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Chapitre 3 L’écriture manuscrite du voyage

3.3 D’autres cas de figure

3.3.1 Dolomieu et Spallanzani : l’écriture savante

Dans la lettre que Dolomieu adresse à Houël, le 11 décembre 1780, il décrit justement sa démarche :

Je n’ai point encore reçu réponses aux lettres que je vous ai écrites de Sicile, et je ne sais que répondre aux questions que l’on me fait sans cesse sur le temps où paraîtra votre première livraison. J’espère que le premier bâtiment qui viendra de France me donnera sur cet objet des lumières. Je ne travaillerai point à la relation de mon voyage avant de vous avoir vu et de connoitre les parties que vous embrassez dans votre [***]. Je n’ai presque recueilli que ce qui a un rapport direct avec la physique et l’histoire naturelle. Je suis si certain que vous avez dessiné tout ce qui est ou antique ou pittoresque, que je n’ai pas voulu perdre un temps précieux à faire dessiner des monuments que votre ouvrage nous fera connoitre avec la plus grande exactitude529.

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Les papiers de Dolomieu, conservés dans les Archives de l’Académie des sciences de Paris530, font état d’une importante documentation regroupant des carnets de notes concernant la minéralogie, les caractéristiques des roches, les différentes espèces et leurs noms, des cahiers de récits de voyage, notamment ceux sur la Sicile, différents mémoires et textes imprimés, des fragments de la collection de minéraux de Dolomieu, des papiers personnels et une importante correspondance531. Comme Dolomieu l’écrit à Houël dans la lettre citée précédemment, le voyageur géologue ne s’intéresse qu’à l’histoire naturelle. Ses carnets de voyage forment donc un recueil de ses observations géologiques sur le terrain. Nous avons ici un exemple diamétralement opposé au récit manuscrit de Houël. Ce dernier, rappelons-le, décrit fréquemment l’environnement social qui l’entoure et n’accorde que peu de mots à la description détaillée des monuments qu’il représente. À l’inverse, Dolomieu ne s’arrête pas à l’environnement social et ne s’attarde qu’à la description détaillée de la géologie des régions qu’il parcourt. L’écriture et les discours des deux voyageurs sont donc bien différents l’un de l’autre. Le récit de voyage en Sicile de Dolomieu est intégré dans un registre factice comprenant des notes de voyages effectués entre 1778 et 1785532, incluant aussi ses observations sur le Portugal, Lisbonne, Carthagène, Cadix, dans les environs de Trieste, sur la mine d’Idrija, et sur la route de Rome à Lorette. Ce manuscrit ne fera pas l’objet d’une publication spécifique donc il nous est ici impossible d’aborder tout le processus de refonte de ce texte. Néanmoins, il servira de référence pour d’autres mémoires publiés par Dolomieu, en particulier ceux qui furent inclus dans le quatrième volume du Voyage

pittoresque de Saint-Non 533 . Dolomieu, comme Vivant-Denon, faisait partie des collaborateurs de l’abbé. Les notes du voyage en Sicile vont donc être morcelées pour servir à l’écriture de publications ultérieures sur des sujets précis. En 1783, il publie un Voyage aux

530 AAS, Fonds Déodat de Dolomieu, 4 J.

531 L’Académie des sciences de Paris détient la plus importante part des fonds relatifs à Dolomieu, mais il existe des manuscrits dispersés dans divers fonds en France et à Malte, notamment aux services d’archives publiques (Archives nationales, Archives des Affaires étrangères, Archives départementales du Rhône, Archives départementales de l’Isère, Service historique de l’Armée de Terre), des Archives de la Royal Library of Malta, et les manuscrits conservés à l’École nationale des mines de Paris, à la Bibliothèque centrale du Muséum national d’Histoire naturelle (Ms 223, 226 [n°1 à 38], 1991 [n°206-207], 1997 [n°95-129], 2120, 15777) et à la Bibliothèque de la Sorbonne (Ms 623).

532 AAS, Fonds Déodat de Dolomieu, 4 J 17. Les notes sur la Sicile couvrent les folios 62 à 207.

533 Mémoire sur les Volcans éteints du Val di Noto, pp. 336-346 (Ce mémoire sera publié en premier dans le

Journal de Physique, n°25, (1784), pp.191-205) ; Description des îles Cyclopes ou de la Trizza, pp. 75-80 ; Description des Volcans de Macaluba, ou observations sur les phénomènes singuliers que présente une Montagne de ce nom située près de Girgenti, pp. 231-236.

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îles Lipari fait en 1781534, mais le cahier manuscrit correspondant à cet itinéraire n’a pas été conservé. Cependant, si l’on se fie aux autres cahiers relatant les différents itinéraires suivis en Sicile, on peut affirmer que l’écriture devait être identique.

Dans ces notes de voyage, l’écriture de Dolomieu est savante, très technique et n’ayant comme objet que l’étude géologique et minéralogique de la Sicile. Aucune place ou presque n’est laissée à la disgression et le ton demeure impersonnel. Le but du voyageur n’est pas de décrire la Sicile et les beautés qu’elle renferme, mais d’adopter une écriture rapide pour collecter un maximum d’informations. Les détails sont observés avec minutie et annotés précisément dans une trame chronologique bien déterminée. Dolomieu suit un plan précis. Il se permet quelques rares remarques sur la société sicilienne, le plus souvent sur un ton moqueur, mais il ne fait que mentionner brièvement les lieux où il séjourne et presque aucun détail de son vécu au quotidien n’est abordé.

Dans les papiers de Dolomieu, nous avons aussi de nombreuses notes écrites dans des cahiers ou sur des feuillets non reliés relatant ses lectures de références et les extraits qu’il en fait. Encore une fois, toutes ces notes ne concernent que des ouvrages d’histoire naturelle. Nous avons aussi sept mémoires et des textes imprimés sur lesquels Dolomieu a laissé plusieurs annotations535 : un Mémoire sur les pierres composées et sur les roches, une réimpression d’un extrait du journal Observations sur la physique, l’histoire naturelle et les

arts de novembre 1791, un Mémoire sur la constitution physique de l’Égypte, des Notes à communiquer à MM les naturalistes qui font le voyage de la Mer du Sud et des contrées voisines du pôle austral de 1791, une Lettre à M. le baron de Salis-Masklin sur la question de l’origine du basalte, une réimpression d’un article du journal Observations sur la physique, l’histoire naturelle et les arts de septembre 1790, une Lettre à M. Picot de Lapeyrouse sur un genre de pierres calcaires très peu effervescentes avec les acides, une

réimpression d’un article du journal Observations sur la physique, l’histoire naturelle et les

arts de juillet 1791, une Analyse de la dolomie de Saussure, une réimpression d’un article du

journal Observations sur la physique, l’histoire naturelle et les arts de mars 1792, des

Mémoires sur de nouvelles pierres flexibles et élastiques de Fleuriau de Bellevue et une

534 Déodat de Dolomieu, Voyage aux îles Lipari fait en 1781, ou Notices sur les îles Éoliennes, pour servir à

l’histoire des volcans, Paris, 1783.

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réimpression d’un article du journal Observations sur la physique, l’histoire naturelle et les

arts d’août 1792.

Un autre carnet intitulé Note sur les pierres à polir536 contient des notes sur des marbres de l’Antiquité, des extraits de Pline, des extraits du « Mémoire sur la gaz hépatique de Kirwan » paru dans les Observations sur la physique, sur l’histoire naturelle et sur les arts de février et mars 1787, des extraits du Voyage pittoresque de la Grèce de Choiseul-Gouffier et des notes sur des sculptures antiques. Les archives de Dolomieu recèlent encore de nombreux papiers annotés que nous n’allons pas tous mentionner, mais les exemples ci-haut montrent déjà l’important travail de lecture et de compilation d’extraits qui alimenteront, non pas un seul ouvrage comme Houël, mais une multitude de travaux s’étendant sur plusieurs années. En cela, nous pouvons l’associer à la figure du savant italien Lazzaro Spallanzani dont les archives sont conservées à la Bibliothèque Panizzi de Reggio Emilia. Les cahiers manuscrits des Voyages dans les Deux Siciles et dans quelques parties des Apennins sont d’une extrême richesse sur les informations collectées et les réflexions du savant. Ces cahiers, destinés à la publication, ont subi d’importants remaniements et sont lourdement annotés, rendant parfois difficile leur lecture et la compréhension des changements apportés à cause d’une écriture petite et très serrée. Spallanzani avait laissé visiblement des marges très larges, elles forment la moitié des pages, afin de lui permettre de poursuivre l’ajout d’observations ultérieures, mais aussi l’écriture des directives sur l’agencement des différentes parties en vue de l’impression. Les cahiers manuscrits forment, tout comme chez Dolomieu, des recueils d’observations et non le récit d’un itinéraire. Marie-Noëlle Bourguet avait mis en évidence l’importance de la dimension matérielle des résultats obtenus sur le terrain chez les naturalistes de la fin du XVIIe au début du XIXe siècle, « journal de route, carte, dessin, herbier, collection de pierres, spécimens d’animaux et de plantes » forment un ensemble d’objets « destinés à attester de la réalité du voyage accompli et à figurer les terres visitées »537. Cette dimension matérielle révèle la preuve de pratiques savantes qui tendent à se définir et s’imposer de manière homogène à toutes activités scientifiques et dans lesquelles s’esquisse un véritable protocole d’acquisition des connaissances. Le rôle de l’écriture du

536 Ibid., 4 J 12

537 Marie-Noëlle Bourguet, « La collecte du monde : voyage et histoire naturelle (fin XVIIe-début XIXe siècle) », dans Claude Blanckaert, Claudine Cohen, Pietro Corsi et Jean-Lousi Fischer, Le Muséum au premier

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savant est donc déterminante « dans le processus de transformation d’une réalité distante, inconnue, en objet susceptible de devenir digne d’attention »538. Le voyage n’est donc plus un but en soi, mais un outil du savoir. Dolomieu ou Spallanzani ne sont pas là pour écrire leurs impressions personnelles, mais pour collecter leurs observations, valider leurs expériences et les résultats obtenus. Le voyage de Spallanzani a été entrepris dans le but de mener un véritable programme de recherche, longuement préparé par une lecture attentive des principaux ouvrages sur l’étude des volcans dans l’Italie méridionale, et en particulier ceux de Dolomieu. Nous retrouvons aussi des notes sur les ouvrages de Riedesel, Hamilton et Brydone, qui ont tous fait l’ascension de l’Etna539. Le protocole de Spallanzani repose sur trois étapes, commençant par une étude de la bibliographie existante sur le sujet, puis des observations approfondies sur le terrain et enfin, par la réalisation d’expériences chimiques en laboratoire540. La majeure partie de ces travaux sont destinés à la publication de mémoires dans différentes revues savantes, comme le Journal de physique, le Journal des Sçavants ou les Philosophical Transactions ainsi que des lectures dans plusieurs académies, donc pour un lectorat spécialisé. Néanmoins, comme le feront Spallanzani et Dolomieu, les voyageurs naturalistes peuvent aussi publier le récit de leur voyage, décrivant la Sicile de manière érudite. Les enjeux de la récriture des manuscrits sont donc importants et soulèvent tout un défi pour rendre cette masse d’observations accessible à un plus large public. Spallanzani en était conscient et en fera part dans l’introduction de son récit imprimé : « À Dieu ne plaise que je cherche à obscurcir en rien la réputation de ces écrivains célèbres ; ils manquaient des connaissances lithologiques qui n’étaient point cultivées de leur temps comme elles le sont aujourd’hui : et c’est ce qui doit leur servir d’excuses. J’ai voulu seulement prouver la nécessité des descriptions particulariées (« particolarizzate descrizioni » dans la version

538 Nathalie Vuillemin, « Comment lire le carnet de voyage scientifique au XVIIIe siècle ? », Viatica [En ligne],

Le carnet de voyage : permanence, transformation, légitimation, mis en ligne 20 mars 2018, consulté le 23

juillet 2019. Voir aussi Sophie Linon-Chipon et Daniela Vaj, Relations savantes. Voyages et discours

scientifiques, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006.

539 BP, Mss. Rgg. B 90, 9ième cahier des Viaggi alle Due Sicilie e in alcune parti dell’Appennino. Ces notes sont écrites sur une feuille à part, glissée à l’intérieur du cahier entre les folios 28 et 29.

540 Les archives de la Bibliothèque Panizzi conservent de nombreux documents relatant ces trois étapes du protocole de recherche. Voir, entre autres, le Mss. Rgg 71 : Gionale di esperienze e osservazioni sui fuochi e su

produtti vulcanici ; Mss. Rgg. B 74 : Estratti da opere di vulcanologia; Appunti letterari ; Mss. Rgg. B 76 : Analisi chimiche delle terre ed esperienze su prodotti vulcanici. La Bibliothèque détient plus de 200 manuscrits

de Spallanzani. Pour les détails, e référer au catalogue de Paola Manzani et Roberto Marcuccio, Catalogo dei

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italienne), les seules qui en effet forment une base solide à la science »541. Spallanzani est devant un dilemme face auquel se confrontent deux figures du naturaliste, celle du savant et celle du voyageur, entre l’écriture savante propre à une publication scientifique et celle du récit de voyage et de la narration d’un itinéraire. La refonte des manuscrits s’opère en fonction de deux modes et de deux espaces de communication différents. Le cahier manuscrit sur lequel nous nous appuyons révèle bien les enjeux liés à cette récriture542. Les observations de Spallanzani prennent la forme de nombreux écrits contenus dans divers mémoires et cahiers de notes ayant, chacun, un objet de recherche précis. L’étape première qu’opère Spallanzani est l’assemblage de ces divers écrits en un seul texte. Une première classification à trait à l’ordonnancement par chapitre, ayant chacun un titre faisant de l’objet de recherche, le contenu du chapitre en question. Pour en avoir une idée plus claire, à la fin du cahier, la future table des matières des trois premiers volumes imprimés a été écrite avec, pour chaque chapitre, un bref résumé de ce qu’il contient. Cette table des matières n’est pas encore dans sa version définitive, elle contient de nombreuses notes et de ratures, mais elle couvre les 22 premiers chapitres. Le manuscrit est donc compartimenté et ne suit pas un ordre chronologique établi. Les dates sont rares et la véritable chronologie d’un itinéraire n’apparaîtra définitivement que dans la version imprimée. De nombreuses notes entre les lignes et en marge viennent ensuite apporter des remarques supplémentaires, le plus souvent concernant des réflexions personnelles et des références à d’autres auteurs. Parmi ceux-ci, nous retrouvons Fazello, Dolomieu, Hamilton, Faujas de Saint-Fond, Bottis, avec les titres de leurs œuvres et les pages exactes des extraits concernés543. Dans la forme, les notes et les extraits sont écrits dans des parties souvent délimitées par des lignes plus moins droites et qui finissent par dessiner des « tableaux » sur chacune des pages. Chaque case des tableaux renvoie à des extraits de différents chapitres ou bien à des écrits relatifs à des observations précédentes et des expériences en laboratoire. Cela crée une forme de communication permanente entre plusieurs écrits de Spallanzani et rend la compréhension de la récriture des textes particulièrement complexe. Cela montre aussi la difficulté liée à l’écriture de la science, en particulier lorsqu’elle est destinée à un plus large public. L’approche est différente

541 Lazzaro Spallanzani, Voyages dans les Deux Siciles et dans quelques parties des Apennins, vol. 1, Paris, Chez Maradan, 1799, p. 9 de l’introduction.

542 BP, Mss Rgg. B 90.

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pour les données brutes qui sont publiées dans le cadre de mémoires dans les périodiques spécialisés. Les quatre volumes qui paraîtront vont suivre la logique suivante : le premier volume suit un itinéraire, disons « classique », de ville en ville, avec l’observation et la description des sites naturels. L’auteur fait part de certaines réflexions. À partir des îles Éoliennes et du passage à l’intérieur de l’île de Lipari (La traduction française parle encore de « voyage à l’intérieur de l’île de Lipari » 544 alors que l’original en italien parle d’« Osservazioni fatte nell’interiore di Lipari »545), dans le second volume, on ne suit plus tout à fait un itinéraire par les villes, mais par les sites naturels. Spallanzani nous présente aussi des études beaucoup plus approfondies dans les volumes suivants.