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Chapitre 1 – Portraits des « premiers » voyageurs

1.4 Les buts du voyage

1.4.7 Un récit autobiographique

Pour sa part, le Voyage en Italie de Goethe, entre les années 1786-1788, s’inscrit dans une démarche profondément intérieure. Ce voyage, magistral, est un point tournant dans la vie de Goethe, comme individu, comme artiste, comme scientifique et comme philosophe. Jean Lacoste parle de la métamorphose italienne306. Il est maintenant admis que ce voyage

303 Alden Gordon, « Un homme de l’Ancien Régime. Denon dans le milieu des courtisans, des diplomates et des amateurs au cours de ses premières années à Paris », dans Les Vies de Dominique-Vivant Denon, t.1, Paris, La documentation Française, 2001, pp. 37-55.

304 Ibid., p. 45.

305 Ibid., p. 49. Les techniques de Cochin et de Bellicard vont se peaufiner avec le temps et nous en retrouvons des exemples dans l’ouvrage de Saint-Non, mais aussi dans le Voyage dans la Basse et la Haute Égypte de Denon.

306 Titre de l’Avant-propos : Jean Lacoste, Goethe. Science et philosophie, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 1.

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en Italie, incluant la Sicile, a connu une longue maturation chez l’auteur. Pour René Michéa, Jean Lacoste ou encore Herbert von Einem, le souhait de découvrir l’Italie émerge dans l’enfance de Goethe à Francfort307. À Munich, dans une lettre datée de 1786, Goethe le laisse entendre : « Que ne laissé-je pas à droite et à gauche, pour mettre à exécution un dessein qui peut-être a trop vieilli dans mon cœur ! »308. Il semble que, tout au long de sa vie, du moins jusqu’au départ pour l’Italie, le désir de cette aventure ne l’abandonne jamais. Un désir que Jean Lacoste relève aussi dans l’œuvre de Goethe, notamment dans Poésie et vérité.

Souvenirs de ma vie309. La perspective d’un voyage en Italie, constamment ajourné, se

manifeste auprès de son entourage le plus proche. Son père, Johann Caspar von Goethe, voyage en Italie en 1740 et, émerveillé par son expérience, relate son séjour dans une relation manuscrite intitulée Viaggio per l’Italia310. Les souvenirs ramenés de ce voyage par son père imprègnent continuellement les pensées de Goethe. Dès lors, le voyage en Italie devient la quête d’un assouvissement profond et intime de l’auteur au regard de sa vie et de son œuvre. Comme le mentionne René Michéa, « avant d’être une réalité saisissable par les sens, l’Italie a été pour le poète une vue de l’esprit, la cristallisation de tous les courants d’idées qui convergeaient vers une glorification du sol classique, source de toute science et de toute beauté »311. Goethe veut s’y confirmer peintre, mais cette révélation italienne l’oriente avec certitude vers la littérature. Une recherche de soi plus profonde encore, le pousse sur les chemins de l’Italie. Ses lettres en font mention constamment. La recherche de calme et de solitude traduit surtout un Goethe à la recherche de lui-même : « Au milieu d’un monde et d’un mouvement si grands, je me sens pour la première fois vraiment calme et solitaire ; plus les rues font vacarme, plus je deviens tranquille »312. N’est-il pas surprenant, alors, de le voir quitter Weimar aussi subitement, sous un faux nom, sans en avertir personne. Le voyage de Goethe n’a d’ailleurs pas pour vocation première d’être publié. Les lettres qu’il en tire ne voient le jour que quarante ans plus tard. Pour Michéa, ce récit est « essentiellement le roman

307 René Michéa, Le « voyage en Italie » de Goethe, Paris, Aubier, 1945 ; Jean Lacoste, Le « voyage en Italie »

de Goethe, Paris, Presses universitaires de France, 1999 ; Herbert von Einem, Italienische Reise, Munich, DTV,

1997.

308 Jacques Porchat, Œuvres de Goethe. Voyages en Suisse et en Italie par Goethe. Traduction nouvelle, Paris, Hachette, 1873, p. 75.

309 Johann Wolfgang Goethe, Poésie et vérité. Souvenirs de ma vie, Paris, Aubier, 1941, p. 500.

310 Johann Caspar von Goethe, Viaggio per l’Italia nell’anno MDCCXL, (vol. I-II a cura e con introduzione di Arturo Farinelli), Rome, Reale Accademia d’Italia, 1932.

311 René Michéa, op. cit., p. 17. 312 Jacques Porchat, op. cit., p. 259.

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d’une âme qui, au contact du sol classique, célèbre une véritable et joyeuse renaissance ; d’une âme qui se construit et s’enrichit […] d’une plus profonde connaissance d’elle- même »313.

Goethe recherche aussi les racines helléniques de l’Italie, car il a beaucoup lu Winckelmann et l’a rencontré par l’intermédiaire de Schiller. Or, c’est en Sicile qu’il les trouve, là où il existe le plus de vestiges de cette époque. Il s’appuie d’ailleurs assidument sur le récit de Riedesel : « Une crainte pieuse m’a empêché jusqu’à présent de nommer le mentor que j’observe de temps en temps de l’œil et de l’oreille : c’est l’excellent Riedesel, dont je porte le petit livre sur mon cœur comme un bréviaire ou un talisman »314. Goethe recherche cet idéal de beauté qu’il croit reconnaître dans la nature sicilienne, la flore, le climat, la mer, les volcans, en parfaite symbiose avec cet héritage esthétique grec. Le séjour en Sicile a failli ne pas avoir lieu, pour de multiples raisons (manque de temps, sécurité, saisons…), mais lorsqu’il s’y rend enfin, la « révélation italienne » est totale. Goethe relève « qu’on ne peut se faire aucune idée de l’Italie sans la Sicile. C’est ici que se trouve la clé de tout »315. L’objet de sa quête est atteint, car, « aujourd’hui, la Sicile et la Grande-Grèce me font espérer une vie nouvelle » écrit-il à Palerme le 12 avril 1787316. La rupture avec le romantisme allemand s’opère après le voyage en Italie et Goethe, par ses œuvres publiées à partir des années 1787-1788, rattache la culture allemande à l’héritage méditerranéen antique et aux valeurs humanistes. Ce qui n’est pas toujours bien perçu par son entourage, notamment à la cour de Weimar. Il publie, en 1787, la pièce Iphigénie en Tauride, inspirée d’Euripide. Autre texte, autre genre, né de l’expérience italienne, Les années d’apprentissage de Wilhelm

Meister, paru en 1796 et dans lequel le personnage de Mignon incarne la nostalgie et

l’attirance irrésistible de l’Italie.

Cette révélation italienne gagne aussi le comte de Stolberg, ami de jeunesse de Goethe, et opère un tournant fondamental dans sa vie et dans son œuvre317. Après son second mariage, Stolberg et sa femme entreprennent un tour d’Europe à travers l’Allemagne, la

313 Cité dans Hélène Tuzet, op. cit., p. 152. 314 Jacques Porchat, op. cit., p. 319. 315 Ibid., 294.

316 Ibid., p. 293.

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Suisse, l’Italie et la Sicile qu’ils découvrent en 1792318. L’entourage de Stolberg confirme son choix pour l’île, Goethe, Münter, Bartels y sont revenus depuis quelques années, sans oublier le récit de Riedesel toujours bien présent dans les mémoires319. Sa passion pour le monde méditerranéen, la culture classique et l’héritage grec antique (il traduit l’Illiade en 1778), ne peut que le pousser à ce voyage en Sicile. En 1788, il publie Die Insel (L’Île)320, un roman qui traite de l’histoire d’un groupe d’aristocrates qui décide de créer une colonie arcadienne sur une île de la Méditerranée. Inspirée du modèle platonicien, cette île se constitue d’une colonie chrétienne, modèle de communauté idéale, communicant dans un italien élémentaire, garant d’une vie simple et heureuse321. La description que Stolberg en fait dans son récit donne la part belle à l’héritage antique dans une louange sans commune mesure à l’histoire telle que racontée par les auteurs anciens, surtout grecs. Ainsi, dans sa volonté de découvrir la Sicile, Stolberg pourrait être à la recherche des traces de cet héritage antique idéalisé dans lequel se mêlent autant les faits historiques que les légendes qui les entourent. Nous aurons l’occasion d’y revenir en détail dans les chapitres suivants.