en faire « une étape essentielle du Grand Tour »65, le plus souvent dans une conception contemporaine de l’Italie. Ce schéma ne peut s’appliquer à tous les voyageurs pour qui la Sicile demeure bien une destination à part entière. À l’inverse, d’autres historiens et des spécialistes de la littérature semblent considérer le voyage en Sicile en dehors du Grand Tour66. Ces divergences de point de vue dans l’historiographie sur la notion de Grand Tour et l’inclusion de la Sicile dans celui-ci est symptomatique des contradictions qui apparaissent déjà dans les discours des voyageurs du XVIIIe siècle.

65 Jean-Yves Frétigné, Histoire de la Sicile, Paris, Fayard, 2009. Voir aussi Tad Tuleja, « Nuns Behind Bars : Desire and Denial in Patrick Brydone’s Sicily », dans Béatrice Bijon et Bernard Diertele, Europeans writing

the Mezzogiorno, Saint-Étienne, Université de Saint-Étienne, 2006, p. 31. L’introduction parle d’une

« destination touristique essentielle du Grand Tour méridional ».

66 Brigitte Urbani, « Auberges siciliennes au XIXe siècle dans quelques récits de voyageurs français », Cahiers

d’études romanes, n°17, (2017), pp. 415-442 ; Attilio Brilli, Quando viaggiare era un’arte. Il romanzo del Grand Tour, Bologne, Il Mulino, 1995 ; Emanuele Kanceff, L’immagine della Sicilia nei resoconti di viaggio del Settecento : tra classicita ed emozione romantica, Scicli, Edizioni di storia e studi sociali, 2015.

Figure

Tableau 1 – les itinéraires de 1767-1770
Tableau 2 – Les itinéraires de 1775-1788
Tableau 3 – Les itinéraires de 1791-1798
Figure 4 : Carte de la Sicile avec l’itinéraire représenté, Houël, vol. 1
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Références

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